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Ecrivain main gauche

Une femme encombrée

Une femme encombrée

 

 

 

Souvenirs

   Dans la nuit qui déjà penchait, les deux silhouettes progressaient et avaient du temps dans leurs chaussures. Le chemin semblait de hasard. La petite devant sautillait, s’arrêtait, se retournait en babillant. La grande allait rêveuse. C’était une retrouvaille. Elle suivait un souvenir qui hésitait de vieux châtaigners protubérants et creux en bouleaux souvent obliques. Les ombres rebondissaient sur le tapis de ronces, de lierre et de fougères d’or. La forêt qui allait jusqu’aux estives était pour les villageois source inépuisable de bois de chauffe. Elle était aussi terrain de jeu, terrain de vie pour les enfants qui en avaient retrouvé les chemins perdus puisque devenus inutiles et en avaient au besoin de leurs aventures, dessiné de nouveaux plus étroits et plus secrets ... Et sur une de ces sentes, les deux ombres se mélangeaient parfois dans le soleil finissant d’une journée d’hiver.

   C’était de toute évidence la plus petite qui invitait à voir et qui menait la danse. 

   – Ze sais pas si c’est beau, c’est chez moi tu comprends, alors ch’ais pas. Ze sais pas si c’est beau mais ma forêt, tu me la peindras comme si qu’elle est belle…

   Le chêne devant lequel elles s’étaient arrêtées avait gardé ses branches infantiles et avec celles d’après présentait des étages d’autant plus accessibles que des échelles de bois y faisaient jonction, le tout soutenu par de solides mèzes.

   – Lui, c’est l’immeuble. C’est notre résidence d’été comme les chinois hi ! hi ! C’est là qu’on habite quand il fait chaud. Avec les feuilles, on nous voit pas, c’est secret. Jourd’hui, fait trop froid, et de toute façon, Pelé veut pas, y dort…. Pelé, il est drôle, t’y donnes des noisettes ou des noix, y prend pas. Les cureuils, c’est comme ça, si y volent pas, c’est pas bon. Bon dans le tableau tu mets l’immeuble mais tu caches les cabanes faut pas qu’on voit … tu caches Pelé aussi, y en a qui les mange. 

   Sur ce, la petite monta sur une grosse souche dans le creux de laquelle criardait une corneille exigeante.

   – Lui, c’est Patrak. Tu sais bien on l’a trouvé pa ter. On a fait papa docteur et maman manger mais pou qui vole ça a été dur. Y tombait tout le temps. Cé pou ça qu’on l’a appelé Patrak. Mainan y sait mais il est un peu fainéant. Lui tu peux le mettre y risque rien. Y sert à rien et il est pas bon à manger. C’est un parasite mais on l’aime bien et pi il avertit si quelqu’un vient. Il a bon œil et il est toujours là.  Bon on arrive au palais d’hiver … Y a personne, y sont en bas à la fête. Moi chuis là parce que t’es là … Bon on entre, ze prends la clé, bien sûr tu montres pas où qu’elle est sur ta peinture.

Le palais d’hiver était en fait un trou de mine désaffecté. L’entrée avait été habillée de planches grossières recouvertes d’argile et d’une chevelure de lierre. Dans ce mur camouflé, une porte trouvée dans une ruine et un volet d’éclairage. Elles entrèrent. A gauche, à mi-hauteur, une fontaine d’intérieur désémaillée par le temps, servait d’évier et de lave-main. A côté, une première armoire à pharmacie au tain fatigué faisait office de buffet. Au milieu de l’espace, sur quatre galets un faitout aux anses fil de fer et au-dessus un trou cheminée. Parallèle au mur du fond une table fichée en terre.  D’étais en étais couraient des planches traversières munies de pitons en bois qui soutenaient toutes sortes d’ustensiles. Y pendaient deux vieilles casseroles cabossées jouxtant des poêles noires fatiguées et au fond rénové par des boîtes de sardines aplaties. On trouvait pareillement accrochés, des arcs, des carquois pleins, des pièges à lacet, des frondes, des fustibales, et autres lance-pierre attestant du caractère aventureux, belliqueux et chasseur des habitants du palais d’hiver. Une perche terminée par un nœud coulant attira l’attention…

   – Tu regardes Pikcid, hi ! hi ! C’est pour piquer une bouteille de cid dans la cave de papi, tu sais bien, lui en tout cas y sait.  Voilà, c’est bien ici non ? Et voilà ça qui y a à faire d’ici dimanche soir.

   Au fond sur une moitié d’un tableau qui avait été pivotant pouvait en effet se lire :

Grimpage des Verest par la fasse Nord (Pas oublier de vérifier les cordes.)Passage de l’orénok par le pont de la rivière Koi puis par le gai. Voir les collets. Voler les respounchous du vieux bandit coboye. Relever les balances à crevisses, toper une truite à bouton.

   A côté du tableau, une deuxième armoire à pharmacie, habillée de clapes de bois et dont la fonction était précisée au rouge à lèvre (piqué à Amaldine)

Coffre à mémoire : Ne pas ouvrir sous paine de reprisailles, sof si t’es un terrible indiencoboye, demander l’automisasion au coffre, y répondra dans ta tête !!!

La et Le Chef

   La petite faisait bien sûr partie des terribles et après un péremptoire « Je demande la permission d’ouvrir le coffre, c’est pressé, bon tu réponds ! » le coffre de toute évidence obtempéra. En haut, le matériel d’écriture, craies crayons bics, en bas un stylo 4 couleurs et un cahier que la petite sortit. Elle lut la page de couverture « Septième cahier secret du jour le jour des indiens coboyes terribles, écrit par le sorcier Tiloup »

   – Tiens assieds-toi et lis ! C’est super ! Dépêche-toi y va faire nuit, c’est l’hiver. Toute façon tu peux revenir quand tu veux. Tu demandes la permission, y te dit oui et tu prends le cahier et tu lis. Oui, c’est mieux que tu reviennes, t’auras mieux le temps.

   La petite avait effectivement raison, le demi-jour finissait de s’installer et ses grands parents lui avaient interdit de rentrer après le crépuscule, c’était d’ailleurs à peu près la seule obligation qu’ils lui imposaient avec bien sûr celle de bien manger la soupe. Elles partirent donc et arrivées au bord de la falaise qui donnait vue sur le village.

   – Regarde, y a une voiture camion et une moto chez nous… C’est bizarre ça ! Tout le monde est en bas à la fête.

La grande plissa les yeux et porta la main à sa tête, comme en visière...

 

 

 

Vies croisées

   Plus bas dans la haute vallée,comme tous les ans à l’approche de Noël, le village s’était retrouvé à la salle des fêtes pour partager un plantureux repas dirigé par Mélie. A cette époque, les citadins revenaient au pays. Les bergers, les éleveurs, les paysans commandés par l’hiver étaient sinon désœuvrés plus disponibles qu’en saison d’active. Tout ceci faisait qu’il ne manquait quasiment personne. Cette année-là pourtant, deux absences plombaient l’ambiance et avait meublé l’espace apéritif …

   – Quand même Papibric, il nous aura étonné jusqu’à la fin.

   – J’aurais bien aimé que ce soit autrement …

   – Bien sûr mais tu sais, partir comme ça… Ca lui aurait presque plu, il y tenait tellement à son invention.

   – Tu m’ôteras pas du crâne qu’on aurait pu l’empêcher. 

   – On dirait que tu le connaissais pas.

   – Et puis c’était pas la première fois et ça n’avait jamais marché.

   – Ca c’est vrai, ça faisait au moins vingt ans qu’il s’obstinait.

   – Angélie quand même, elle si croyante, j’aurais jamais crû ça d’elle.

   – Ils étaient tellement ensemble, Marthe n’a pu rien faire. Elle chiale, ch’ais pas si elle va venir.

   – Pujol a dit que si elle était pas là à midi, il irait la chercher.

   – En tout cas, hein ! Officiellement, l’engin a explosé au sol et Angélie a accidentellement actionné le fusil détecteur de mouvement.

   – En plus c’est très possible, y avait pas de système de sécurité.

   – Paraît que père Anselme est arrivé !

   – Déjà ! Et au fait tu sais ce qu’il disait, le Père Tachoires aux suicidés ratés.

   – Bè non ?

   – Repends-toi !

   – C’est malin ! C’est quand l’enterrement ?

   – Jean a dit dans deux jours, ça laisse espérer pour Chris.

   – Regarde il part, c’est midi.

   – Au fait, c’est qui le père Noël, puisqu’il est plus là ?

   – C’est vrai, ça, je sais pas peut-être Firmin.

   – En attendant, pour les cadeaux, ils vont devoir attendre un peu. T’en prends un autre ?

   La revenue du maire se fit attendre quelque peu et elle attira l’attention de tous dans un silence embarrassé. Jean était accompagné d’une vieille dame en noir courbée par le chagrin. On comprit qu’on ne devait sa présence qu’à celle d’un deuxième personnage qui la soutenait en lui parlant doucement. Le père Anselme restait grand et imposant, une espèce d’hercule de la foi qui, à cause d’une énergie redoutable et après un passage au Liban, on avait préféré expatrier en Afrique de l’Ouest une grande partie de sa carrière avant que lui et sa nostalgie ne la finissent au village.  De recul de limite d’âge, vu sa santé, en recul de limite d’âge, vu sa vitalité, conjugués à une pénurie de postulants, il avait officié pleinement jusqu’à plus qu’octogénaire.

   Deux tintements de verre répétés pour un silence progressif. Jean Pujol le maire commença son discours par « ceux qui nous ont quitté cette année, Elodie, Jeantou, Delphine … ». Ce paragraphe nécrologique passa aussi par Monsieur Lambert, anglais solitaire que personne ne connaissait et dont le corps avait été rapatrié en ville. Jean termina par la disparition de Justin et d’Angélie Amestoy, l’annonce de la date et l’heure de leur enterrement, le fait qu’il en avait prévenu l’agence de Chris. Il le fit brièvement, ce n’était ni le lieu ni le moment et ne voulant pas plus secouer Marthe. Il enchaîna sur les arrivées, naissances, néo-communaux puis fit la synthèse des activités du conseil et appela les responsables des associations …

   Le repas pouvait commencer. La soupe bien sûr et les non villageois de s’essayer au chabrol. Puis le stokfish, ce plat parenthèse, ce plat à base de morue un peu mystérieux dans nos montagnes. Un premier arrêt et pour certains un coup de gnôle. Les enfants couraient d’un groupe à l’autre et chopaient des lambeaux de conversations où les vies s’entrechoquaient.

   Ainsi, Léonard, l’anthropologue. Le récit faisant hobbit ces habitants du trou, les drôles y restèrent un peu :

   – On descend par une brèche, un puits en haut de la voûte. Tu comprends, chez les Oki, le principe créateur est en bas. Les initiés y accèdent par une échelle symbolisant les degrés de la connaissance. En bas un théâtre de lumière. Une petite porte pour profanes et croyants…

      anéoyan, anéoyan

   Plus loin :

   –   Il vivait comme un bouchon au fil de l’eau mais y avait plus de fil. Alors nous hein on l’a attrapé et maintenant il est comme d’ici. Tè regarde-le avec les autres !

      vélézot, vélézot !!!

   Repassant :

   – Les officiants effaçaient le temps et la pratique s’étalait sur des jours heure. Des adjuvants et la fumée aidaient en cela. Comment dire, il leur faut du non temps pour accéder au tout.

      Cédéotou, cédéotou …

   Près du grand :

   – Tu peux pas savoir, cette histoire ça m’embrouille les idées comme les cheveux de tes moutons.

      Vieux croutons, vieux croutons…

   En face :

   – J’avais répondu artiste plutôt que musicien que je trouvais pompeux. Cela avait fait rire « Dès que vivant, ici, tout le monde l’est.»

      mondlé , mondlé

   A côté :

   – Sa mémoire est un jardin et je n’en ai pas les mains vertes.

   Minver, minver

   Vers les éleveurs :

   – Tu rigoles, les brebis jamais avant les vaches ni les chèvres d’ailleurs.

   – Ah bon ! Pourquoi ? C’est la même herbe …

      memerb, memerb

   La vieille dame, celle qu’ils appelaient l’indienne :

   – Je n’aimais pas leur maïs bleu et les cigares qu’ils en tiraient …

      entiré, entiré

   Ainsi de :

   – T’as vu le Louis, depuis la naissance de son premier il ressemble à un croûton derrière une malle…

   Les gamins s’amusaient à répéter les fins de phrase en imitant leur musique. On les fit asseoir pour les entrées froides, jambon, pâtés, friton avec un primeur et hop l’entrée chaude, œuvre de Mélie une petite tarte au chèvre que je te dis pas et qui déclencha les applaudissements et les demandes de recette. Et en plus c’est léger. Toutefois les non-villageois commençaient à caler sous le regard un peu narquois des autochtones. Mais on avait le temps, on le leur dit gentiment. « Tu sais nous, on a des estomacs élastiques. » Une pause s’imposait. On avait le temps, quelques cigarettes. Les enfants firent les moineaux et s’envolèrent dehors en attendant les cuissots de sanglier que les hommes surveillaient depuis cinq heures du matin. On parla cuisine, d’un vague projet de parc, du réchauffement, de politique. On évita le sujet Papi Bric mais quand même de temps en temps un coup d’œil sur Anselme et Marthe qui picorait sous l’œil sévère et affectueux du père.

   En fin d’après-midi, figures un peu rougies, ceintures décrantées, on envisagea les desserts. Le sucre attire les enfants mais c’est surtout parce que porteurs de nouvelles que les moineaux revinrent et coururent au groupe de trentenaires.

   – Y a un camion vert chez Papibric !

   – Et une moto comme la police chez le bretagnon !

   – Un camion !!! Qu’est-ce que vous racontez ?

   – Pas si grand qu’un camion mais presque.

   – Pi il est vert comme un camion d’armée !

   – La police, c’est normal, dit Pujol ce doit être pour les constatations et les scellés, on nous a signifié leur venue mais chez papi Bric, c’est peut-être …

   – La porte est ouverte ?

   – Be non !

   – Y a de la fumée ?

   – Be non !

   – Ca doit être un forestier ou des randonneurs qui ont garé …

   – Oui sûrement mais bon j’y passerai en rentrant. On sait jamais …

   – Tu crois ? Elle aurait averti non ?

   – Je pense mais de toute façon c’est pas normal. Puis la ligne hein ? Ouais pas normal. Tiens je m’en vais y faire un tour tout de suite.

   – Ouais le grand, y veux se défiler pour pas débarrasser.

   – Je peux venir ? demanda le petit Jacquot.

   – D’ac, tu t’accrocheras … Allez, on revient. Laissez-nous une part bande de goinfres !

   – Eh grand, la lettre de mamie ?

   – Donne toujours ! Mais tu sais peut-être, c’est pas elle !

   C’est Jacquot qui la vit le premier à l’orée.


Nuage noir

   Dans une carrée délabrée, ça s’énerve :

   – C’est pas possible vous les attirez comme des mouches !

   – J’attire qui ?

   – La moto, c’est une BM non ? Au fait, ici c’est pas la moto des flics ?

   – Faites pas l’ingénue, en tout cas c’est pas une gonzesse ou un petit vieux, c’est pas possible tous ces mecs. Dès qu’on sort de cette turne, va falloir faire le ménage !

   – La moto, elle nous a suivis ?

   – Ouais patron, un peu de sport y avait longtemps. C’est qui que j’efface ?

   – Ch’ais pas encore, mais elle si sûrement !

   – En tout cas pas un flic, ça craint trop !

   – Y a pas longtemps ! Mais t’es malade Hell, t’as déjà oublié, le parking …

   – Cui là, ça a été vit fait « tiens voilà du boudin … »

   – Et pis, c’est pas gourbi ici, moi j’aime c’est comme le palais de la ...

   – Et pis et pis tasse-toi, une môme ça parle pas ! Tu veux que j’t’en file une ! hurla Hell

   – Essaye un peu ! se protègeant derrière Arn.

   – J’vais me gêner tiens !

   Et elle aurait pris une torgnole géante si Arn ne s’était interposé bruyamment :

   – Non mais tu trouves pas que vous avez assez déconné, bordel !

   – Toi, l’infirme je vais te refaire exploser, pas vrai patron ?

   – Calme-toi, Hell, lui c’est plus un danger, coque-moi du riffle !

   Hell allume le cigare.

   – En tout cas patron, pas mal d’avoir pensé à changer les pneus !

   – La base Hell, la base …

   – Au fait, Hell, les pneus, tu les as foutu à la baille ? balança Arn.

   – Bê non, patron y m’a pas dit.

   – Nom de dieu de nom de dieu, Joumblat, mais vous l’avez trouvé où, ce tas de saindoux, vous aviez dit que vous vous occupiez de tout. Et voilà, à cause de cet abruti on risque tous d’y passer, cria hors de lui Arn.

   – T’as pas planqué les pneus mais Dieu qu’il est con, mais Dieu qu’il est con ce cosomac gueula le libanais !

   – Mais patron, mais patron !

   – Quoi, mais patron ! T’as du cul qu’ j’ai pas mon flingue menaça Joumb.

   – Mais patron je vais m’en occuper toudsuit.

   – T’es magnoun, t’as vraiment rien dans le cigare. Tu vas déménager les pneus devant le crevard à la moto ?

   – Je peux m’en débarrasser et après je balance.

   – Mais t’es vraiment con ! On est chez les civilisés bordel ! On tue que si on peut pas faire autrement.

   – Surtout si c’est un flic !

   – Déjà le type au parking t’étais pas obligé mais bon !  Ecoute-moi bien : en arrivant tu bâches et dès que l’autre sera parti, tu les balances dans le puits, y doit plus trop servir.

   – Ca c’est vrai, le Lambert y se lavait les dents au wisky et y mettait pas de glaçon. Il a toujours été dans l’eau de là.

   – Ouah, mort de rire ! Le nul avec ses vannes éculées.

   – Putaing mais y me traite l’intello ! Y se croit quoi ! Je m’en va te le découper ! Mon balisong s’ennuie.

   – Bon djoum, qu’est-ce qu’on fait, ce connard va tout foutre en l’air !

   – Le puits bordel, c’est simple !

   – Va chercher de l’eau au fond du puits chantonne la petite

   – Putaing la môme j’tai dis de la fermer sinon !

   – En attendant tu te démerdes pour qu’il mate rien, t’as compris ? Bordel t’as compris merde !

   – En gueulant vous énervez Pic noir, je morfle, moi.

   – C’est vrai, je te m’en vais vous calmer !

   – Non Pik ze veux pas dormir.

   – Non Pik, non pas la bombe pas le nuage on va négocier.

   Et si, obscurité et silence.

 

 

 

Les jours d’avant

   Christine reposait à demi consciente dans une chambre de soins intensifs du Val de Grâce. Elle était vivante et c’était déjà ça. La balle avait traversé sous le plancher du cerveau et s’était arrêtée juste avant le pédoncule cérébelleux. Virenque Cazenave chef du service constatant qu’un œdème comprimait dangereusement les structures vitales décida dans un premier temps l’immobilité totale c’est à dire la mise sous coma artificiel et dans un deuxième d’intervenir sans attendre son collègue Ross neurochirurgien en opération extérieure. Ce fut un premier échec puisque la balle sous l’effet de la gravité s’étant déplacée vers les artères du cervelet avait disparue de la zone d’intervention.  Le docteur Ross revenu en urgence, on procèda avec des instruments guidés par neuroradiologie mais le pouls ralentit tant qu’on dut interrompre. Très vite des signes de méningite obligèrent à intensifier le traitement antibiotique avec peu d’effet sur l’infection. L’urgence vitale amena à une troisième intervention très risquée mais jouable puisqu’une angiographie montra que la balle s’était repositionnée à l'arrière du crâne. Pour la maintenir dans la zone Ross et Virenque décidèrent d’opérer par en-dessous, le visage de Chris vers le ciel. Et l’acrobatie chirurgicale réussit enfin.

   Depuis elle reposait. Christine, grand bébé immobilisé dont les yeux seuls vivaient, végétait. Hors du monde et c’est ce que la faculté voulait. L’agence azygma fut informée de son état avec obligation à discrétion. Pourtant la nouvelle d’un drame avait fuité. Cela avait commencé par un premier coup de fil :

   – Geoffrey, tu peux me passer Latxague.

   – …

   – Salut Geoffrey ?

   – Hey Just ! J’arrive pas à contacter Chris.

   – Normal, y a eu problème au Soudan.

   – Problème ?

   – Ecoute, on sait pas on sait rien à part qu’elle a été rapatriée sanitaire.

   – Putaing, t’aurais pu me prévenir, j’ai quasi bouclé les kurdes, les femmes soldat, qu’est-ce qu’elle allait foutre au Soudan ? Hé mec y a des dates butoirs comme y disent. Puis réalisant, dis Just, merde Chris elle est pas …

   – Non, enfin je crois pas, mais on sait pas où ils l’ont mise.

   – Mais qui ils ?

   – Je sais pas moi, l’armée, les RG, je sais pas.

   – Bordel !

   – Eh Geoffrey tu la fermes hein ! J’t’en ai déjà trop dit.

   Tu la fermes, tu parles ! L’agence fut obligée de filtrer les appels, l’ambassade au soudan de même. Pendant ces deux premières semaines, personne ne sut dans quel service, dans quel établissement Chris était traitée. Fut permit enfin une courte visite. 

   Justius se précipita. Il aimait beaucoup la grande bringue, c’était son surnom dans le milieu. C’est lui qui l’avait recrutée. C’est lui qui avait le premier décelé sous un caractère exécrable son énorme potentiel. Elle lui en avait été reconnaissante et ne traitait qu’avec lui. Ce qui donnait lieu à de mémorables disputes. Elle était très exigeante d’abord sur le prix et ensuite sur l’exploitation de son travail. Disputes qui pouvaient se terminer par des ruptures définitives jusqu’au coup de fil de l’un ou de l’autre « A mon âge, je me comporte comme un gamin … » ou jusqu’à une rencontre « fortuite» sur le tatamis de leur club de karaté (ils étaient tous les deux huitième dan) ou jusqu’à un vernissage « de hasard » d’un ami artiste (ils étaient tous les deux peintres amateurs). Le hasard que l’un ou l’autre organisait faisait bien les choses. Chris et vieux Justius arrivaient toujours à se rabibocher. C’était presqu’un jeu. Alors bien sûr, il était curieux de ce qui s’était passé mais il avait surtout hâte de la voir, sa grande bringue.

   – Tu crois qu’elle a pu ramener quelque chose, ta Chris ?

   – Avec elle tout est possible mais là t’as raison, je doute. Toute façon j’y vais pour savoir où elle en est, le reste je m’en tape un peu, total je veux dire…

   – Transmets-lui notre grand bonjour et nos souhaits de …

   A l’hôpital, il fut d’abord dirigé dans le bureau de Virenque Cazenave.

   – Monsieur, je ne vous cache pas que nous étions partagés sur votre visite.

   – Ah bon ?

   – Oui, d’abord et excusez-moi d’être un peu abrupt, quelles sont vos relations avec Madame Reihac ?

   – Mais très bonnes, je suis son agent traitant depuis six ans et j’ai appris à la connaître et à l’apprécier malgré disons son fichu caractère. Et puis pour tout vous dire j’ai beaucoup d’affection pour elle, nous sommes très proches...

   – Bon, je vais donc faire comme si vous étiez son père et vous exposer la situation. Je crois que vous comprendrez mieux, que vous serez plus à même de … bon j’y vais…

   Suivit un compte-rendu complet sur l’état de Chris, trois opérations, deux trépanations, séquelles, céphalée, tendons déplacés, traumatismes somatiques, bras droit immobilisé, mâchoire fracturée et surtout :

   – Ce que l’on redoute le plus maintenant, cela va vous étonner mais c’est la raison de votre présence, c’est le trauma psychique.

   – Oh pour cela ! Je puis vous assurer de sa force de caractère. Vous savez, on ne fait pas son métier sans avoir les nerfs solides et elle est connue pour ça dans le milieu !

   – Vous savez, on a vu dans ce service des commandos hyper entrainés devenir petits garçons peureux et pleurnichards…  Bon, ne vous étonnez pas de tous les fils et tuyaux. Bien sûr elle ne peut pas encore parler, il faut que la fracture du maxillaire inférieur se réduise. On communique avec les yeux. Ca implique un jeu de questions fermées. Préparez-en à l’avance. Bon, pas plus de dix minutes et après repassez … 

   Ce fut la première fois. Quand il entra, il eut un choc qu’il faillit bien que prévenu exprimer. Il crut déceler comme un sourire comme un regard de contentement. Il s’assit côté gauche et lui prit la main. « Ma grande, ne parle pas c’est trop tôt ! Pour dire oui, tu fermes les yeux une fois pour dire non deux fois. Enfin tu sais à ce qu’on m’a dit. Bon on essaie … »

   Suivit toute une série de questions oui,non  « T’as pas trop mal ? - Tu veux un ordi ? La radio ? La télé ? … Puis « Je vais te donner des nouvelles » …

   Et à la fin après un petit silence interrompu par une infirmière à moustache « Cinq minutes, on vous a dit cinq minutes » Regard lourd « le docteur a dit dix ». L’infirmière sourit mange sa moustache et marmonne « Repos absolu, immobilité totale jusqu’à …Je vous laisse trois minutes pas plus hein … »

   Alors en se levant :

   – Bon Chris, j’en profite que tu ne puisses pas parler, pas répondre et pas m’engueuler. Je te considère comme ma fille. En fait tu l’es, en tout cas tant que tu peux pas parler. Bien sûr qu’on s’engueule mais on se raccommode toujours non ? Bon d’accord, je t’aurais eue sur le tard … Bon t’es d’ac, t’es ma fille au moins jusqu’à ce que tu sois réparée total, oui ou non ?

   Les deux yeux se fermèrent très fort une fois.

   Peut-être même qu’ils se brouillèrent.

 

 

 

Replis d’ailes

   Justius revint tous les deux jours à la même heure « Pour qu’elle remaîtrise le temps vous comprenez ». Et tous les deux jours, avec toujours des fleurs et un ou des présents dans les mains. Il lui présenta quelques-unes de ses œuvres.

   L’évolution bien que lente fut plus rapide que prévue par Virenque. On doubla les séances de kiné. Sauf le bras droit qu’un appareillage maintenait immobile, elle réhabita progressivement son corps. On enleva la minerve on remuscla le cou. Sa main droite put à nouveau bouger. Elle put se lever. Et un jour on enleva l’appareil d’immobilisation de la mâchoire. « Ne la faites pas trop parler ! »  Il lui amena des tas de journaux des tas de bouquins. Il lui amena un ordi, son matériel de peinture. Elle s’exerça à pianoter, à tenir un pinceau, un stylo.

   Mais plus rien ne semblait intéresser sa Chris.

   Elle reposait. Elle lisait. Enfin, disons qu’elle restait de longs moments sur la même page et parfois s’y endormait surtout si sans photo. Elle parlait très peu, réponses courtes utiles, perdu tout sens de l’humour … Elle n’écrivait pas alors qu’auparavant, plus qu’une nécessité c’était un besoin, un exutoire. Elle ne peignait pas ou alors les toiles se terminaient par des tâches informes, des tâches de colère. Quand Justius arrivait, les silences se faisaient de plus en plus longs et elle n’était jamais à l’initiative de la conversation. Totalement pas là. L’annonce de l’échec de la greffe de moelle d’un de ses proches, n’eut comme réaction qu’un « Ah ! bon » indifférent. Elle se murait et tout son corps tout son visage, ses regards exprimaient une peur agressive, une méfiance, un repli défensif. Elle ne parla jamais de la mission si ce n’est des morceaux murmurés « Toute façon, c’est ma faute… J’aurais jamais dû… » Elle semblait de plus en plus ne pas apprécier sa présence. Pourtant, elle avait dit oui « sa fille ». Il s’en ouvrit à Virenque.

   – Choc traumatique, j’vous l’ai déjà dit. Ce n’est plus trop de ma compétence. Elle est suivie sur ce plan -là mais je dois dire avec pour le moment peu de résultats, c’est un peu tôt.

   – Qu’est-ce que je peux faire ? Si vous la connaissiez. Sur-active, volontaire, curieuse, grand coeur … Mon Dieu, je la reconnais pas ma Chris.

   – Bien ! Nous, enfin je veux dire, ils vous attendaient là. Laissez-moi téléphoner …

   – Jean, tu peux venir un instant. Je suis avec monsieur Latxague.

   – …

   – Bien sûr, venez tous les deux, on vous attend en salle de réunion.

   Les lunettés qui entrèrent, n’avaient rien d’amuseurs publics. Lui grand maigre cheveux en brosse, elle petite imposante sévère. Virenque les présenta « Jean Roy, Françoise Dubosc psychologues militaires. » D’abord rassurants :

   – Madame n’est pas un cas isolé. C’est même habituel après des événements aussi traumatisants. Nous en avons l’habitude et ce que je peux vous dire c’est que plus tôt on peut intervenir, plus rapide est la guérison.

   – Elle est malade ? Je veux dire d’accord blessée, diminuée mais malade ?

   – Oui et non mais il y a très haut risque de dépression.

   – Peut-être Jean, faudrait-il expliquer à Monsieur ce qu’est le stress post-traumatique.

   – Bien sûr bien sûr, tout le monde en a entendu parler mais voilà peu de gens en connaissent le mécanisme et les conséquences. Voilà, je vais essayer d’être court. N’hésitez pas à m’interrompre si mon jargon médical vous semble abscons.

   Justius était tout inquiétude et donc tout ouïe. Il commençait à avoir vraiment peur. Jean commença son laïus :

   – Comme tant d’autres combattants, pardon je sais elle n’est pas militaire, mais madame Reihac a vécu une confrontation imposée avec la réalité de la mort et donc accompagnée d’une sensation d’impuissance. Cela peut entraîner une véritable dilacération de la mémoire qui se traduit par des stratégies d’évitement sur le plan affectif comportemental et physiologique. Vous avez d’ailleurs remarqué par vous-même son indifférence émotionnelle et son désintérêt pour des activités qui auparavant étaient son moteur, n’est-ce pas ?

   – Oh oui ! Et cela m’inquiète. Si vous la connaissiez …

   – Je vous interdis de vous inquiéter. Déjà sur le plan physique, ce n’est plus qu’une question de temps mais si je vous ai expliqué c’est pour que vous soyez bien conscient de la gravité potentielle de l’état de votre amie. Vous savez cela peut aller jusqu’à des hallucinations, des comportements suicidaires et une dissociation de la personnalité.

   – Vous ne me rassurez pas beaucoup !

   Martine prit le relais :

   – On a identifié tous les symptômes attachés. Insomnies, cauchemars, agressivité. Il serait presque anormal qu’ils ne se manifestent pas. Elle ne supporte la présence d’aucuns soignants, même Virenque. Avec nous, c’est mutisme complet. Vous êtes le seul qu’elle ...

   – C’est même bien que cela soit si tôt. On va pouvoir l’aider …

   – Mais comment, si elle persiste à s’enfoncer. Vous allez la médicamenter ?

   – Oh non ! On ne le fait que dans des cas extrêmes ou en période de crise, non c’est d’abord la parole qui va la soigner. Il faut qu’elle prenne acte de l'événement traumatique qu’elle le mette à distance. Vous comprenez, enfermée, elle est enfermée dans cet épisode, et pour se libérer y a souvent, excusez-moi d’être si directe, oui comme voie de sortie il n’y a souvent que le suicide et c’est ce …

   – Le suicide elle ! Vous rigolez !

   Et de leur raconter, son amour de la vie, ses escalades, ses engagements, son envie d’écrire, son envie de savoir, sa vitalité, sa révolte, sa haine de l’injustice, son indignation, son … Justius était un vieux monsieur, un vieux monsieur d’avant, chapeauté, propre sur lui, distant, discret, inoffensif, mesuré. Mais là, le karateka, était debout ! Oui, le vieux Justius, redoutable, mâchoire serrée, position pré-combat, sa Chris vous comprenez. Justius cassé, sans solution, combattant perdu et refusant d’accepter. Justius en pierre faisait presque peur…

   Les deux psy étonnés devant cette révolte, de le faire asseoir, de le rassurer, de lui expliquer, de lui raconter ce vide qui nous habite, ce vide dont on s’échappe en s’agitant au quotidien, ce vide qui ainsi nous construit. Ce vide enfin qui lui fait bulle et dont elle est prisonnière.

   – Et puis ce n’est pas courant qu’un ami explose sous vos yeux. Ca participe de son refus de la réalité.

   – Et pour le moment on a que vous comme ancrage, vous comprenez ? Vous comprenez ?

   – Mais elle refuse de raconter, pas la moindre allusion sauf pour dire que c’est sa faute.

   Les deux psy se regardèrent connivents.  La Dubosc continua :

   – C’est justement sur ce refus radical de dire que vous pouvez peut-être nous aider.

   – Mais …

   – Attendez ! Vous avez dit vous-même que de plus en plus elle se murait. Et bien nous avons besoin d’une faille dans ce mur et nous comptons sur vous pour en faire une et l’agrandir.

   – Belle image mais je ne vois pas ?

   Le côté militaire de Jean ressurgit, le ton se fit précis, autoritaire :

   – Pouvez-vous me dire comment se seraient déroulées les opérations s’il n’y avait pas eu cet événement ? Je veux dire quand elle a fini un reportage quel est le suivi ?

   – Et bien, on se téléphone, on prend rendez-vous. On lui laisse le temps d’un premier jet généralement assez long. Elle le fait à partir de notes qu’elle consigne au jour le jour sur ses célèbres petits carnets, célèbres dans le milieu je veux dire…

   Silence. Il est avec sa Chris, sa Chris d’avant. Silence respecté. Justius revient :

   – Où j’en étais Ah oui ! Dès ce premier jet fini, j’examine, j’évalue mais c’est toujours excellent puis on discute le prix, l’exploitation du matériel. Généralement elle travaille avec Arnaud mais c’est elle qui négocie. Et je peux vous dire que c’est pas facile mais on y arrive toujours. Puis …

   Re silence, les psy attendent, attentifs bienveillants.

   – Puis elle s’enferme et écrit vraiment. Et c’est presque un acte religieux, généralement elle pond deux trois textes, angles différents, longueurs différentes, sur lesquels elle n’admet aucune modif sauf les corrects orthographiques bien sûr. Et après, elle donne. Comme libérée !

   – Et bien voilà ! On a une entrée. Bien sûr ne faites pour le moment du moins aucune allusion à l’accident. Oubliez ! En revanche demandez à voir le ou les carnets, les rouleaux de pellicule. Restez sur le périphérique. Essayez de la réinstaller dans un processus normal. Voilà, bonne chance ! On compte sur vous. Voilà nos cartes de visite. Contactez-nous dès que vous notez un changement. Ah ! Et puis dernière chose … dernière mais pas la moindre…

   Françoise, bien assise, pierre d’angle :

   – Oui, n’hésitez pas à mettre les pieds dans le plat. Et même faites-le, faites-le avant tout!

   – Les pieds dans le plat ?

   – Oui, vous me dites qu’elle est de moins en moins communicative. Non ?

   – Oui, j’ai même l’impression que je la dérange, qu’elle préférerait que je ne vienne plus.

   – Et bien posez-lui la question. Demandez-lui si elle veut continuer à vous voir.

   – Et si elle me répond que oui, que je la dérange, qu’elle veut plus me voir.

   – Ne vous inquiétez pas. Elle ne dira pas ça mais posez-lui la question.

   Ils se retirèrent laissant Justius pour le moins dubitatif.

 

 

 

La faille

   La fois d’après, toujours le même mutisme. Justius hésite « les pieds dans la plat », Justius a peur mais ils avaient l’air si sûrs d’eux. Alors il se lance :

   – Bon ma grande, faut que tu me dises quelque chose …

   – Quoi ? presqu’agressive

   – Pourquoi tu me fais la gueule ? Est-ce que ça t’embête que je vienne ?

   Devant l’air stupéfait et devant le désarroi évident, Justius regretta la question et maudit ces foutus psys.

   – Mais pourquoi, tu dis ça bredouilla-t-elle, Toi aussi, tu me lâches, toi aussi t’es contre moi … Oui pourquoi ?

   La grande se réfugia près de la fenêtre en hoquetant. Justius n’était pas doué pour la tendresse mais elle se fit évidence et malgré les « Ne me touche pas ! » il lui prit les épaules, la fit se retourner et lui fit un nid de ces deux bras, sa clavicule en oreiller.

   – Ma grande, oublie, c’était juste pour savoir. Si tu veux je viendrai tous les jours même deux fois par jour. Comme tu veux et je te regarderai te taire et me faire la gueule … Je continuerai à t’apporter des fleurs que tu regarderas pas. Et ça jusqu’à ce que tu sois totalement réparée.

   Il lui parla comme à une petite fille jusqu’à ce qu’un pauvre sourire.

   – Tu sais Just. Faut que tu m’excuses, je suis tellement fatiguée.

   – T’excuser moi ! Tu rigoles !

   Puis il s’écarta, lui mima un Oi tsuki puis un Shūtō tranchant extérieur de la main qu’il enchaîna avec un Sokutō soutenu d’un kiaï guttural.

   – Oh ! Tu sais même ça !

   – Ca reviendra fifille. T’as un coup de flou et c’est normal, j’en ai parlé aux psy, c’est eux qui m’ont dit de te demander, y zont l’habitude y m’ont dit qu’il faut attendre. Alors on va attendre …

   – Voui, voui dit sa voix de petite fille, petit sourire tout de même.

   « Première étape ouf !», pensa Justius puis après un moment d’émotion silencieuse :

   – Dis Chris, je veux pas t’embêter avec ça et tu fais vraiment comme tu veux… »

   Re petit sourire de Chris, doigt silence « je t’ai tout préparé » et à son étonnement, elle lui tendit deux petits carnets et les rouleaux de pellicules.

   – Regarde, pour les rouleaux, je suis pas sûre, je crois qu’il en manque lui dit-elle en fermant les yeux et en s’allongeant.

   Julius feuilleta mode annuaire, les carnets : Sud soudan, guerre oubliée, champ pour crapule, borne kilométrique engoncée, cigare, lunettes noires, je l’intéresse, le look liban, caricature de mercenaire, des gamins, monts nouba, la guerre …

   – Ouah ! Chris, c’est super, on fait comment, tu peux écrire ? On en fait quoi ?

   Chris ne faisait pas partie de ces « dictaphoneurs » qui s’en tiennent aux faits et en cela « voleurs de vrai ». Ses reportages traitaient les événements dans leur complexité en décrivant notamment les intérêts individuels moteur à une machinerie qui les transcendait et qui aboutissait aux saloperies et aux perdants de la machine. Elle en décrivait avec minutie les tenants et souvent l’absurde. Ses articles faisaient alors l’objet d’un long travail d’écriture.

   Justius fut donc plus que surpris de la réponse,

   – Moi, rien, mais toi t’en fais ce que tu veux, je veux plus les voir.

   – Chris, d’habitude tu tiens tant à ce que …

   – Pas cette fois, fatiguée ! Fatiguée Just, fatiguée je te dis… T’as qu’à l’écrire. Toute façon y a que toi qui peux me lire et de toute façon t’as vu mon bras.

   – Bon d’accord, mais je serai pas à ta hauteur alors je viendrai te montrer.

   – OK ! Justius OK ! Laisse-moi, excuse hein, fatiguée je te dis, tu me montreras …

   Justius téléphona aux psy.

   – J’ai suivi vos conseils et j’ai bien failli vous haïr.

   – D’accord, d’accord. Ca s’est passé comment ?

   – Quand je lui ai dit qu’elle me faisait la gueule quand je lui ai dit que je ne viendrai plus.

   – Mais je vous avais dit de lui demander, pas de lui affirmer quoi que ce soit …

   – Mais c’est ce que j’ai fait ! Moi, j’ai fait que la question mais elle, elle a compris que je la lâchais, ce sont ses mots.

   – Et alors après ?

   – Ben elle s’est écroulée, elle a chialé, vous vous rendez compte ma Chris, elle chialer ! Alors j’y ai dit que c’était une simple question. Je crois qu’elle a peut-être réalisé peut être hein ! Mais elle s’est quand même comme excusée. Bon bref, ce côté-là c’est reparti, enfin je pense. Et au fait, à votre avis je peux venir plus souvent ?

   – Oui, bien sûr. Et la suite ?

   – Alors là, trop facile si je peux dire. Elle avait tout préparé et elle m’a tout donné en me disant d’en faire ce que je voulais. J’en suis de me taper une suite d’articles et de faire travailler les photos. Mais bon, je lui ai dit que rien ne sortirait sans son assentiment, ses corrections …

   – Bon bravo ! Y a presque une accroche !

   – Franchement, je sais pas, j’ai plutôt l’impression qu’elle s’en débarrasse …

   – Peut-être, peut-être mais c’est quand même peut-être alors continuez ! Faites-la participer ! Chais pas moi faites-la corriger, montrez-lui les photos. Votre rôle, c’est « tu peux pas écrire alors je le fais à ta place mais c’est TON travail » Ah ! Et puis aussi vous m’avez bien dit qu’elle était dure en affaire. Enchaînez là-dessus. Contrat, ce serait super si elle discute les prix un peu comme avant.

   Et Justius avait appliqué les consignes. Mais Chris n’avait regardé la production que de loin et surtout semblait-il pour lui faire plaisir. Il lui avait proposé un contrat d’exploitation digne d’une débutante. Mais là aussi, il avait été surpris, elle si regardante de s’entendre dire « T’as pas changé, Just  … comme tu voudras. » Il avait donc de lui-même relevé son offre en mimant une de leurs anciennes disputes. Elle avait souri, puis ri mais n’avait pas joué.

   Une émission sur la profession était en préparation. Elle en serait une des vedettes, une vedette absente, mais il la représenterait et rappellerait, si elle y consentait, ses reportages en Irak en Afghanistan. « Comme tu veux Justius, comme tu veux ». Du documentaire que tout le personnel avait vu, elle ne s’étonna pas qu’il n’y eut aucune mention de son dernier reportage et elle n’en retint que la prestation de Justius dont elle lui fit moqueries. « Tu sais que tu portes encore beau, vrai avec le maquillage, t’as quoi quarante ans … »

   Elle allait mieux. Le professionnel restait forclos, mais physiquement elle recouvrait progressivement son intégralité. Promenades de moins en moins courtes, un fichu lui enserrant les cheveux cachait la cicatrice et le manque de cheveux consécutif au rasage pré opération « Cela repoussera … » Avec Justius, elle s’était mise à reconduire, à réviser des Kata et faire quelques longueurs en piscine …

Chris, son corps, commençait à revivre.

 

 

 

Echappée triste

   Cela allait de mieux en mieux. Elle se remit vraiment à la peinture, un même paysage, un même endroit, une forêt, des clairières, différents éclairages, différents moments de la journée, différents angles. Si bien que Justius :

   – Tu nous la fais à la Monet. C’est quoi, cet endroit ?

   – La forêt de mon enfance.

   – T’y vas souvent ?

  – Oui mais pas assez, me ressourcer comme ils disent … J’y ai des amis de très longtemps et ce qu’il me reste de famille.

   Ses yeux là-bas ...

   L’avis de décès de Monsieur et madame Amestoy parvint à l’agence. Justius en avertit les psys. « C’est presque une chance, la mort de ses proches va peut-être définitivement la remettre dans la réalité. Entourez-la comme on fait normalement. »

   Et en effet l’annonce de la mort de papy et mamie faite avec la douceur précautionneuse habituelle, la fit pleurer. Elle se prostra, se recroquevilla un temps dans son coin de fenêtre. Son chagrin immense. Justius se refit papa, lui refit nid de ses bras et sans la lâcher la fit asseoir sur le lit.

   – Tu sais ma grande, on ne peut pas vivre sans mourir.

   – Tu peux pas comprendre Just, c’était pas mes grands-parents, c’était plus, d’ailleurs c’était pas, j’ai jamais connu mes vieux, je viens de la DASS, tu comprends ?

   – Et si tu me racontais un peu.

   – Un peu, y a pas un peu. Serre-moi s’il te plaît serre-moi, j’ai froid !

   Et Justius de secouer son étreinte :

   – Dis-moi ma grande, dis-moi, je suis presque ton vieux non ? Alors dis-moi !

   – Te dire…? J’ai d’abord été placée, famille d’accueil. C’était pas ma première. Ma troisième. J’avais piqué des ronds, j’avais filé des coups de couteaux, personne voulait de moi. Normal non ! Et moi, je voulais personne. Mais eux mais eux…

   Regard au loin, yeux embués, silence reniflé, Julius :

   – Ma grande, mais eux, alors mais eux …

   – Famille d’accueil mais eux y savent pas faire famille d’accueil, tu parles tu les connaîtrais, eux garder la distance, ça y savent pas. Y z’ont essayé remarque ! Surtout qu’au début c’était vraiment du provisoire. C’était du provisoire pour rendre service. Mais eux mais eux … Tu te rends compte, Pabric s’était renseigné sur les besoins d’une gamine de huit ans, j’avais ma piole, des bouquins, une poupée, un nounours. Les kilomètres que j’ai faits sur ses épaules… Et mamie ses mains toujours en offrande, les yeux attentifs de mamie.

   Nouvel arrêt, sourire souvenir …

   – La lettre officielle est arrivée un matin. Mamie effondrée en larmes et moi, j’étais là « Mamie qu’est-ca qui ya ?  Va chercher papi vite. » Il a lu, il a pris le fusil sur le manteau de la cheminée, il a vérifié la charge et il l’a posé sur la table « T’inquiètes ! Y sont pas près de nous la prendre, ces salauds ! » Là j’ai compris et je me suis tirée en forêt. Un mois … 

   – Un mois ! Comment t’as fait ?

  – Tu parles ! Tout le monde savait où j’étais. Le grand et la bande m’amenaient le manger de mamie, le bois pour la chauffe, y avait toujours un gardien guetteur …

   – Et alors, ça s’est terminé comment ?

   – D’abord, ça a été mobilisation générale, l’instit, le maire, Anselme, les camarades du parti, y sont tous venus « Pas que le Justin fasse une connerie hein ! » Et puis l’adoption, plénière, je te dis y savent pas faire les choses à moitié ! Tu vois y m’ont adoptée mais comme ils étaient déjà vieux, y z avaient dit, on est papi mamie. C’est eux qui m’ont élevé. Même le karaté hein, j’étais rachitique, alors sport obligatoire « je vais pas te porter sur mes épaules toute la vie » et puis l’écriture, j’étais nulle « Aujourd’hui, on parle pas, on écrit » et puis leurs discussions auxquelles ils me faisaient participer. Je peux te dire que Engel, Marx, saint Thomas je sais leur dénominateur commun… Alors eux ma référence, mes modèles, si tu savais. 

   Elle se remit à chialer, mais là Justius ne s’étonna pas, il comprenait.

   Puis bizarrement ça la secoua et elle se secoua. Il retrouva sa Chris. Le chagrin rangé, elle exigea de s’y rendre « Tu sais bien que je peux conduire, c’est pas une prison ici, il faut que j’y aille, trouve-moi une voiture, la mienne ch’ais plus où elle est, faut que j’y aille je te dis, faudrait que je téléphone, mais là-bas y a que le fixe et encore » 

   Virenque alerté vint lui rendre visite. Il la trouva debout combative.

   – Toutes mes condoléances Madame. Croyez que je compatis.

   – Merci docteur mais il me faut partir.

   – Bien sûr, bien sûr … J’aurais quand même préféré vous garder encore un peu mais je comprends. Mais vous allez me promettre plusieurs choses.

   – Tout ce que vous voulez …

   – Voilà vous avez comme on dit une très très bonne constitution. Vous pratiquez l’escalade, le karaté, la natation et à haut niveau m’a-t-on dit…

   – Oui oui si vous voulez, je ne suis pas une championne mais c’est vrai je me débrouille. Et j’ai repris un peu avec Justius, mais faut que j’y aille…

   – Quoiqu’il en soit, vous devez à votre excellente condition physique d’avoir très bien récupéré. Je vous considère donc en convalescence mais pas totalement guérie.

   – Mais je me sens très bien, je vous assure. C’est vrai, j’ai quelques maux de tête mais avec les médocs ça passe, je peux pas soulever encore mon bras, mais l’avant bras et ma main marchent très bien. Si si je vous assure ça va très bien, et je conduis pas vrai Justius ?

   – Et vous m’en voyez enchanté. Voilà comment on va procéder. Vous savez, c’est plus pour me rassurer qu’autre chose.

   – Oui ?

   – Bon, d’abord pour votre épaule, vous allez garder l’épaulière encore quinze jours. Je ne sais même pas si vous aurez besoin de rééducation. Ceci dit, pour le reste y a des risques réels de séquelles, maux de tête, migraines céphalées, faut pas s’inquiéter, c’est normal ! Je vous ai mis des ibuprofène, du paracétamol et du diclofénac. Il n’y a aucun risque d’accoutumance alors au début, alors n’hésitez pas.

   – Merci docteur, hein merci pour tout !

   – Oui, oui, ne faites quand même pas de folies. Vous allez très bien mais laissez votre corps doucement se réhabituer. Ah aussi ! Mais ça vous n’en parlez à personne !

   Et le grand, le sérieux docteur Virenque de lui tendre un Vuelta Abajo, barreau de chaise en provenance de la havane. Et devant les airs stupéfaits :

   – Deux trois bouffées après crise, la nicotine a été introduite pour soigner la Médecis et son fils. Mais bon vous la fermez ! Ca décontracte, ça je suis sûr mais bon c’est pas trop scientifique hein ! Alors sur la provenance silence hein !

   Plus tard, Justius :

   – Voilà tes clés, les papiers de la caisse, c’est la land en bas, c’est pas la tienne, c’est celle de Geoffrey, direction assistée, et boîte automatique. Va pas trop vite, t’as des pneus sable ça va faire un peu de bruit. Change-les dès que tu peux, t’as bien un pot garagiste tu m’as dit. Tu m’enverras la facture. Et tiens ta nouvelle carte bleue, tu peux y aller, t’as de quoi sur ton compte. T’es sûre ? Tu ne veux pas que je t’accompagne ?

   – Oui, c’est sûr. C’est vraiment perso. Mon enfance tu comprends. Je vais y aller tranquille, doucement et puis là-bas, t’inquiète, j’ai des amis. Je vais être sous haute protection. Faudrait que je téléphone. Mais c’est vrai, faudra que tu viennes dans le pays de mon enfance, faut que je leur présente mon papa, non ?

   – T’es pas un peu fourbe, l’orpheline ! En lui caressant les cheveux déclenchant un Awase zuki affectueux.

   Elle fera mâchoires serrées comme à l’habitude, regard déterminé, elle fera à son idée.

   Justius avait retrouvé sa Chris et il en était à son étonnement presqu’un peu triste.

   Elle partit et quelques heures après, était rendue.

   Elle n’avait pas pu téléphoner.

 

 

 

La grande, le grand.

   Le lendemain, dans la salle commune, les bruits domestiques meublaient le silence : ronronnement à intervalles imprévisibles du vieux réfrigérateur à gaz, décollage plus régulier de la machine à laver, crépitement du cantou nourri au châtaigner et devant lequel se tenait le grand un verre à la main et se chauffant le dos. Ambiance paisible chaude, les murs épais avaient déjà pu se réchauffer. Ambiance paisible et pourtant quelque chose clochait. Peut-être le silence de voix.

   Chris épluchait, maladroitement vu son bras, les légumes pour le touraing. Il se dit que ce devait être des habitudes de ces lointains pays que d’inviter à sept heures pour passer à table à neuf. Elle semblait fébrile la grande. C’était pourtant elle qui avait insisté « Non pas chez toi, chez nous, je t’invite, alors tu fais rien ». Elle semblait tendue. Il attribuait ça à la perte de papi et mamie, ses empêcheurs d’être orpheline. Et puis ce foulard … Elle n’avait pas beaucoup changé. Physiquement, c’était toujours ce garçon manqué qui mieux que tous de la bande, escaladait, dénichait, nageait. Grande maigre menton volontaire et un peu proéminent, les yeux noirs profonds il se surprenait à lui trouver du charme et un peu de mystère. Il l’observait en silence et s’étonnait aussi de n’avoir jamais envisager sa part de féminité. Mais bon, ils étaient compagnons d’un passé de jeux qu’on dit insouciants où ils répétaient les gammes sensées préparer la bande à l’âge adulte. Peut-être parce que plus grands plus forts plus silencieux, ils avaient d’emblée été considérés sinon comme les chefs du moins comme la référence protectrice de la petite bande qui avait perdurée pour certains d’entre eux jusqu’à l’adolescence tardive. En savourant leur enfance, sans croyaient-ils la trop vite manger, la bande avait ainsi renouvelé à l’envie un schéma social rassurant à l’abri de parents souvent encombrants. C’était lui et elle, c’était elle et lui qui décidaient des exploits à venir. C’était lui plus qu’elle qui avait interdit la falaise sans qu’on y arrimât un solide rappel qui sera fourni par Papy bricolo. Ce qui permettra de grimper en un après-midi l’Everest et même de recommencer. C’était lui plus qu’elle qui avait décidé du pont sur le ruisseau : Le franchissement silencieux du Mississipi, quand on était indien en fût grandement facilité. Mais c’était elle plus que lui qui répartissait les rôles qui porteur, qui éclaireur, qui chasseur qui pêcheur, avant chaque expédition. C’était elle plus que lui qui sachant la dernière chimio de PtiLouis décidait en conséquence s’il pouvait suivre ou dans le cas contraire de lui réserver le rôle héroïque et indispensable d’implacable gardien du campement délaissé. Et c’était elle et lui qui après un regard circulaire et ostentoirement sévère se consultaient des yeux et décidaient du départ. Les autres les regardaient se regarder et faisaient ainsi le plein de confiance…

   – Voilà, c’est prêt !

   – Je vois que madame n’a pas oublié la recette du touraing !

   Et on revint comme avant. Et on revint ado.  C’était drôle de voir le grand taiseux mimer l’enfant qu’il avait été chupuler comme les vieux le chabrol traditionnel. Le paaah expiré sérieusement pour ponctuer la fin de l’absorption, suivi d’une caresse séchant une moustache absente précédant le non moins traditionnel :

   – Miladie! Mi semble que le bound Diou, mi desvale l’echine en calce de belou !

   A quoi, elle répliqua avec autant de sérieux affiché :

   –  Bashinte, un buchinou de bouillou qui te fora picha en tout cas !

   Cela les fit sourire puis rire.

   La soirée était enfin embrayée. Plage était ouverte aux souvenirs communs et à ceux qui les peuplaient avec bien sûr les bornes noires à éviter pour l’instant.

   – La première fois où t’es revenu d’estive, t’étais pas peu fier, disant cela elle bombait le torse et imitait le regard volontairement lointain qu’il avait pris alors.

   – Et toi quand tu t’es esplafounée dans le barrage en essayant de pêcher à la main, la tête que tu faisais lui rappela-il en essorant ses cheveux imaginaires et en pinçant des lèvres…

  Leurs rires rebondissaient sur les murs chaulés. Le vin de cahors aidait aux souvenirs. Ils visitaient le passé, ils rhabillaient l’enfance. Mais jamais ne fut prononcé le « c’était le bon temps » Pour ces deux pudeurs c’était une évidence.  La mauvaise impression du début était définitivement effacée. Définitivement ?  Les bornes noires toutefois …

   Elle se leva pour rajouter une bûche et de sa voix de grande petite fille :

   – Dis, pour Tilouis, raconte-moi, pas pu venir, appris trop tard, il a … enfin je veux dire… 

   Surpris par le changement de registre et le mettant sur le fait d’une possible culpabilité de n’avoir pas été là, il se leva, lui tapota l’épaule :

   – Non non, ça s’est bien… Enfin tu comprends, il a laissé une très longue lettre, au moins une vingtaine de feuillets, c’est Yselda qui bien sûr les garde.  Y a tout un paragraphe pour toi, tu verras …

   Ils s’installèrent dans le cantou.

   –Si tu allais nous chercher un peu de gnôle, tu sais où elle est hein ?

   – Pour sûr ! A côté du cidre hi hi, je prends une bougie.

   –Et ouais, t’es obligé de descendre, le pikcid est resté en forêt …

   Il s’absenta trois minutes et quand il revint, Chris grimaçait en se tenant la tête.

   – Ca va pas ma grande ? Chris regarde-moi !

   – Mon sac, donne mon sac un verre d’eau…

   Les cachetons mirent un peu de temps à opérer.

   –Voilà, ça va mieux, ça va même bien et devant le regard soucieux du grand. C’est normal grand, ça va durer encore quelques temps. C’est les séquelles de l’opération.

      – L’opération ?

      Et de lui raconter mais sur un ton léger les interventions qu’elle avait subies et de lui expliquer le pourquoi du foulard.

     – Alors tu vois c’est normal mais ça va pas durer.  Et tiens je vais t’étonner.

   Elle sortit de son sac un barreau de chaise déjà entamé et devant ses yeux ébahis elle le trempa dans son verre de gnôle et en tira deux trois bouffées avant de le lui présenter.

   – Eh oui, la faculté ou plutôt un de ses représentants m’a conseillé tant que j’aurai des céphalées, pas trop bien sûr qu’il a dit.

   Encore un peu de leur enfance puis le présent qu’ils avaient mis en parenthèse pointa doucement. Papy d’abord et la trahison de son coléoptère. Mamy et sa douce et dure décision. Elle prit sur le manteau de la cheminée l’enveloppe par lui la veille amenée et la lui tendit.

   Au dos d’une photo où les deux déjà vieux endimanchés entouraient une Chris encore adolescente était écrit :

Pardon ma grande mais sans lui, je peux pas. Tant pis pour l’église, Anselme sera fâché. Papy a tout arrangé chez maître Lavayssière. J’aurais voulu t’en dire plus mais je suis en urgence. Ne nous pleure pas. Nous avons été heureux. Tu as été notre soleil. Prends soin de toi !

Ta mamie

   La simplicité du message brouillèrent les yeux du grand et le firent taiseux.

   – L’enterrement c’est après-demain. Anse est venu.

   – Oui, je sais il était au repas avec Marthe. Y nous a dit quand ch’uis revenu. Et ?

   – Il officiera à l’église. Pour les deux …

   – Mais …

   – Il m’a dit qu’il s’en expliquerait avec Dieu vu qu’il allait pas tarder à le rencontrer sourit-elle. En tout cas pour Mamie, c’est bien non ?

   – Pour tout le monde Chris pour tout le monde. Je viendrai te chercher, on prendra ta caisse.

   Avant de partir, salutations d’enfance, on s’entrechoque du front et accolade.

Comme avant, comme avant …

 

 

 

Salon Lambert.

   – Elle est pas mal cette piaule.

   – La prochaine fois, on mettra la lumière.

   – Au moins comme ça on voit pas ta gueule d’explosé. Ca repose !

   – Le problème c’est qu’on t’entend. C’est pas son et lumière, et avec toi c’est con tout court !

   – Tu veux autre chose dans ta gueule qui vient de moi. Ca pourra que l’arranger.

   – Ferme-la Helmut ! Tu dis quoi Picnoir ?

   – Putaing ! Qu’est-ce qu’on fout là ? Y a que des plouks dans ce bled !

   – Mortaille, je t’ai déjà dit, y a du blé à la clé. On va le ramasser vite fait ! Discret ! Dafn

   – Discret, c’est pour ça le noir. Z’ai peur moi !

   – Eh ! Il lui met la main à l’épaule s’exclama Picnoir, l’œil à la serrure.

   – Le noir, j’aimerais bien que ça s’arrête je peux pas me voir.

   – Ma chère, vous êtes la plus belle, vous le savez bien. Dès que c’est fini, je vais vous payer toutes les lumières du monde.

   – Et alors ! Le curé l’a fait aussi.

   – Le curé c’est pas pareil, c’est Boutros, je le connais y faisait cours de méca. Elle risque rien avec lui.

   – Pis il est trop vieux.

   Tout le monde attentif. Joumblat arrête de compter sa liasse dans les deux sens.

   – Il l’embrasse ?

   – Il est où le blé ? Patron tu me dis et j’va nous le chercher.

   – Non il fait que lui parler.

   – Là mec, faut attendre, dès que le Lambert est au frais, on se fait connaître. Et c’est pas du blé, c’est du tangible, du terrain, des projets immobiliers …

   – Ah bon ! chui déçue dit-elle rêveuse.

   – Yah Sharmuta ! Scoti ! Vous êtes à moi et en tout cas pas à un autre menaça Joumblat.

   – Vache, le Lambert, il est mort de vieillesse, j’y crois pas !

   – De vieillesse, c’est ça mais de vieillesse un peu précipitée pas vrai Hell mais il avait signé, ricana Djoum.

   – Patron si tu veux je me le fais dès qu’on sort.

   – Je dis pas non.

   – Enfin, Djoumlat, c’est un ami d‘enfance !

   – J’ai rencard avec l’agent. J’ai une proposition qu’il pourra pas refuser …

   – Touchez pas au grand c’est mon ami.

   – Il a bien grandi.

   – Ouais entre cousin et cousine …

   – Alors Patron ?

   – Chaque chose en son temps, Helmut !

   – C’est que je manque d’exercice et ça fait mal à la tête.

   – D’accord on y fait rien … pour le moment, donne-moi du feu.

   – Vache patron ma tête, ça cogne alors faut que je cogne.

   – T’inquiète ta tête, ça peut pas être grave, t’as rien dedans.

   – Vache le démembré, je vais commencer par toi !

   – Ferme la Helmut ! Ferme la tu énerves pic noir, il tape comme un demeuré !

   – Non pas le nuage pas le nuage !

    Et si.

Le nuage.

 

 

Pascal, le pari.

   Père Anselme était l’ami de Papi Bricolo, ami d’enfance, ami de vie. Ils avaient partagé banc d’école, avaient dénichés ensemble, avaient joué au rugby terroir, avait espionné les filles pour connaître leur secret, et avaient ensemble compris que c’était incompréhensible. On murmure que pour Anselme, le mystère féminin s’était doublé d’un refus le précipitant dans les bras de l’église qui solutionne ce problème en ne le posant pas. Pour sa part Justin Amestoy, déjà réfractaire déjà libertaire s’engagea dans les JC. Anselme fit ces cinq ans de séminaire, rejoignit Justin en usine en tant que prêtre ouvrier non s’en l’avoir marié à l’église (et oui marié), avec (et oui !) sa sœur. Ensemble, ils s’étaient alors révoltés contre les injustices, les morts de faim, les morts en mer et ensemble avaient refait le monde, ensemble avaient pensé qu’il était à refaire. Ensemble ils avaient vilipendé ce capitalisme suicidaire et inhumain.  Bien qu’interdit par Rome, il ne manquait aucune des réunions de cellule et participait à toute grève et manif. Le père Tachoires était un personnage, oncle Anselme était un personnage.

   Et en fin de cet après-midi, il était là, du haut de son pas d’âge.

   Il était venu voir sa petite Chris, dont il avait connu toutes les étapes, famille d’accueil, l’adoption, l’adolescence, l’école de journalisme …Il avait été étonné de la voir adulte, enfin si adulte. Chris avait pleuré sur son épaule.

   – Tu sais, on finit tous comme ça. Dieu les a rappelé.

   – Dieu, pardon Anse mais Papi et Dieu hein ?

   – Bien sûr bien sûr, tu nous as assez entendu brailler à ce sujet mais j’ai toujours pensé que son comportement était beaucoup plus chrétien que nombre de mes brebis. Et puis tu sais, nos disputes n’étaient qu’apparentes. N’oublie pas que j’ai été prêtre ouvrier…

   – Et Mamie ?

   – Ecoute ma petite, évidemment l’église l’interdit. Evidemment ! Mais, moi l’église hein ! Tu vois je trouve ça presque beau, non pas presque, incroyablement beau. Alors si tu veux, si tu veux hein ! Je voudrais les enterrer avec le rituel. Angie tu sais était croyante et pratiquante et moi je trouve que ces inséparables bê voilà ! Faut pas les séparer.

   – Anselme, je sais pas, je sais pas, tiens regarde !

   Et de lui montrer le dernier mot de mamie, qu’il lut en souriant.

   – Ecoute, ma petite fille, parce que t’es et tu seras toujours ma petite fille, il n’y a que toi qui puisses m’empêcher de les accompagner. Tu sais Justin Angie mes complices, la seule chose de ma part qui les aurait fâchés, c’était pas nos désaccords, c’eût été, je crois, que je ne vienne pas chez eux de temps en temps et …  que je sois pas là ce jour…

   – Ca tu peux pas savoir comme c’est vrai, quand tu venais, c’était la fête. C’était pour eux une occasion de s’amuser à tes dépens. Je l’entends encore, « Y va encore me vider la cave, et au fait il est où le cahors qu’il aime, qu’on me fera pas dire que j’ai assoiffé un curé, ton curé de frère », et mamie « oui, mais il bénit chaque verre du sang du seigneur, et puis moins y en a à la cave, moins t’en boiras et moins t’auras de cholestérol, tu vois c’est pour ton bien »

   – Ah ça ma petite, ils vont me manquer… Pas longtemps bien sûr à l’âge que j’ai, j’vais pas les pleurer longtemps ! Mais enfin, ils auraient pu partir après moi. C’est vraiment la seule chose que je leur reproche, oui la seule, vraiment !

   – Et puis tu sais, Anse, je ne sais pas pourquoi vous vous disputiez, aux réunions de cellule, ça cassait du curé parfois mais c’était toujours « A part Anse, que c’est tout le contraire de ces vendeurs de salades, de ces grenouilles de bénitier … ». Tu sais je crois qu’il t’admirait… Alors oui pourquoi ?

   – C’était pas de vraies disputes. Au fond on était d’accord sur à peu près tout, et même ça va t’étonner, sur la religion.

   – Ah bon !?

   – Oui, oui, je te jure. Moi non plus je déteste qu’on se planque derrière les pratiques, tu sais la messe, la confession, pour faire ou laisser faire toutes ses saloperies et dieu sait si j’en ai vues, des saloperies. Bon si tu veux, tous les deux, tous les trois je veux dire, on mettait l’homme en premier mais lui mettait l’humanisme au-dessus et nous Dieu. Finalement hein ! Ca changeait pas grand chose à nos indignations qui étaient les mêmes. Mais Dieu justement, ce qu’elles vont me manquer ces discussions …

   Anselme avait les larmes aux yeux. Gêné, il se leva :

   – Excuse-moi hein, mais bon je crois qu’il faut que je te quitte, je reviendrai…

   – Mais Anse qu’est-ce qu’on fait pour l’enterrement, qu’est ce que je fais ?

   – Oui, Ah oui ! Pour Marie, elle aurait voulu, c’est sûr ! Mais lui chais pas, en tout cas c’est toi qui décides. Tu comprends, c’est un rituel, pour moi c’est important les rituels, c’est du respect. Il y a le corps bien sûr qu’il faut bien ranger, il y a la machine bien sûr mais c’est surtout l’âme, l’esprit qu’il faut, à mon sens respecter. Et tu vois, ces deux êtres, je peux te dire qu’ils étaient purs esprits qu’ils avaient grandes âmes. Et c’est cela qu’il faut respecter, c’est cela qu’il faut considérer. Tu sais dans toutes les cultures du monde, il y a ces rituels, j’en ai connu beaucoup et les ai toujours respectés, on me l’a assez reproché.

   – Mais lui, il aurait voulu quoi ? Tu sais bien toi, vous étiez si proches. Pour Mamie, bien sûr, je sais mais t’as vu son dernier mot …

   – Oh lui ! Sans fleurs ni couronne, bien sûr mais…

   – Mais ?

  – Mais tu vois, il a été de tous les enterrements. Il a assisté à toutes les messes de départ. Oh ! En renfrognant de la tronche, en prétendant que c’était pour Angélie bien sûr !   Mais il a fait les gestes et il a apporté pour tous une plaque sculptée par ses soins. Rappelle-toi, la gonfle pour Sanghero, la bouteille pour … Pas croyant peut-être mais il y tenait à ces rituels.

   – Tu crois ? Je me souviens encore de son célèbre « Si Dieu existe, il faudrait le supprimer ». Alors tu crois que la messe, l’encens et tout ce tralala comme il disait…

   – Mais ma grande, qu’importent les gestes. C’est un départ, la disparition des corps bien sûr mais surtout des personnes, de l’être. Tiens chez mes amis dogons, on s’occupe d’abord du corps qu’on range en montagne cimetière. L’âme reste au village. Quelques mois plus tard on rend hommage au défunt et son âme quitte la maison mais reste dans le voisinage. Puis tous les trois ans est organisé le Dama qui concerne tous les morts au cours de ces années, on sort les masques, on danse et les âmes sont enfin libérées et peuvent rejoindre leurs ancêtres.

   – Tu ne vas pas leur faire un rite dogon. Remarque le connaissant … avec un petit sourire.

   – Non tu rigoles bien sûr, il faut que ces rites soient partagés par les partants et les accompagnants. Et bien sûr, mais si tu veux hein ! Seulement si tu veux, ils auront droit à notre rite funéraire chrétien auquel tout le monde, ici, même les plus mécréants adhèrent. Et puis tu sais cela me consolerait un peu … mon dernier office pour mes meilleurs amis. Tu vois je prêche aussi pour ma paroisse …

   – Bon Anse, je veux dire père Anselme, on va refaire le pari de Pascal alors ?

   – Oui ma fille, et c’est moi qui ferai l’homélie !

   Dernière accolade et Anselm de partir, maugréant : « Pari de pascal, pari de fourbe, pari de planqués, de riches, parce que les pauvres hein ! Le pari hein ! »

 

 

 

Rituels partagés

   Et c’est ainsi que le vieux curé Tachoires, était sorti de sa retraite pour bâtir le départ de son frère ennemi préféré. Cela avait de quoi surprendre pour un non sachant. Officier à l’enterrement d’un pourfendeur de curé d’un « la religion est une drogue, une maladie et moi je n’en mourrai pas » la mort d’une croyante certes, mais d’une suicidée, suicidée par amour, par amour d’un mécréant …

   Mais ici, Anselme avait raison. Tous avaient à cœur d’accompagner PapiBricet Doucange, de les accompagner comme il se doit. Et le fait que ce soit ses compagnons de lutte, ces affreux cocos, qui se disputèrent pour porter les cercueils jusque dans l’église n’étonnât personne. Camarades !

   Le groupe s’était reformé. C’était naturellement que le grand avait pris place au premier rang à côté d’elle dans la petite église. Autour et naturellement ils avaient fait chaleur. Gros Thiégaut pleurait sans honte et Sylvie ne lui en adressait aucun regard réprobateur. Mélie endimanchée, avait les yeux vides. Fleur se souvenait. Doit-on vivre de mort en mort lui souffla Ferdinand … Tous étaient à portée de main amicale de Chris.

   L’homélie fut poignante. Anselme ne monta pas en chaire. Il n’en avait pas besoin, l’hercule de la foi, pour qu’on le voie et qu’on l’entende :

   — Dieu a créé les hommes même ceux qui ne croient pas en lui. Justin, tu étais de ceux-là mais tu n’avais pas besoin de croire pour être un bon chrétien. Mon Justin, d’aucuns s’étonneront de cet adieu en cette église… D’aucuns s’étonneront de la présence de non-croyants en ce lieu. Alors parlons de la foi comme nous l’avons tant fait au cours de ces veillées animées où vous, toi et Angélie me conviiez.

   Et sa voix amplifiée par l’église, sa voix parfois ébréchée :

   – La foi n’est pas la religion même si elle en fait partie. La foi, c’est un acte libre, un assentiment. Avoir la foi, c’est prendre une décision qui éclaire la vie. Oui ! Contrairement à Angélie, tu n’avais pas notre foi de nous les cathos. Pourquoi ? Peut-être, parce que tu ne l’as pas reçue en héritage, peut-être n’ai je pas su te convaincre. Mais ce qui est sûr c’est que tu as vécu en permanence une rencontre intérieure avec ce que tu refusais obstinément d’appeler Dieu. Mais ce qui est sûr, c’est que tu as parcouru bien des chemins dans une recherche creusée approfondie, dans une recherche permanente du sens de la vie. Et ce qui est sûr, et tous ici pouvons en témoigner, c’est que ta vie tu l’as dédiée aux autres. 

   Coup d’œil terrible et circulaire, murmures approbateurs. Père Anselme sortit son mouchoir fit mine d’en nettoyer ses grosses lunettes, s’assécha les yeux, regonfla sa cage thoracique pour refluer profond l’émotion et s’adressa de sa voix rocailleuse aux deux cercueils :

   – Le mal me disais-tu, le mal pourquoi le mal si ton Dieu existe. Je te réponds en ce lieu pour la dernière fois. Dieu respectant infiniment ses enfants, Dieu s’interdit d’intervenir dans le déroulement de notre histoire. L’impuissance de Dieu est donc la conséquence de la liberté qu’il a donnée à l’homme. C’est le Dieu faible de la kénose (pardon pour ce mot savant), celui qui laisse l’homme aux prises avec sa propre liberté. Et cette liberté mamie, mon Angélie, en a usé, et ce qui s’est passé, Marthe tu n’y es pour rien, ce n’était plus de ton ressort, tu ne pouvais pas, et j’irais jusqu’à dire, tu ne devais pas l’empêcher.

   Petit silence, regard lourd appuyé vers Marthe qui le fixait un peu exorbitée. Seuls ceux qui la soutenait l’entendirent balbutier : « Tu crois père, tu crois Anse, tu crois »

   Il la lâcha des yeux et continua en se tournant vers ses vieux amis.

   Alors à la question : «Est-ce que Dieu existe ?», je te répondais avec notre Angelie :

   – On ne sait pas, mais... on croit et je crois que Dieu est amour et qu'on ne peut pas l'aborder uniquement par la raison. Voilà ! La foi est une porte que tu décides d’ouvrir et qui te fait entrer dans un monde nouveau où ta vie se définit par des relations stimulantes avec toi-même et avec les autres. Angélie l’avait la foi, et sa foi était la même que la mienne et que beaucoup d’entre nous ici. Mais toi mon frère tu l’avais aussi ancrée car tu as toujours mis un halo de lumière au cœur de tes activités, au cœur de ta famille, au cœur de tes amitiés, au cœur de tes révoltes, au cœur même de l’amour que vous vous portiez… Oui, au cœur de tout cela tu as posé un horizon élargi qui transcende le temps et l’espace, un horizon qui dépasse le visible et qui ouvre sur l’invisible.

   Anselme déplaça sa carcasse et posa sa main sur l’épaule de Chris :

   – Et cet horizon, Chris, celui de ta mamie et de ton papi, t’est déjà héritage et nous fait la leçon…

   Nouvel arrêt d’Anselme, et ceux qui n’avait pas ou que peu été en contact avec la liturgie, les militants, les mécréants, les porteurs de cercueil, ceux-là faillirent applaudir, ou plutôt ne le firent qu’avec leurs yeux mouillés. 

   Anselme rappela alors tous les bienfaits de ce couple, les malheurs et épreuves, leurs dignités, s’adressant à tour de rôle aux villageois, à ces mécréants d’amis, et surtout en se tournant avec ses gros yeux vers Chris et Marthe. Le père termina son homélie avec difficulté, la voix cassée, les lunettes embuées tant l’émotion habitait le colosse :

   – La messe, vous le savez, est un banquet fraternel, l’image du banquet éternel auquel nous sommes tous invités. Réunis ici en cette l’église, croyants et non-croyants, convoqués par ceux que nous aimons, Julius Julius Amestoy, Papibric … Angélie, Angie Tachoires, Doucange rappelons-nous avant de les quitter, ce qu’ils ont été, leur bonté, leur générosité, leur envie de vivre, leur savoir-vivre, leur amour, et j’ose le dire pour lui aussi, mon frère, sa foi, sa foi en nous.

   Bien sûr, il y eut des chants, bien sûr les habitués accompagnèrent Anselme pour A l'heure ou notre ami nous quitte ou Celui qui aime a déjà franchi la mort mais ce fut peut-être la première fois qu’on entendit à l’église retentir l’internationale !

   Au cimetière, la bande refit famille. Le grand, Gros Thiégaut de part et d’autre de Chris. Ferdinand et Fleur soutenant Marthe. Le caveau refermé on se retrouva chez Marie. On plaça Marthe et Anselme au centre. Anselme était effondré et avait perdu de sa superbe. Marthe bredouillait « Tu crois tu crois … ». Chris pleurait malgré les mains successives sur son épaule. Le grand :

   – Thiégaut occupe-toi d’elle, Mélie je t’aide pour le service.

   Et le grand, d’aller chercher une bouteille de cahors, le préféré d’Anselme.

   – Père Anselme, Anse !  Je suis sûr qu’ils auraient voulu, c’est comme un hommage.

   Anselme servit Marthe puis but les yeux dans le vague. Ce fut comme un signal. Les conversations reprirent. Les vieux militants entourèrent le père, le félicitèrent de son homélie « A part Dieu et encore, on ne peut qu’être d’accord avec vous », ils le rallumèrent un peu. Puis les gens partirent et ne resta que la bande reformée.

   Chez Marie, tous avaient convenu et Chris avait dit oui. Tous avaient convenu qu’elle resterait un temps, le temps du deuil, le temps de se refaire une santé. Mélie lui avait proposé une chambre « tu seras moins seule et moi aussi – peut-être peut être – Comme tu voudras mais en tout cas ce soir, tu restes ici. » Puis on avait parlé de la vie. Papi mamie en suspend, on meubla l’absence. On parla de ceux qui n’étaient pas là, on parla de Mattéo, de Ptilouis. Chris se fit soudain silence et grimaçante. Le grand savait et farfouilla dans le sac lui tendit les cachets. Cela les rassura quelque peu et Mélie :

   – Va t’allonger, je t’ai bassiné un lit, je t’apporte quoi ?

   – Un verre d’eau, tu vois j’ai ce qui faut. A l’hosto, ils m’ont dit que cela allait durer un peu mes maux de tête. J’ai ce qui faut mais m’allonger un peu, je dis pas non, Loïc vous dira.

   Sylvie l’infirmière, fit l’infirmière. Après un coup d’œil sur les boîtes de cachets « elle connaissait », elle rejoignit la grande :

   – Voilà laisse-moi, merci hein ! Fais un peu le noir. Cinq minutes, j’arrive.

   Et en effet, le temps au grand de raconter ce qu’il savait, le temps à l’infirmière d’expliquer la presque normalité du traitement, elle était de retour presque souriante.

   On parla fort tard des absents Ptilouis, Mattéo …

 

 

 

Ailleurs, une piaule.

   – Ce qu’on s’est fait chier, et en plus on a caillé sévère !

   – C’est obligatoire, bordel, tu pompes rien ! Fallait y être au trimballage du refroidi.

   – Ces simagrées, que c’est pas possible !

   – Mais enfin vous respectez rien, vous êtes des barbares pleura la belle que consolait Arn.

   – Et l’autre ! Un mort c’est un mort, c’est plus rien !

   – Là Helmut, t’as raison ! Chez un mort, y a que l’héritage qu’intéressant et au fait, elle vaut combien cette turne, et le terrain. J’ai la primeur merde !

   – C’est peut-être une turne mais moi j’aime pleurnicha la petite.

   – Toi la môme, va chialer sous le lit. T’en veux une bordel ! Comme ça tu sauras pourquoi tu piaules.

   – Et le gorille, je t’ai déjà dit de pas la toucher.

   – Toi, le désossé ! Je vais…

   Mais Helmut se tut, il avait un calibre devant les yeux.

   – Bè t’as trouvé ça où ? T’aurais pu dire bredouilla-t-il.

   – Allons allons, calmez-vous Arnaud, vous savez bien qu’il ne fera rien, allez posez-moi ça, c’est plus prudent et continuez avec la miss, vous voyez bien qu’elle brame.

   – Ouais, il est plus bon qu’à ça. Pas comme le grand bouseux !

   – Lui, il est gentil lui, petite voix pleurnicharde de sous le lit.

   – Et l’encravaté, y m’les gonfle, l’est sournois.

   – J’ai pas aimé, pas aimé du tout, son côté protecteur à ce minable. Y se prend pour qui bordel ! Y veux le pognon, ce bouseux ! Le château, il est pour nous bordel ! l’autre, c’est un client pour Helmut siffla Djamoud et plus fort.

   – Bon Arn posez ce flingue et faites taire la greluche, qu’on s’entend plus. 

   Ce qu’il fit, le calme revint, il n’y avait plus que les gémissements des deux filles.

   – Au moins avec nous, y avait pas de cocos, je savais pas que ça existait encore cette engeance.

   – Et alors, qu’est-ce t’as contre les coco, ils pensent eux !

   – Putaing ! Mais il en est cet enfoiré, cette fois je me le fais !

   – Et encore le crapaud a fessé la messe. Je lui ai aboulé du carle.

   Il mit son poing américain, il mit son rictus et s’approcha déterminé. Mais les cris de la gamine.

   – Putaing, j’va t’y tuer le bec à la moujingue, ouais une fessée.

   Les gémissements de la petite, les pleurs de la grande, les gueulantes d’Helmut,

   Assourdissants.

   Picnoir se mit à cogner, à cogner.

   Un coup de feu, de la fumée, un nuage…

Et tout devint noir .

 

 

 

Khartoum, premiers contacts

   Marcel Gello, l’ex-colonel promu ambassadeur n’aimait pas les journaleux, qu’il traitait, ses jours de faconde, de scoopables, de distordants, d’apparatchik de l’apparence, de griffonneurs de babillards, de solliceurs de loffitudes. Mais voilà, le couple dans son bureau faisait partie des seuls qu’il pouvait « blairer », les correspondants de guerre. Disons aussi, qu’ils avaient été précédés par l’entremise du chiffre de recommandations de la part des AE. L’ambass était donc dans de bonnes dispo à leurs égards. Il les avait invités d’entrée le soir même pour un repas partagé avec quelques jeunes et moins jeunes qu’il appréciait. Il enchaîna sur une présentation synthétique de la situation.

   – Une guerre sans fin et donc oubliée, conclut-il en murmurant.

   Son topo n’avait pas été réjouissant : conflit où tout s’entremêlait, guerre de religion, islam originel, islam contemporain, catho, animisme, gros intérêts économiques pour un énorme potentiel, racisme, ethnicisme, vendetta, guerre de l’eau, féodalisme, sécheresse, affairistes chinois et règlements de compte en tout genre … Et par dessus cela, déni du gouvernement qui prétend contrôler parfaitement en reconnaissant bien sûr quelques petits problèmes. Les reporters avaient mis mentalement les dires en parallèle avec le dossier qu’ils s’étaient constitué. Cela collait mais à ces pro manquait trois infos concrètes : Peut-on rencontrer les acteurs principaux ? Sait-on qui arme les protagonistes ? Peut-on se rendre dans ces régions ?

   L’ambass répondit d’abord à la troisième :

   – Pour le Darfour, j’ai parmi mes administrés un pioupiou, un peu touriste mais dynamique et qui officie auprès du ministère de l’éducation. A ce titre il est amené à des tournées et a réussi en parallèle à créer un embryon de réseau de petits centres culturels. C’est pour moi, malgré son apparence disons un peu légère, une source très fiable d’informations sur ce qui se passe au Darfur et même à Juba. Il sera là ce soir. Donc c’est possible de voyager et j’aurai vos laisser-passer sans trop de difficultés. Vous comprenez les autorités sont un peu prises à leur piège. Puisqu’il ne se passe rien, pourquoi refuserait-on à des gens de voyager, n’est-ce pas ? Mais il faut, comment dirais-je, une sorte de couverture, un prétexte autre que la guerre, puisqu’encore une fois, il n’y en a pas de guerre.

    – Monsieur l’ambassadeur, nous y avons, comme à l’habitude, bien entendu pensé. Le Soudan est un magnifique pays, pays chargé d’histoire, pays où se rencontrent Nil bleu et blanc, pays de désert de montagne de marais, bref pays avec un grand potentiel touristique. Nous avons donc toute une liste de lieux à visiter que nous comptons vraiment relater. Donc plus qu’une couverture, n’est-ce pas Arnault ?

   – Et oui, je suis là pour ça. Nous avons un contrat officiel avec la revue « Le monde vu d’en bas », Christine pour l’écrit la voix documentaire, moi les photos, nous deux, les interview. Tenez, je l’ai là. C’est une photocopie, l’original est à l’hôtel. Peut-être que cela pourrait faciliter les choses ?

   – Ca fait vraiment plaisir d’être avec des pros parce que moi, à part … ça manque. Oui bien sûr, je vais le faire traduire et certifier conforme. En tout cas ça c’est quasi réglé. Donnez-moi deux trois jours, si vous pouviez faire un plan de route assez rapidement.

   – C’est-à-dire, on connaît le pays, c’est sûr, même bien, mais sur le papier.

  – Ce soir, vous aurez toute une bande d’allumés qui vous le feront votre voyage. Vous aurez droit à Méroé et aux pharaons noirs, à Suakin et la traite des esclaves, vous aurez droit à la dérive des langues, à la piste des quarante jours, au Nil jaune … Des passionnés qui me rafraîchissent …

   Et Chris, regardant ses notes :

   – Super ! Mais pour messieurs Béchir, Turabi, Garang.

   – Les deux premiers, j’ai déjà fait la demande, j’attends la réponse qui sera bien sûr positive. Toutefois, ils sont assez frileux et resteront dans l’officiel. Cantonnez-vous au touristique. N’abordez le Darfur que par la piste des quarante et que si …, et surtout évitez le sud. Ah oui ! Il serait bon que monsieur posât les questions et ne leur serrez pas la main enfin vous connaissez tous ces interdits religieux…

   – Bien sûr et monsieur Maadi ?

   – Sadik est un ami enfin presque, avec lui vous pourrez peut-être aller plus loin.

   – Tous ces gens, en quelle langue ?

   – Turabi est parfaitement francophone et même adore notre littérature, ca fait partie des paradoxes du coin, Béchir lui, est anglophone mais si c’est nécessaire je peux vous fournir un traducteur. Oui Salif, par exemple, fera très bien l’affaire, vous le verrez aussi ce soir …

   – Et pour le sud, parce que c’est ça aussi le sujet …

   – Pour Garang, je n’ai qu’une solution, Djoumlat Nacache. Il est parfaitement francophone et en est fier, ancien élève des jésuites. Je peux vous le faire rencontrer, disons par hasard. C’est un personnage complexe, un truand sans scrupules capable pourtant de citer nos philosophes nos écrivains dans le texte et il apprécie les mondanités. Il aime enfin il est très sensible à la gent féminine. C’est quelqu’un de quand même très dangereux. Beaucoup d’entregent. Import export. N’hésite à aucuns trafics, et notamment d’armes. On le soupçonne d’en être le plus gros et même d’être, grâce à cela, une courroie de transmission entre Turabi et Garang. Il vend en face ce qu’il achète ici. Je dis achète mais c’est plutôt du détournement, par système de commissions gigognes. Dans pas deux semaines, c’est la journée francophonie, je vais à l’habitude, l'y convier, et vous pourrez donc le rencontrer disons par hasard …

   – Et ce soir ?

   – Non, ce soir, ce n’est pas l’ambassadeur qui reçoit, on est entre nous et vous aurez droit à mes allumés ! Cela peut vous étonner mais je n’apprécie guère le milieu diplomatique et cette bande me rafraîchît. Au moins eux, ils croient en ce qu’ils font, et ma femme les adore. Attendez ne vous fiez pas à leur jeunesses apparentes, tous des pontes dans leurs domaines mais vraiment sympas, pas la grosse tête, très soudés et vous aurez Tiago « trottinette » mon pioupiou préféré.  

   Et en effet, la soirée fut aussi sympa que riche.  Chris et Arn eurent droit à la dynastie des pharaons noirs et donc à Méroé, à la traite des esclaves et à Suakin, le Port-soudan d’avant, à la métallurgie néolithique, à l’adaptation véhiculaire de l’arabe par les linguistes, au coton à très longue fibre et à son syndicat, à la lutte soudanaise et nubienne, à l’or et à ses mines…

   Un itinéraire d’une semaine fut esquissé puis dessiné puis concrétisé avec départ le surlendemain. Chris dut quand même faire démo de Karaté, Arn fit des photos. On chanta. Et même, ils dansèrent. On chuchote, mais ce sont des bruits, que Chris et Tiago …

   Dix jours après, les deux journalistes étaient de retour avec dans les yeux, sur pellicule et par écrit assez de matière pour deux ou trois articles. Ils en firent le récit chez Tiago autour d’une injira et en présence de la bande. L’ambass leur fut tardif et à son arrivée on passa à l’après. Pour le Darfur, camps de réfugiés et piste des quarante jours inclus, Salif et Tiago s’en était chargé. Les rendez-vous avec Turabi et el Maadi avait été obtenus. Pour Juba et Garang, le premier contact avec Nacache était prévu le sur-lendemain pour la soirée de la francophonie.

   Plus tard, bien plus tard :

   – Tu sais, ça me plait pas beaucoup cette histoire. Nacache on le connaît y a que le flouz et les nanas qui le bougent, il pue ce mec. Merde t’en as pas assez avec le Darfur ! Et en plus on a un tas de photos …

   – Mais mon pioupiou, il est jaloux !

   – Arrête tes conneries !

   – Bon Titou, c’est pas fait, un contact c’est tout et t’as raison si ça donne rien on laisse mais si y a ouverture je prends, on prend, ça c’est sûr, désolée !

   Silence deux solitudes …

   – Bon mais si quelque chose se fait, au moins gardez Salif avec vous, il connaît tout. Si y a des trucs pas clairs y vous dira, enfin t’as vu le bonhomme et tu sais pas tout, avec lui c’est mieux, ça me rassure quoi…

   Silence, long , attente réflexion …

   – J’insiste Chris, si c’est un problème de ronds, t’oublie. Bien sûr les ronds c’est mieux, mais il s’en tape. 

   – D’accord, je vais voir, je te jure, bon tu m’embrasses et on dort. Tu seras là demain ?

   – De loin, c’est du genre officiel. Tu m’diras après. T’es sûre qu’on dort … ?

 

 

 

Ronds de jambe

   Le lendemain soir, Chris avait limé son air chevalin, avait assoupli ses cheveux, avait accroché un sourire timide et mutin. Elle et Arn se tenaient de part et d’autre de l’ambass qui accueillait. « Le voilà !» Et en effet, engoncé dans son habit, physique de borne kilométrique, bagouze, gourmette, onctueux, prévenant, entreprenant, sourire large et gourmand, genre éléphant courtaud, Djamoul Nacache :

   – Cher ami, puis-je vous présenter Christine Reihac et Arnaud Lagir, journalistes très connus en France. Ils travaillent sur le potentiel touristique soudanais et s’interrogent sur le sud. Je me suis permis de leur parler de vous. Vous êtes l’homme de la situation …

   – Moins que vous monsieur l’ambassadeur. Que voulez-vous que je leur apprenne que vous ne sachiez déjà ?

  – Ah! Cher Djoumlat, toujours aussi modeste et secret. Toutefois, accepteriez-vous de ma part une offre d’emploi, provisoire, précaire, une sorte de mission.

   – Je ne peux rien vous refuser, vous le savez bien monsieur l’ambassadeur, de quoi s’agit-il ?

   – Eh bien, je dois m’occuper de mes invités et délaisser quelque peu madame Ekron.  Pourriez-vous en être le chaperon pour ce soir. Vous connaissez tout le monde …

   – Avec plaisir mais je prends le risque de me faire des ennemis et des jaloux. Notez-le monsieur l’ambassadeur !

   – Je vous sais assez courageux pour affronter cette situation … et d’autres d’ailleurs. Voilà, je vous laisse en de très bonnes mains. Je kidnappe Arnaud pour les photos.

   Djoumlat visiblement enchanté se tourne vers Chris et la convie au buffet.

   – Ce gentleman, C’est votre chauffeur ?

   – C’est vrai, c’est lui qui conduit mais non, il est photographe, photographe de presse.

   – Avant de vous présenter à ce beau monde, il serait bon que nous fassions quelque peu connaissance, ne croyez-vous pas ? Allons sur la terrasse, il y a le bar et des fauteuils …

   – Bien sûr monsieur Nacache, croyez que je suis un peu confuse de vous accaparer. Je vous prive de la compagnie.

   – N’oubliez pas que je suis en mission et Logel est un terrible tyran.

   Et les deux, tout en badinant de s’éloigner et de s’installer à l’écart.

   – Vous savez, monsieur Nacache, monsieur l’Ambassadeur vous a décrit de manière dithyrambique, votre sens des affaires, votre témérité, votre expérience, et puis ce côté un peu secret.  Je crois que profiter de votre connaissance du terrain et puis tous ces gens je suis un peu timide, parlez-moi un peu de vous, de vos activités, ce doit être fascinant minauda-t-elle.

   Le libanais gonfla dans sa veste de soirée. Il but une gorgée de son cocktail sortit un énorme cigare demanda la perm, le prépara, l’alluma et dans le nuage qui sortit de sa bouche :

   – Et bien que voulez-vous savoir sur moi ? Mais je risque de vous décevoir. Gello a tendance à me mettre plus haut que je ne suis. Je ne suis qu’un modeste commerçant.

   – Je pense que vous vous sous-estimez. Par exemple, arrêtez-moi si je me trompe, monsieur Gello m’a dit que vous travaillez avec le sud et que vous entretenez des contacts avec les opposants et même avec John Garang. Combien de gens ici, pourtant diplomates agents de renseignement, chiffreurs et autres peuvent s’en targuer ?

   Bien sûr Djoumlat restait comme à l’habitude quand étaient abordées ses affaires, prudent discret mais la fille était belle si belle si française et puis qu’est-ce qu’il risquait ? Il ne put s’empêcher de se faire valoir.

   – Garang, je l’ai rencontré d’abord en Ouganda puis à Maridi et Tzara. Il fallait se mettre d’accord. On reste en contact mais je deale surtout avec Salva Kiir son principal lieutenant.

   – Vous semblez connaître parfaitement tous les protagonistes. C’est fascinant incroyable, faisant l’ingénue, vous permettez que je prenne des notes.

   – C’est à dire que …

   – Oui ? jouant l’étonnement frustré.

   – Ecoutez, déjà on nous regarde. Passez à mon bureau demain matin. C’est à côté de l’Acropole, votre hôtel, n’est-ce pas ? On aura tout le temps. Qu’en dites-vous ?

   – Et bien d’accord, mais attention monsieur Nacache, un vrai interview avec photo de l’aventurier du sud sur sa base de repli. Grace à vous je tiens mon premier article.

    Léger froncement de sourcils, et donc :

   – Bien entendu, tout ce qui apparaîtra ne le sera que si vous y consentez. C’est notre habitude…

   Les yeux noirs de la fille, si profonds, et puis, le coup de grâce :

   – Et si vous me faisiez danser maintenant, on m’a dit que vous excelliez dans l’exercice.

   Qui a vu un rhino danser avec une girafe, un sanglier avec une gazelle …

   Djoumlat était aux anges et la soirée lui fut trop courte.

 

 

 

Djoumlat Nacache

   Le lendemain, Chris professionnelle, cheveux en foulard, lunettes, pantalons, manches longues, stricte, Arnaud plus décontracté. Le nom de la société « Quatcorp » n’apparaissait en petit qu’au-dessus du bouton de l’interphone. Escalier sombre, murs défraîchis « c’est ça ton grand trafiquant !» Palier. Lumière automatique, trois portes, deux blindées. Sonnette, un nubien, djellaba enserrée par une large ceinture rouge et fez sur le crâne. Salle d’attente richement surchargée. Fauteuils profonds, café, thé, carcadé. Attente.

   – Bon dis Chris, ça fait un bail qu’on poireaute, on se tire ?

   – Une minute et on y va. Tu sais le temps ici, est élastique. Rendez-vous à dix heures faut comprendre à partir de …

   Bruits, éclats de voix et Nacache, son physique de bûche, sort en compagnie d’un grand gros médaillé.

  – Mademoiselle Reihac permettez-moi de vous présenter le général Mohamed Hamdan Dagolo, mais ici mon ami Hemeti. Et se tournant vers le général, présente en anglais les deux journalistes.

   Ca fait tilt dans leurs têtes, ce colosse bedonnant est bien présent dans leurs notes, impliqué dans tous les trafics, dans toutes les saloperies ambiantes, armes, or, djandjawits, FSR…  Mais après les avoir salués le « général » se casse. Tourisme au soudan, ça le fait sourire.

   Entrée bureau, un géant roux se déplie, salue d’un signe de tête. Fait mine de se retirer.

   – Reste Helmut, on va avoir besoin de ta science du terrain. Ou plutôt tiens ! Fais leur visiter notre modeste officine. J’ai deux trois coups de fil pour Hemeti. Et tiens en passant, commande !

   En fait, la modeste officine occupe deux étages, salle secrétaire, cuisine, salle des cartes, salle de réunion. Un plantureux fatour (petit dej de dix heures) les attend. Fatour plus libanais que soudanais, feuilles de vigne, meze … La conversation s’engage sur le passé de « l’homme d’affaire ». Notes de Chris :

   Enfance pauvre dans un village de montagne Chouf, école catholique francophone, petits boulots (cireurs de pompe, vendeur ambulant de tamarin …) premiers petits trafics, étude rapide approfondie et appliquée de la finance de rue, quick money, première officine avec pognon sur rue, premier pécule, mariage et donc premier capital conséquent. Premières affaires dans l’import export de belle famille, période plan plan, puisque simple chef de projet. Rapidement veuf et donc libéré, monte sa boîte et investit en Afrique. Il applique un principe tout simple : Acheter là où ça ne manque pas et donc pas cher et vendre là où ça manque et donc très cher. La clef étant le transport…Le « ça » est dans sa bouche très pluriel, mais les conversants pensent à la même chose. Il ne précisera pas. « Vous savez je fais du business. J’ai pas d’état d’âme. » et l’habituel  tape en touche « si c’est pas moi, un autre …»

   Séance photos, Djoumlat regardant la carte murale, Djoumlat compulsant un dossier à son bureau de ministre, Djoumlat discutant avec le portier nubien … Flatté, Nacache l’aventurier brasseur d’affaires, tire sur son cigare. C’est peut-être la première fois qu’il se lâche sous l’œil étonné et réprobateur d’Helmut. Il murmure « Vous savez, chez moi plus t’as d’argent plus t’es quelqu’un, moins t’en as plus t’es rien, c’est le Liban, et je suis libanais. »

   Chris s’étonne (ou fait semblant) de la faisabilité de commercer dans des conditions aussi difficiles. Et lui d’expliquer :

   – Dans ces zones en guerre, il y a toujours, comment dire des porosités des couloirs pour le commerce et en Afrique les zones d’affrontement sont fluctuantes. Ca dépend de la saison des pluies par exemple. Tel village peut être aujourd’hui sous le contrôle du SPLA, peut revenir au Nord le lendemain et cela parfois sans combat. J’ai des informateurs dans les deux camps. C’est un fort investissement mais il y a retour.

   – Mais je veux dire, pardonnez-moi, j’y connais rien dans la finance, mais avec cet argent qui dévalue vitesse grand V…

   – L’argent ! La livre soudanaise, vous plaisantez, on travaille en dollar ou avec de l’or, comme du troc. Et l’or ne dévalue pas. Après c’est Dubaï.

   – C’est légal ? Et devant le renfrognement … Pardonnez ma question mais comprenez la comme si je peux le mentionner dans l’article s’embrouille un peu Chris. 

   – Vous pouvez sourit Djoumlat. C’est la banque Lambert qui s’occupe des transactions. Tiens, d’ailleurs le vieux, un vieil ami, s’est retiré en France par chez vous, je crois. Nous sommes en affaires. J’y suis invité et je ne dis pas qu’un jour je n’accepte pas surtout si vous …

   Regard lourd sous-entendant. Terrain glissant dangereux pour Chris. Donc pas suivre. Sourcils pro, elle note sur son carnet, petit silence et dévie vite fait :

   – Comment se déroulent ces opérations. Ce doit être dangereux, enfin je veux dire pour le moins délicat non ?

   – Oui mais pour nous c’est presque de la routine. J’ai une très bonne équipe surtout depuis qu’Helmut est là.

   – Ah ! Monsieur Nacache, ce qui vraiment donnerait corps à notre article c’est que nous puissions nous joindre à une de ces missions. N’est-ce pas Arnaud ?

   – Bien sûr ! Enfin si c’est possible ?

   – C’est que …

   – Vous savez, nous sommes des professionnels, nous avons déjà couvert nombre conflits. Nous savons être discrets. Et puis bien sûr nous avons l’habitude de rémunérer de tels services qui sont inestimables, pas en or bien sûr.

   Helmut émit une petite toux. Les deux hommes s’entretinrent rapidement en arabe.

   – Helmut n’est pas contre, mais si vous pouviez être plus précis sur comment dire votre implication financière je crois que cela l’aiderait à se décider vraiment, le terrain c’est lui vous comprenez…

   Et s’adressant à Arn :

   – Vous comprenez n’est-ce -pas ?

   Arn se fit évasif puis renvoya la balle :

   – Bien entendu, monsieur Nacache, mais vous êtes plus compétent que moi. A votre avis combien faudrait-il pour s’assurer de son consentement ?

   – Disons que, si vous pouviez … en cash bien entendu.

   Et c’est ainsi que les deux journalistes furent additionnés à la prochaine expédition avec ordre de ne parler à personne de l’équipe sauf à Helmut et en français, de rester toujours en deuxième ligne, à l’écart, de ne prendre des photos que de loin et très discrètement etc … L’opération était pour le surlendemain. Helmut passera à l’hôtel pour finaliser.

   La conversation se continua plus badine entre Chris et monsieur Nacache. Helmut et Arn mettaient au point.

   – Vous savez mademoiselle vous pouvez m’appeler Djoum. Pourrions-nous nous voir plus tard dans la soirée ?

   – Euh ! Aujourd’hui ce n’est malheureusement pas possible. Ni demain, monsieur l’ambassadeur vous comprenez, ce sont des obligations mais à notre retour bien sûr …

   Plus tard :

   – Vache je te savais pas séductrice, femme fatale ! Le petit jeune bon je comprends ! Mais ce puant merde !

   – Arrête ! Ce porc ! Et à ce sujet, moi, je prends l’avion de mardi, le jour de notre retour. On a les confirmations non ? Alors tu vois, je risquais pas grand chose. Tu me vois arriver dans ma montagne avec ce tas …

   – Arrête Chris je déconnais !

   – Et pour le petit comme tu dis, d’abord c’est pas un petit, ça y fait croire, ça l’arrange, et puis on est de la DASS tous les deux voilà merde, mais ça excuse tu peux pas comprendre. Bon, c’est quoi le trajet ?

   – El Obeid, Dilling, Kadugli, Talodi et au final le Lac No

 

 

 

Tourisme Nature et Tonnerre

   Et donc le surlendemain, départ quatre heures du matin. Un Berliet à deux ponts avec comme d’hab à bord chauffeur, mécano, arpette et … trois kalach. Précède le BJ 70 de la boîte avec, Helmut Arnaud devant et Chris Salif derrière. L’avant parlait. Arn avait joué le jeu, sport de combat, souvenirs militaires, Helmut la légion, Katanga. Ils ignoraient l’arrière, Salif et Chris mutiques.

   – Au fait Helmut, y a quoi dans le chargement ?

   – Djoum t’as pas dit. C’est chinois, ils se tirent dessus avec quoi !

   – Ah bon des armes ?

   – Hé hé ! Non, ça c’est fait, des munitions, t’inquiète tout y est. Ils ont de quoi s’occuper toute la saison des pluies rigola l’ancien légionnaire.

   Dix heures après :

   – Bon, les journaleux, on est arrivé.

   La soirée fut courte. Réparation des crevaisons, vérif des niveaux, petit feu, repas succinct. Aragi aidant, Helmut et Arnaud continuèrent un temps à faire les anciens combattants. Salif accompagna Chris jusqu’au bord du lac, lui montra Venus la marcheuse de la nuit, la chamelle et son petit. Et tout le monde au « lit ». Elle dans le BJ, Salif sur, les autres dans le camion sauf le garde.

   Et au petit matin,

   – Les voilà !

   – Arn tu peux traîner un peu mais toi la gonzesse tu restes le plus planquée possible. 

   Chris regardait dans le rétroviseur le déchargement. Des gamins, nerveux très nerveux. Arn lui souffla :

   – C’est des nouveaux, l’était pas au courant, ça l’ennuie. S’il avait su y nous aurait pas pris. Le gars avec qui il dealait, un lieutenant de Garang, est mort, le chef c’est son fils Khaled t’as vu il en a mis deux en surveillance de l’opération, y font jamais ça, mais bon l’équipe se rode. 

   – T’as pu shooter ?

   – J’ai tout dans la boîte, tiens planque, je leur ai montré l’appareil, j’ai dit le paysage et les camions, y se doutent pas.

   Non ils ne se doutaient pas, ils ne pouvaient savoir que le vieil argentique de Arn était muni d’un objectif trafiqué qui permettait de prendre à l’équerre, de prendre les caisses de munitions, de prendre en zoom les inscriptions en chinois et en anglais (Norinco … CNIC China North Industries Corp) et donc leur provenance.

   – Il leur a dit qu’on était des touristes, qu’on payait bien et que toi, t’étais un peu malade.

   Le Berliet vide, Khaled fit ouvrir les caisses. C’était inutile mais il s’essayait au commandement. C’était pour la forme, Helmut n’avait aucun intérêt à les tromper. Cela aurait interrompu le trafic juteux. Helmut, Khaled et sa mallette martingale montèrent à l’arrière. Arn les prit à l’équerre. Les autres continuèrent d’ouvrir et vérifier avec autant de maladresse que de sérieux. Deux continuèrent à faire le guet à l’envers. On aurait dit qu’ils jouaient à la guerre mais en même temps ils savaient que ce n’était pas un jeu. Nerveux tous nerveux. Arn et son bob avait dans sa boîte les participants, leurs jeunes âges, leur mines guerrières. Arn et son air niais se concentrait sur le contenu des caisses. L’une particulièrement lourde s’avéra récalcitrante et les pieds de biche inopérants.

   Helmut et Khaled sortirent du camion le sourire aux lèvres et se tapant dans le dos. Ce qui dégela quelque peu l’atmosphère. La caisse ne s’ouvrait toujours pas. Ca énervait. L’opération allait se terminer.

   Helmut et Khaled souriaient en les regardant s’échiner. Quelques lazzis mais soudain :

   – Ah le con, arrête ! Mais il est trop …

   Un des jeunes tire une rafale sur le mécanisme de fermeture.

   Explosion.

   Arn décolle. Les deux surveillants en face s’affolent. Les kalach crépitent.

   Tout le monde à terre, Chris a vu Arn. Chris sort.

   – Couchez-vous ! Bordel ! A terre !

   Chris court vers Arn, ce qu’il en reste. Salif court vers Chris. Tir. Chris s’effondre. Salif se couche sur Chris. Il en prend une.

   Helmut tire. Les deux allumés éteints :

   – Khalas Rhaled, mafish muskela !

   – Ader ! Taban ! Laken …

   Helmut se relève. L’autre aussi.

   Ils rient.

   – Merde, mes touristes !

   On allonge Arnaut et Chris dans le BJ. Salif récupère carnets rouleaux et appareil. Helmut planque la mallette. Tout le monde se tire. Salif, ça va, la balle est sortie de l’épaule, un pansement vite fait. Ca tiendra …

   Arrêt El Obeid pour un fax. « un colis endommagé, l’autre inutilisable, les deux à dégager »

   Six heures après, à Khartoum, Djoumlat a déjà téléphoné :

   – J’ai deux colis. Ils sont un peu abimés.

   – ….

   – Tu vas livrer ça à l’ambassade, passe par derrière. On t’y attend. Donne la mallette.

   Pour Arn, cercueil blindé, rapatriement.

   Avion médical et militaire pour elle.

   « De toute façon, elle n’était plus envisageable » soupire Djoumat en comptant les billets.

 

 

 

Voleur d’espaces

   Depuis l’enterrement, le soir, les huit se retrouvaient « chez Marie » après la fermeture. On y faisait auberge espagnole dans la salle du fond. En mangeant, les vies s’entrelaçaient. Le grand parlait de sa meneuse, qui vieillissait mais avait transmis à une de ses filles, de ses chiens, du client qu’il avait perdu un temps dans le brouillard, Chris de ses reportages, de sa peinture, de Justius …  Sylvie de ses patients des vieux qui ne veulent pas aller en maison, Thiégaut de ses vieilles bagnoles, les dernières arrivées (Taxi londonien, cournil, MG  …) Yselda des élèves « il est comme toi gamin, lent de la comprenote mais quand il a compris » et de son envie d’enfant.  Mélie de ses joueurs de carte, de l’humanité du café, de son Mattéo et de son retour « T’as des nouvelles, il compte les jours. » Fleur de ses chèvres chamoisées, Ferdinand de ses vaches de ses fromages, de l’avenir obligatoirement écolo !

   Puis ils passaient à leur cahier.

   Mais ce soir -là…

  En rentrant, Chris avait ranimé le feu en l’oxygénant de vigoureux coups de tisonnier, y avait rajouté une bûche de bouleau pour une flamme rapide et une de chêne pour la durée. Deux salières de part et d’autre du foyer se faisait face. Autrefois, ces cantous étaient salon, lieux de médisances prudentes, de sous-entendus, de plaisanteries souvent grivoises, mais aussi de premiers contacts amoureux sous prétexte de dénoisillages collectifs.  Elle se servit une gnôle de prune, alluma son cigare, ce n’était pas, pas du tout de ses habitudes mais elle était secouée. Elle s’installa en fixant le feu. Chez Marie, la soirée avait commencé comme déjà à l’habitude. Chacun amenant son lot d’idée, de rêves de désirs … A quel moment, cela avait dérapé ? A quel moment et pourquoi le grand avait soudain cassé le calme de sa voix et de ses gestes ? Bien sûr, tous avait remarqué son absence, sa distraction, sa mâchoire crispée, son manque de sourire … tous s’étaient regardés après sa troisième prune lui l’habituel sobre. Ce n’est qu’à la fin prématurée de la soirée et par lui provoquée que Chris avait compris que les autres savaient ou plutôt savaient quelque chose.

   – Alors, vous êtes contents, ça va se faire hein ! 

   – D’abord grand, c’est pas sûr, écoute on sait bien que ça te fait pas plaisir, d’ailleurs nous non plus …

   – Tu parles, ca vous arrange ! Tout le village a signé à part nous les bergers, tout le monde a signé et donc vous aussi et ne me dis pas que je débloque, j’étais à la réunion cet après-midi et le préfet nous l’a montré, la pétition.

   – Oui, grand on a signé, mais c’est pas de gaîté de cœur mais tu vois bien que le village se meurt à petit feu, alors …

   – Regarde à Liaron, t’y travailles bien toi comme nous !

   – Là-bas y z ont pas touché aux estives. Ce n’est ouvert que l’hiver. Non mais t’as pas vu le projet, toute la vallée, la forêt, notre forêt, transformées en champ de foire pour touristes bêlants. C’est ça que vous voulez !

   – Mais grand, c’est quoi, cette histoire d’estive !

   – Vous comprenez rien, c’est des privés pas comme à Liaron. C’est ça que vous voulez un diner lande.

   – Non, grand on veut pas mais il ne reste que douze élèves à l’école t’as une autre solution pour qu’Yselda ne parte pas.

   – Elle a qu’à en faire des enfants si y en a pas assez, grommela-t-il en se retournant vers le comptoir et la bouteille. Yselda n’entendit pas ou plus probablement vu son expression attristée fit semblant. 

   – Et moi, ils m’ont proposé l’entretien du téléphérique et celui de tous les véhicules. 

   – Tu parles t’as signé quelque chose, ils ont leur propre équipe tu penses bien qu’ils payent à minima si tu crois qu’ils ont besoin d’un bouseux dans ton genre. Tu veux que je te dise, ils vont te proposer un stage. Et à la fin, « on vous rappellera »

   – Et puis, y a le marché, c’est Pujol qui le dit, l’étude est formelle.

   – Qu’est-ce t’en sais et qui l’a faite l’étude hein ?

   – Y aura du monde, l’école va rester, l’épicerie le bar va continuer … »

   – Mais t’es totalement nase. Ton épicerie bar restaurant minable, c’est pas ça qui va tirer les touristes mais t’as vu le projet, y a un super marché, un mac do … Tu vas finir caissière ou serveuse.

   Sylvie voulant plaisanter, voulant désarmorcer, de sortir une énormité, de dire le contraire de ce qu’elle pense :

   – Et alors qu’est-ce que t’as contre un super-marché, contre un cinéma. Faut être de son temps non !

   Mais le grand dans sa névrose :

   – Ton temps, il est beau ton temps. Promener les enfants dans les allées aseptisées, la balade du samedi, la télé insipide à la place de nos veillées …

   Sylvie croyant à une sur vanne :

   – Et puis, la compagnie achète les maisons un bon prix. Quand tu penses notre masure, ils l’estiment à …

   – Quoi ! Gros Louis, tu vas vendre la maison de tes vieux ?

   – Tu rigoles ! Bien sûr que non mais c’est vrai, ça fait une somme.

   – Et puis, on se fera construire. Un pavillon propre fonctionnel… comme les riches quoi ?

   Mais le grand, l’humour tué par sa colère :

   – Un poulailler, sur modèle Ah les nuls ! Chavais pas que t’avais des rêves de clapier…

   A part Chris, pas une pas un n’échappa à la vindicte du grand. Même Ferdinand et Fleur, accusés de se contenter d’être spectateurs. C’était une colère profonde venant d’enfance et nourrie par son impuissance d’adulte.

   Il n’avait aucun titre de propriété, sur ces hautes terres rocailleuses, sur ces endroits de silence, mais ces paysages en équilibre s’ils n’étaient à lui, étaient lui. Les autres comprenaient : on lui volait le passé dont ils faisaient partie, on détapissait ses souvenirs qu’ils habitaient et ils partageaient son désarroi. Mais ils étaient en attente, en sursis. Ils le savaient et la perspective de la station était une vraie espérance. Gros Louis, sa femme s’inquiétaient de l’avenir dans ce trou qu’ils adoraient, Yselda refusait systématiquement toute mutation toute promotion mais « mademoiselle si on ferme l’école vous n’aurez pas le choix … » Mélie, la plus jeune du groupe attendait son Mattéo « de toute façon quand je sors, je reviens chez nous je veux plus ailleurs, tu parles le fric les belles bagnoles, ch’uis guéri va t’inquiète.» Et c’est elle qui était peut-être la plus alarmée de l’état de son grand, son grand qui les avaient toujours protégés et elle enfant parce que la plus petite particulièrement, elle qui maintenant et depuis l’histoire recevait son soutien amical souvent financier « tu parles au point où j’en suis ! » et inconditionnel.

   – Mais grand, tu vois bien que le pays vivote, que certains d’entre nous pensent à partir faute de boulot. Pour moi, c’est une chance … pour Mattéo, je pense à lui quand il reviendra, y aura du travail … »

   –  C’est ça … voleur à la tire y aura le cheptel, du beau monde bien friqué !

   – Tu peux pas dire ça … Non tu peux pas dire ça murmura Mélie d’une voix blanche fragile.

   C’est à ce moment-là que Flora cria sa dent sortante, faisant ainsi une diversion bienvenue. Les filles s’échappèrent et se découvrirent autour du berceau des talents de mère.

   – Attends, je vais la porter un peu. Yse tu peux mettre deux couvertures sur la table, elles sont là dans l’armoire en haut.  Et Chris, tu peux lui faire couler un bain tiède ?

   – Bien sûr, je m’en occupe.

   – Pas trop, juste de quoi la tremper.

   – Ah bon, elle sait pas nager ?

   Mélie déambula quelques temps en gazouillant dans les yeux de sa fille et en lui imprimant de petites secousses. Mais dès que la douce danse s’interrompait, les yeux de Flora perdaient leur flou d’assoupissement et les cris reprenaient. Elle fut allongée sur la table à langer pour un massage qu’elle apprécia et la fit même sourire mais avec le même résultat. Et donc, Chris ayant annoncé que le bain était prêt, on se retrouva devant la baignoire.

   – La pauvre, ça lui arrive souvent ?

   – Y a pas de cachet ? Un médoc ?

   – J’aime pas trop mais bon si ça passe pas je lui donnerais un doliprane enfant.

   – Eh oui, faut qu’elle fasse sa nuit, mais dîtes tant qu’on est entre nous, c’est quoi cette histoire, j’ai jamais vu le grand dans cet état …

   – La station ? C’est vrai, ça a l’air de sérieusement prendre forme. Ca met les bergers en rogne… On sait pas trop pourquoi… Je crois même qu’à la préfecture ça a bardé … Et le grand c’est un berger …

    – En tout cas, il m’a fait mal, très mal, j’aurais jamais cru … Non jamais ! Pas lui ! 

    Mélie avait les larmes aux yeux.

   – T’inquiètes Mélie. je suis certaine qu’il le regrette et que même ça doit ajouter à sa colère. T’as toujours été sa chouchou. Attends qu’il se calme et tu verras …

   Dans la salle, le silence. Accoudé au bar, le grand s’était enfermé dans sa tête, avec des papillons noirs dedans. Il se regardait dans la glace « t’es vraiment dépassé pov c.. » Les trois autres n’osaient un mot. Y avait comme de la honte, celle d’un abandon, d’une défaite, de la facilité, celle de l’abandon du grand. Lui se déplia et sans un mot avec un dernier regard où se mélangeaient colère, désespoir et mépris, sortit. On entendit le bruit rageur de la moto …

   Flora calmée, les filles revinrent. Mélie machinale, vaisselle des verres et rangement, larmes aux yeux. Sylvie maugréant « rêve de clapier », Yselda rêveuse sans enfants. Les garçons pas mieux, tassés têtes basses.

    – Il est rentré, je vais le rejoindre dit Chris, on peut pas le laisser comme ça, notre grand.

   – Il est pas chez lui. Il est en ville. Il y a une habitude, tu comprends, depuis que Grinda est partie…

    – Grinda ?

   – Oui, l’instit d’avant … Elle, dès qu’elle a pu s’échapper … Lui n’a pas voulu suivre. Tu parles quitter sa montagne !

   – OK mais y a quoi de si terrible dans cette pétition !

   – Dans la pétition rien, enfin je crois pas tiens regarde !

    – Et d’ailleurs faudrait peut-être que tu la signes ...

   – Moi je signe pas sans voir…

   Plus tard et malgré l’heure tardive, coup de fil à Jean Pujol maire de Gerlac …

 

 

 

 

 Effaçures

     Le lendemain matin, il faisait beau et elle sortit pour peindre à la lumière rasante de l’hiver. La première chose qu’elle vit en sortant, fut la moto. Elle entendit le pas lourd large du grand. Il apparut avec deux hases dans les mains.

   – J’ai relevé les collets.

   – Je vois que t’as pas perdu la main, un café ?

   – Pas de refus et dans mon cas y m’y faudrait du sel grommela-t-il embrumé de l’alcool de la veille, tu peins quoi ?

   – Notre coin, notre forêt.

   – Notre, tu parles pas pour longtemps.

   – Ca va pas hein grand ?

   – Non ça va pas, j’ai l’impression que tout s’efface.

   – Tu sais hier, on a causé après ton départ …

   – Bon tu vois bien, je débloque complet … même Mélie, ma tite Mélie … qu’est-ce que je suis …

   – Non t’es pas, grand ! Et tout le monde le sait et si tu les avais laissés parler au lieu de t’enfermer dans ta colère majuscule que je comprends note !

   – Ah ouais, faudra que je m’y fasse… Je perds tout, la forêt, les estives, mes amis.

   – Tes amis, nous quoi, là je peux t’assurer que non !

   Le grand silencieux, elle lui prit la main et se fit grande sœur, comme avant… comme avant.

   – Bon grand, d’abord faut que tu saches que pour la station, ils pensent que ça ne peut que se faire, alors ils s’adaptent quoi normal, et même ouais ils approuvent, mais pour le parc, la clôture non ! Et là je te jure ils veulent pas, ils savaient pas.

   – Mais ils ont signé ! Merde j’ai vu …

   – La pétition, ils m’ont montré. Le parc fermé n’y est mentionné que dans un alinéa minuscule et pas clair, possibilité d’enceindre, procéder à un enclosement privatif sécuritaire.

    – Mais le préfet, le …

   – Tu sais, je crois qu’ils se sont fait avoir. Qu’on s’est fait avoir, enfin pas moi, on a appelé Pujol, et lui aussi. Mais t’inquiètes, y a au moins maldonne, t’aurais vu le Pujol quand il a compris, quand on a compris. Alors, tu m’écoutes grand ! Là y a urgence ! Alors voilà ce que tu vas faire… D’abord, y te faut des prétextes pour ta dignité de mâle dominant …

   La land s’arrêta d’abord devant le café. Mélie le regarda entrer ses grands yeux malheureux, reprochants… Le grand la prit dans ses bras à l’étouffer, lui bredouilla des excuses de grand garçon à petite fille « Je te lâche pas tant que tu m’as pas pardonné, mon injustice, ma bêtise » Et bien sûr la petite fille trop heureuse de retrouver son grand …

   – Et pour Flora, regarde ! C’est pour elle !

   Et de lui offrir un collier d’ambre de succin.

   – Angie disait que c’est super efficace, tu lui mets dans le berceau. « Bon c’est presque l’heure de la sortie, faut que j’y aille » en laissant Mélie de la lumière dans les yeux.

   Direction l’école. Il sort l’herbier, attend la sortie. Yselda lui lance un regard noir mais il s’avance lui montre, entrant en classe et n’arrête pas de parler :

   – Comme promis, bon il est un peu grand ? Regarde y a de tout, je te le mets où ?  Je t’ai mis les noms, enfin comme on les appelle nous.

   Et en effet, sur des bouts de papier griffonnés, Aster, Poireau de chien, Biscutelle, Caille lait …

   – Bon, y manque l’orpin rose et l’herbe de chute mais je compléterai. Alors je te le mets où ? Il est pas trop grand ?

   – Non non pas trop merci, un peu pincée, pose-le là sur les deux tables.

   – Dis Yselda, je … enfin pour hier soir je … les yeux baissés en coin puis la regardant pleine face si tu savais comme …

Il ne la lâche pas, elle ne le lâche pas. Yselda sourit enfin. Il lui répond pareil. C’est fini, effacé, alors :

   – Que je fasse des enfants. T’as pas une autre solution ?

   – Je te les ferai, douze ou treize si faut !

   – Vantard !

   Thiégaut était sous une voiture. Alors quand le grand l’apostropha son lever de torse lui fit une bosse de cambouis sur le front. Le grand s’accroupit fit le canard et ce fut la bagarre, la bagarre des gamins comme avant, la bagarre bruyante grognée, la bagarrée devant les deux clients estomaqués. Cela fit sortir Sylvie qui comprit tout de suite et faussement scandalisée :

   – Vous n’avez pas honte, des gamins attardés et devant les clients en plus ! Et vos habits ! Relevez-vous et venez prendre quelque chose, et pas de gnôle pour ceux qu’ont pas l’habitude si tu vois ce que je veux dire !

   – Ah Thièg, je t’ai amené la mob de papy. C’est pour Chris, elle en a un peu ras le bol de son camion. Si tu peux la lui réviser vite fait …

   – Tu parles si je peux. Je te la connais par cœur la bécane. T’oublies que j’ai fais mes classes dessus. Elle marche pas ?

   – Si, si, je l’ai essayée mais tu sais Papi, les freins, c’était pas sa priorité. Et puis j’ai eu du mal à la déplier.

   – Ouais, je sais, faut graisser mais avoue que c’est génial l’idée de plier la bécane.

   – Dis Loïc, hier soir, on a pas eu le temps de te dire.

   – Si tu savais, tu nous as fait …, et puis la maison, c’était pour déconner, c’est même pas une idée en l’air. Bien sûr, ils ont proposé mais on quittera jamais ici. Tu le vois mon gros Thiégaut dans un clapier à contempler un feu factice. Et tu me vois moi sans mon Thiégaut … Du sucre ?

   – Non merci, et puis juste un peu, Mélie m’a déjà abreuvé.

   – T’as vu Mélie ! Ca c’est bien, c’est même très …

   – Et Isou, j’étais pas fier après les conneries que j’ai balancées. C’est comme pour toi, Sylvie je pensais pas ce que je disais, je te jure. Je sais même plus ce que j’ai dit vraiment. Je sais, je sais je suis qu’un pauvre … si tu savais ce que je m’en veux.

   Sylvie lui colla deux bises.

   – Tu sais bien que tu seras toujours notre grand, et c’est pas un coup de gnôle en trop qui va nous faire changer d’avis hein ! 

   Puis l’accolade de Thiégaut. Puis les trois larges sourires et en partant :

   – Tu le veux en plastique ou en carton ton pavillon de banlieue déclenchant un rugissement suivi d’un jet de torchon, et celui plus précis du rouleau à pâtisserie.

   Pour Fleur et Ferdinand, ce fut plus facile parce qu’ils n’avaient pas signés eux et qu’ils étaient d’accord avec lui. Il leur dit juste ce qu’il venait de faire.

   – Bravo grand !

   – Super mec, mais on a eu peur !

   Retour chez Chris et rapport, grand sourire.

   – Bon je vais te fendre le bois.

   – Tu sais chuis quand même pas handicapée et avec la machine de Papy.

   – Ouais mais moi ça me fera du bien, ça défoule, et comme ça je ferai l’alambic…

   Et les soirées reprirent. La haine pour ces salauds de promoteurs menteurs y put se développer. Le chasseur immobilier s’était présenté à la mairie. Il y fut fraîchement reçu par monsieur le maire qui n’avait pas du tout apprécié l’arnaque à l’alinéa spécifiant la clôture du parc. Il en avait été ainsi quand il s’était présenté chez Marie « Chez moi, il n’y a pas de place pour les voleurs » et la réunion d’information n’avait réuni personne. Les géants du coin l’avaient ramené poliment et fermement à sa voiture. « Je reviendrai avec l’expert » 

   Et Chris n’était pas la dernière à s’insurger. Un soir, elle arriva triste, tendue, préoccupée. Bien sûr on l’interrogea.

   – Les salauds ! Chuis plus bonne à rien y me lâchent, remarque je m’en doutais …

   – Explique-nous enfin si tu veux.

   – Voilà tu sais je vous ai raconté, je suis free lance et on faisait équipe avec Arnaud, putaing heureusement qu’il est plus là sinon !

   – Chris ? On est des plouks tu sais, free lance ?

   – Voilà, free lance c’est de l’anglais, ça veut dire que tu travailles pour qui tu veux ou plutôt pour qui veut. Grace à Justius, on avait signé avec Zigma un contrat pas d’exclusivité disons de priorité une clause de non concurrence avec d’autres boîtes.

   – Et ?

   – Tu comprends couvrir un conflit, ça demande de la prep, et donc un investissement donc dans ce temps disons creux, ils assuraient l’intendance. Ca nous permettait les prises de contact, les intermédiaires et en contre-partie ils avaient la primeur des reportages. Bien sûr on discutait le prix mais bon c’était un bon deal !

   – Et ?

   – Avec tes « et » tu m’énerves. On avait un contrat mais eux avait signé avec un binôme et tu vois bien je sors de l’hosto, et Arnaud … sa voix se cassa. On n’est plus opérationnel quoi ! Ils ont le droit si c’est ça ta prochaine question et même professionnellement ils doivent …

   Elle tendit la lettre officielle « Avenant de dissolution »

   – Et ?

   – Bien sûr, j’aurai des indemnités mais voila chuis finie ! murmura t-elle

   Les autres se récrièrent

   – Ca veut dire quoi « finie »?

   – En tout cas pas pour nous ! s’exclama Iselda.

   – Des finies comme toi, j’en voudrais tous les jours, Sylvie l’infirmière.

   – Et puis, y a pas que les conflits du bout du monde à couvrir.

   – C’est ça les chiens écrasés !

   – Peut-être mais y a quand même des choses bizarres tiens regarde !

   Sur « la montagne », était relaté l’assassinat d’un jeune homme retrouvé dans les fourrées d’une aire d’auto route.

   – Le mystère reste entier. Personne ne l’a reconnu. T’es toujours journaliste non ? Bon d’accord, c’est un fait divers, c’est pas le sud soudan mais …

   – Et puis au moins on te verra plus souvent non ?

   – Y a que ça de positif sourit-elle mais bon, le danger, l’adrénaline, la folie des hommes vous pouvez pas comprendre …

   – Bien sûr, je te dis, on est des plouks.

   – Idiot ! Toute façon y a rien à faire, t’as raison, tiens en attendant je vais me mettre sérieux à la peinture et à l’écriture. 

   – Ben justement on continue …

 

 

 

La colère du vieux 

   Ce mardi, l’entrée de Justius à l’agence de presse Azygma France avait interrompu une discussion plus qu’animée parmi les cinq autres membres de l’agence.

   – Vous en faites une gueule, y se passe quoi ?

   – Rien, rien Patrick t’attend.

   – Lui, y te dira, nous on a trop la rage. Au fait t’as eu deux coups de téléphone au sujet de Chris. Une femme puis un homme mais le même numéro de l’étranger, tiens je l’ai noté ils ont rien dit sauf qu’ils rappelleront.

   Justius pensant leur faire plaisir leur donne les dernières nouvelles de Chris,

   – Ben justement, Patrick t’attend on te dit …

   Et donc, quelques minutes après, Justius une lettre à la main pâle hébété, poing serré.

   – Alors, t’as vu ?

   – Mais c’est dégueulasse ! Et en plus ils l’ont prévenue directement sans passer par nous.

   – Et en même temps dans un certain sens logique non ?

   – Mais p..g, elle est pas morte, elle va se remettre ! Un peu de temps c’est tout. On peut pas les laisser faire. Putaing, comme cadeau de Noël, dans son état bonjour la déprime !

   – Ecoute Just, c’était pas prévu cette balade dans le Sud…

   – Mais bordel, rien n’est jamais prévu quand elle travaille. Officiellement c’est découverte du monde et après elle s’adapte. Tu sais bien ! Et eux aussi. C’est pas écrit ! Ca peut pas ! Et alors les charniers rwandais, c’était prévu ? Et là ils ont pris non, trop contents ?

   – D’accord, mais là ils vont pas prendre. Ou plutôt si puisqu’ils ont financé mais y vont pas exploiter, ça c’est sûr. J’ai comme l’impression qu’ils ont les foies, qu’y a des pressions qu’on connaît pas. Tu sais, le sud-soudan c’est potentiellement très riche et tant que c’est le chaos, ces richesses ça peut se piller. Juba est plein d’affairistes, et y a pas que des chinois, y a des amerloch, y a même des français d’anciens politiques à ce qui se dit, mais surtout des chinois. Et puis c’est pas des bisounours, alors ta Chris, elle est plus opérationnelle, donc ils s’en débarrassent. Faute professionnelle qu’ils disent mais pour moi c’est pas ça. Y savent bien comment elle travaille. Non, c’est même pas ça. Je suis sûr que ta Chris a vu ou touché des trucs pas catho et qu’ils veulent pas que ça se sache.

   – Quoi Ma Chris ! C’est Notre Chris, tu verrais la gueule qu’ils font les autres ! Je m’en vais te les appeler ces enfoirés, et surtout l’autre connard !

   – Merde Just, calme-toi et puis bè oui, TA Chris, c’est bien toi qui la traite, et puis tu l’aimes bien non, comme nous tous d’accord, mais nous quand elle est en opération, on dort, on rentre chez nous, nous …

   – Et alors, oui de l’estime oui, beaucoup, plus que ça même, ouais comme ma fille si tu veux savoir et alors ! Elle en a plus dans sa culotte que tous ces planqués.  Putaing mais tu peux pas les attaquer ? Y a rupture de contrat non ? Bordel, si j’en chope un, je te jure y a une place libre au val. Et puis elle était pas seule. Ouais, pour Arnauld, ils ont fait quoi pour garder leur fric hein ?

   – Et justement, y a plus de binôme, t’as lu non ? Ca leur fait un argument de plus pour casser le contrat. Et puis je te dis que c’est pas une question de blé.

   – Mais P…, on dirait que t’es d’accord avec eux !

   – Et allez ! Voilà que tu m’insultes ! Trente ans qu’on mène cette boîte, on en a connu des emmerd non ? Et voilà que tu m’insultes … Non je déconne mais calme-toi ! On va trouver une solution, je te jure bordel ! Alors tu te calmes Just. Tu te calmes merde ! C’est pas en les traitant ou en leur cassant la gueule que ça va arranger les choses pour Chris !

   Justius était hors de lui. Il avait largement dépassé l’âge de la retraite et ne continuait que par amitié pour Patrick et par peur de l’ennui et de la pêche à la ligne. Arranger les choses ! Il voyait bien, l’ancien, ce que ça voulait dire. Négocier une prime et on se débarrasse de l’handicapée, voilà ce que ça voulait dire. Sa colère parce qu’impuissante se transformait, plus froide plus blanche.

   – Bon j’ai compris ! Je me tire, vous allez recevoir ma lettre monsieur Roy, monsieur le directeur, ironisa Justius se dirigeant vers la porte.

   Patrick s’interposant :

   – Et c’est pas non plus en disant des conneries, ta lettre mets-la direct aux chiottes connard !

   Puis chuchotant :

   – Mec ouvre la porte d’un coup, tout’façon, c’est ce que tu voulais faire, non ?

   Et quand un huitième dan ouvre une porte d’un coup, ça va vite, très vite. L’œil de Djémie la secrétaire reste au niveau de la serrure, les oreilles de Myriella la juridique, de Luc l’informaticien, de Gérard le logisticien, de Libertad la réceptionniste restent penchées. Et donc bredouillis et sourires gênés.

   – Bon Mariella ! Entre et viens LUI faire le topo.

   Et donc :

   – D’abord le cadre : notre agence Azygma France, agence de presse exploitée par Zorba Zigma, filiale de Corter Corporation. Jusque là bien sûr tu suis ?

   – Tu m’emmerdes avec tes évidences !

   – D’accord, je t’emmerde et je vais continuer. Donc dans ce cadre et à cause ou grâce à toi, Chris avait un espèce de CDI qui lui permettait de préparer tranquille les opérations. Statut quand même privilégié dans le milieu non ?

   Haussement d’épaule de Justius. Il sait tout ça.

   – Et donc dans ces conditions, son accident n’est qu’un, excuse-moi ça m’arrache la gueule, un accroc, un aléa. De leur point de vue je veux dire hein ! Ca n’a pour eux aucune incidence financière, la sécu sa mutuelle tu vois non ? Donc inconcevable qu’ils cassent le contrat.

   – Et ?

   – Et alors j’ai cherché. D’abord Zorba Zigma, et là gros chambardement. Gaêl, Rostand virés avec de bonnes indemnités très bonnes hein ! Et là comme nous, ça comprend pas trop !  Alors Chris, en bout de chaine, un détail, tu piges ?

   – Bê non !

   – Vache ! Just je vais te faire du mal. Réfléchis, nous, on trouve, on fait, on propose, on donne, ouais d’accord bien sûr, on vend. Et eux ils prennent, y z ‘exploitent.

   – Et ?

   – Mais ça c’est fini. En tout cas avec eux, c’est fini ! La Corter appartient depuis 6 mois à Visual China, entreprise totalement indépendante si tu vois ce que je veux dire … Et ce sont eux qui maintenant commandent. Tu vois ?

   Non Justius ne voyait pas, ne pouvait pas voir. Il fallut un peu de temps ...

   Et quelques minutes après, toujours pas calmés mais colère rentrée les deux vieux pots avaient décidé : retraite provisoire de Justius et Chris à la place avec période de tuilage, en attendant …

   Plus tard, avec toute l’équipe :

   – Tu pars quand ?

   – Demain.

   – T’auras pas le temps de l’écrire ta lettre !

   – Pourtant on est en manque de PQ !

 

 

 

Pascal de Fonta

   Le même jour, table en ovale, Pascal ressasse son premier presque échec professionnel. Le PDG de Fonta entre. C’est la traditionnelle réunion du Lundi. Tour de table sur les projets en cours. Du classique pendant deux heures, achats de terrains, subdivision en lotissement, infrastructures, vente profit, redéveloppement, locations, rénovation, conjoncture, prélocation et surtout fonds propres et financement … Bien entendu, on se tutoie et la communication se fait à l’horizontale. Sauf quand vient le tour de Pascal. Le projet du parc d’attraction, réserve animal et station de ski familiale, c’est le bébé d’Alphonse Elissalde le DG, originaire du coin. Il en a confié la réalisation à son meilleur et donc plus fourbe agent chasseur.

    – Alors Pascal, on en est où ?

   – La phase d’incubation et de planification interne nous a permis de développer une vision générale. La phase de cadrage et de conception a permis 1) de planifier 2) d’orienter la démarche et 3) de définir le périmètre et les enjeux. Elle a fait apparaître trois parties prenantes incontournables, le maire, le préfet et les habitants. Je suis maintenant dans la phase de mise en œuvre et de déploiement …

   – Du concret Pascal ! Bordel, on te demande pas un cours de management !

   – Bon, la direction des finances publiques où je connais des gens a reconnu que la forêt est le contraire de rentable et que la vendre serait judicieux. J’ai obtenu rendez-vous à France Domaine et à l’ONF. Je vous passe les tractations mais j’ai fait valoir l’impact sur le développement économique du coin.

   – Au fait Pascal, au fait !

   – Donc conclusion. Sous réserves des droits de préférence et de préemption, l’état est prêt à céder les cinquante hectares de forêt et landes à la compagnie pour la somme de …(tu l’as sous les yeux.) J’ai vu le représentant du département, j’y ai promis une participation à son projet d’aide à l’autisme (sa fille l’est). J’ai vu le directeur départemental des finances publiques et il m’a accompagné.

   – Ah bravo, alors, qu’est-ce qu’on attend ?

   – Je répète patron, droits de préférence et de préemption. Et là, les ayants-droit sont le maire et les voisins. Le maire est favorable mais seulement si ses administrés sont en très grande majorité d’accord. Il y a, plutôt y avait quatre riverains : un vieil anglais mort devant son whisky et qui attend à la morgue que des héritiers se présentent. Y a un testament avec une clause un peu bizarre, exigeant la présence à son enterrement des ayants cause. La clerc n’a pas voulu me donner les noms mais elle m’avertira dès qu’ils se manifestent. Au besoin elle sera là quand on le mettra dans le trou, pour attester de leur absence. Dans deux ou trois jours. Dans ce cas, les biens reviendraient à l’état. Ce qui serait parfait.

    – Bon dans trois jours, ça devrait être réglé et les autres ?

   – Un berger totalement allumé et dans le besoin, l’héritière d’un couple de vieux fous récemment décédés et un garagiste qui vivote.

   – Et donc !

  – Et donc, j’ai lancé par le préfet et le maire une pétition. On a fait valoir tous les avantages, travail, développement, téléphone (Tu verrais, c’est plus qu’une zone blanche y a deux postes téléphoniques et encore quand ça marche). Bien sûr je n’ai mentionné l’autonomie du parc que dans un alinéa, comme une possibilité. Quoiqu’il en soit, c’est signé par une grande partie de la population sauf par les bergers qui s’accrochent au siècle dernier, que dis-je avant-dernier. Pour tout dire, la dernière réunion a fait flop, quand ils ont compris que la forêt pouvait, allait être privée et … entourée. Mais bon, on s’en tape, ils ont signé.

   – Bien joué ! Je te reconnais là !

  – Pour les riverains, je propose qu’on achète leurs turnes. De toute façon, on en aura besoin. Si t’es d’accord, j’irai les démarcher un par un.

   –      Bien sûr, fonce !

 

   Le même jour au soir, hôtel « Le lion d’or », Pascal seul à la table du resto, compulse les fiches des riverains, Loïc Rimbaut le berger désargenté, Thiégaut Cathala le garagiste plom plom et Christine Reihac la journaliste. Une jeune femme longue et noire vêtue, solitaire lui fait face. Plus loin, derrière un paravent, il devine quatre personnes dont un mec géant et une gamine.  « Des étrangers, arabes sûrement, ici pour un enterrement, la dame aussi, ils ont voulu être isolés, en tout cas pas bavards » lui avait murmuré le maître d’hôtel.

   Le lendemain, Justius lui succédera à la même place et à la même heure et en présence des mêmes convives. La longue dame lui rappellera vaguement quelqu’un. Il la dévisagea longuement mais la fatigue et un début de grippe firent qu’il n’approfondira pas.

   Pascal jette un lourd regard sur la silhouette brune « si elle est toujours là quand je rentre… » puis sort fumer sa pipe sous son chapeau. Il tire son plan :

   – Bon je vais commencer par Rimbaut, le plus dur, j’enchaîne par le gros garagiste. Ca me prendra bien la matinée et je finirai par la gonzes. Et en tout cas, la bistrotière, elle m’a vu. Remarque, elle peut pas me refuser un repas, c’est son boulot non ? Tiens j’y passerai pour réserver une table. 

   Mercredi fin de matinée, chez « Marie »au téléphone.

   – Bon alors tes plouks ?

   – Pour le moment, pas trop mal. J’ai commencé par le berger. Pour moi le plus récalcitrant. On a causé, dans sa bergerie, c’est déjà bien mais ça pue que tu peux pas savoir, ces tas de viande vivante et ça fait un bruit.

   – Bon alors, lui qu’est-ce qu’il dit ?

   – Eh attend, ces plouks comme tu dis, faut y aller doucement. D’abord j’y ai dit que je le comprenais, que c’était un luxe de vivre comme il vivait enfin tu vois toutes ces conneries, la nature, le bon air …  Que le coup de l’alinéa, c’était pas moi, que c’était réglementaire et que moi je fais que mon boulot.  Attends là je crois que j’ai été génial, j’y ai dit qu’il n’y avait qu’une solution pour arrêter le projet, c’est qu’il fasse valoir son droit de préemption.

   – Quoi mais t’es dingue ! Imagine qu’il le fasse !

   – T’inquiète. Y a aucune chance. Il est endetté jusqu’au cou.

   – Comment tu sais ? Il t’a dit ?

   – Tu rigoles mais moi, le secret bancaire hein ! Bon bref, je te dis pas qu’on est copain, mais bon, je lui ai mis dans la tête assez de choses pour qu’il puisse réfléchir. Style, c’est étonnant qu’une femme n’apprécie pas ce luxe environnemental, parce que là pour des enfants c’est le rêve, et la maison un sacré caractère, tu parles ! Tu verrais ce qu’on y caille … Il a accepté qu’on se revoit, style je vais voir, réfléchir. Donc là j’attends, mais c’est bien parti et de toute façon, il est coincé.

   – Tu lui a proposé d’acheter sa turne ?

   – Putaing mais t’es con, surtout pas le braquer au contraire laisse ! Ca va murir, en gros il est urgent d’attendre.

   – Et le garagiste ?

   – Pareil mais plus facile. D’abord, ils sont deux et sa femme, super meuf d’ailleurs, je l’ai pas sentie vraiment enthousiasmée par leur mode vie.

   – Tu vas quand même pas te sacrifier don Juan !

   – Déconne ! Elle est enceinte jusqu’au nez mais toujours trop belle ! Non eux leur situation financière est bonne, enfin je veux dire par rapport à l’autre sauvage. Mais quand même pas à acheter cinquante hectares. Non, là je me suis extasié sur les compétences du mec. Réelles hein ! Tu verrais il retape un espèce d’hélicoptère. Et puis y a de tout, des bagnoles des tracteurs, des machines à café, de tout je te dis. Je lui ai fait essayer ma caisse. Là, j’y ai dit qu’on aurait besoin d’un type comme lui, polyvalent pour l’entretien et puis faudra bien un espace médical, tu vois pour sa meuf. Bon bref !  Y a eu accrochage. Y a qu’à laisser murir, je te dis …

   – Bon d’accord et l’anglais ?

   – L’enterrement, c’est demain, Martine y va, donc je saurai.

   – Martine ?

   – Ouais la clerc.

   – Et la journaleux ?

   – Ca t’inquiète ! C’est du facile ! Presque agréable ! T’as vu sa photo non ? A la TV. J’y vais après bouffer.

 

 

 

Justius d’Azygma

   Le soir du même jour chez Marie, la bande

   – T’es venue avec la moto de Papy, c’est génial. T’as vu qu’elle se plie en deux.

   – Elle se plie en deux, c’est vrai ça, Loïc m’a montré mais j’ai pas encore vraiment essayé.

   – Eh grand ! Le promoteur il est venu te voir ?

   – Ouais, il est venu, il s’est presque excusé.

   – Ah bon ?

   – Il m’a même dit que pour tout arrêter je pouvais me porter acquéreur. Ca m’a fait presque rigoler. Si l’ONF acceptait mes dettes pour paiement, ça se pourrait… ricana le grand

   – Et c’est tout ?

  – Ouais à peu près à part qu’il enviait ma manière de vivre en pleine campagne, l’air pur, la montagne, la nature, la tranquillité, … Il m’a parlé de leur vie en ville, pollution, stress … Un vrai publicitaire. Bon ça m’a foutu un peu le bourdon … Et toi, il est passé, y m’a dit.

   – Et bê toujours la même salade, achat de la maison pour faire gîte de caractère, emploi dans l’entretien, appart ou maison dans le lotissement, Ah si un truc nouveau pour Sylvie, quelque chose comme une antenne médicale. On a laissé dire … Tu sais bien, hors de question, mais on laisse dire pour voir. Et Chris, il m’a dit qu’il partait chez toi après non ?

   – Ouais il est venu, mais moi, tu sais j’ai vu que sa cravate et son chapeau. J’avais vraiment pas envie de parler surtout à lui. Je peignais tu comprends. Bè bon il a insisté, il a bafouillé pour l’alinéa, pas ma faute, bon il s’est un peu incrusté, fait semblant d’apprécier mes œuvres. Eh ! Oui, quand même pour les terres, j’y ai dit que éventuellement ça m’intéresserait, mais rien que pour l’emmerder. Rien que pour voir, il a quand même tiqué. Il s’est tiré presqu’à la nuit, y a deux heures peut-être.

   – Ouais on l’a vu partir. borsalino et lunettes noires, le look dans la mercédes.

 

   Le lendemain après-midi, chez Marie.

   – Pardon mademoiselle, je cherche la maison de Chris, je veux dire de Christine Reihac.

   Justius avait chopé un virus et son état avait nettement empiré depuis la veille. En plus de sa casquette, qui le faisait surnommé Rouletabille, il était vêtu d’un manteau fourrure et fumait un énorme joint d’eucalyptus. Il toussait grave.

   – Ah oui, pourquoi ?

   – Professionnel, je suis journaliste, un collègue. En fait je travaille, je travaillais avec elle.

   – Vous savez qu’elle est virée. Pour tout vous dire elle l’a pas bien pris. Ca serait mieux de lui foutre la paix !

   – Ecoutez, nous à l’agence, on n’est pas d’accord, cette saloperie ça vient de la maison mère et on n’est pas d’accord. Alors on a trouvé une presque solution. On veut que ça se passe au mieux pour elle et je viens pour lui expliquer. Bon on l’aime, beaucoup je veux dire. Elle va bien quand même, elle se remet ?

   – Attendez votre nom, plutôt prénom ?

    – Justius … Justius Latxague de l’agence Asygma.

   – Ah c’est vous Justius ! Un mec bien qu’elle a dit.

   – Ah c’est tout !

   – Vous la connaissez non ? Elle, dire ça, c’est énorme en plus qu’elle a rajouté « le seul », mais en tout cas je vous montre. C’est pas difficile, la dernière bâtisse avant la montagne.

   « Un mec bien qu’elle a dit la grande »

En reprenant le volant, Justius souriait.


Le tueur de l’autoroute

   Les deux véhicules furent retrouvés à l’extérieur de l’aire pré-autoroute servant de parking pour covoiturage et de rendez-vous disons discrets.  Dans chaque voiture un cadavre. L’un mort par strangulation, et l’autre occipital enfoncé, coup du lapin. La une du journal local fit, malgré des modes opératoires différents, lien avec le meurtre d’un jeune homme lui aussi retrouvé sur une aire du même autoroute trois semaines auparavant. Naquit ainsi le tueur de l’autoroute. Contrairement au mort précédent, l’identification des victimes ne posa aucun problème puisque rien n’avait été dérobé, cartes bancaires, cartes professionnelles, permis. Ce qui permit en remontant aux employeurs, de connaître les raisons de leurs présences dans le coin. Leurs passages au village étaient pour le moment le seul point de convergence. On y recueillit d’ailleurs très facilement les premiers témoignages. Mélie Medebielle la proprio du bar resto avait bien vu les deux victimes. L’un, l’agent immobilier avait déjeuné chez elle et c’était montré particulièrement courtois, l’autre avait bu un café et avait demandé l’adresse de madame Auliac. Celle-ci ainsi que Loïc Raimbault et les Cathala, confirmèrent la visite de l’agent immobilier et pour la journaliste, celle le lendemain de son collègue. On établit ainsi à presque la minute près, les emplois du temps.

   En fin d’après-midi, dans la salle de la mairie et en présence du maire, l’épais commissaire Berthaud réunit ses trois Berts (Phili, Gil, Hu), les deux d’inspecteurs et le stagiaire.

   – Etrange affaire, je résume : Pour l’un, Pascal Dauga, agent immobilier passe la nuit au Lion d’or. Le lendemain, il se rend chez les Cathala pour discuter des opportunités et du projet de parc d’animation. Au fait, ce projet, monsieur le maire, on en est où ?

   – Il est quasiment finalisé, au grand dam de certains de mes administrés.

   – Comment ça ? Excusez-moi, mais cela peut être important.

   Et le maire d’expliquer l’entourloupe à l’alinéa, la colère des bergers.

   – Tiens, tiens, une piste à creuser. Albert vous me ferez demain un porte à porte sur ce sujet du style si c’était à résigner … Bon je continue. Toujours concernant Dauga, la visite chez les Cathala fut sinon cordiale, policée, si j’en crois les époux … Mais quand même, j’aimerais savoir ce que l’agent a promis, fait miroiter. Hubert, vous irez leur rendre une visite dans ce sens.

   – Bien sûr, monsieur le commissaire mais si vous le permettez, je voudrais vous faire remarquer que Dauga s’est aussi et d’abord rendu chez Raimbault Loïc, berger de son état.

   – Ah oui, c’est exact, autant pour moi, et bien lui aussi, mérite une petite visite. Bon il déjeune chez Marie, et se rend vers les quatre heures chez Christine Reihac, cette journaliste victime d’un attentat ou quelque chose comme ça. Philibert, à tout hasard vous me ferez une recherche, c’est passé sur ARTE, je crois. Il repart vers six heures au dire de madame Auliac.

   – Confirmé par de nombreux témoignages, ainsi que le lendemain pour la deuxième victime. Plusieurs personnes ont vu les deux voitures repartir. Faut dire qu’une vieille MG rouge et une mercédes 550 ça se remarque surtout ici …

   – Oui, c’est curieux, ce départ à la quasi même heure, une heure plus que crépuscule. Albert vous reprendrez ces témoignages au cours de votre porte à porte. Vérifiez si la présence d’un passager a été notée et si les conducteurs ont pu être formellement identifiés. Pour l’autre Latxague, nuit au Lion d’or, comme pour le précédent, « tiens tiens même hôtel, Gilbert vous leur rendrez visite, y a peut-être un lien », passage « chez Marie » vers trois heures. Il demande l’adresse de la Reihac, la rejoint et lui aussi s’éclipse vers 6 heures. Alors je récapitule. Albert porte à porte, Phil sur cet accident au Soudan, Gilbert Le Lion d’or et Hubert vous me ferez Cathala et Raimbault.

   – Et la journaliste ?

   – Dès que j’ai l’info de Phil, je m’en occupe perso.

   Et devant le sourire entendu des collaborateurs :

   – Oui, bande de sacripants, madame Reihac c’est quelqu’un de connu qui mérite des égards, qui peut faire embrouille et elle a été la dernière personne à voir ou plutôt à parler avec les deux zigouillés. Bon Phil, demain et après le Soudan vous resterez au bureau et vous ferez le classique, situation financière, parcours professionnel, antécédents, vie amoureuse, casier des victimes et des suspects, tout le toin toin quoi !

   – Des suspects ! sursauta le maire

   – Veuillez m’excuser monsieur le maire, déformation professionnelle n’est-ce pas, disons des proches concernés. Ah ! On peut les contacter d’ici ce soir.

   – Oh ça c’est pas difficile, ils se réunissent tous les soirs chez Marie et comme un de vos inspecteurs y loge … 

   – Ah bon tous les soirs et pourquoi faire ?

   – Vous savez ils sont amis d’enfance, ils sont comme une famille, très liés.

   – Hubert puisque c’est vous, vous vous renseignerez sur ça aussi, je veux bien vous croire monsieur le maire, mais dans une affaire aussi grave on ne doit rien négliger, je suis sûr que vous me comprenez.

   – A votre idée monsieur le commissaire, à votre idée.

 

   Et le soir chez Marie,

   – Bonsoir, monsieur l’inspecteur, débarrassez-vous, je vous ai mis à cette petite table, cela vous va ?

   – Parfaitement mademoiselle Marie.

   – Non, non, l’établissement c’est « chez Marie », le prénom de ma mère non moi c’est Mélie et tout le monde m’appelle Mélie je vous apporte un apéritif, un vin de noix spécialité de nos montagnes, la soupe n’en sera que plus chaude !

   – Dîtes Mélie, vos amis viennent ce soir ?

   – Oui … Pourquoi ? suspicieuse.

   – Pas de soucis souria-t-il. C’est juste dans le cadre de l’enquête, de la routine.

   – C’est-à-dire que le soir on travaille.

   – Oh ce n’est pas pour ce soir, non, nous souhaiterions les revoir juste pour des précisions, demain si possible et chez eux bien sûr, nous ne voulons pas déranger. Voyez ce n’est pas une convocation. Mais voilà nous aimerions savoir quand nous pourrions, enfin je veux dire quand je pourrai les rencontrer.

   – Ah mais ça je ne sais pas moi !

   – Eh bien justement, si je pouvais leur poser la question mais je vous assure c’est de la routine. Avant que vous ne commenciez votre travail du soir. Vous commencez à quelle heure ?

   – Oh vers les neuf dix heures après le dernier client.

   – Bon très bien mais au fait Mélie si ce n’est pas indiscret, ça consiste en quoi votre travail, les noix les châtaignes … déclenchant l’éclat de rire de Mélie.

   – Ah ! Ah ! Mais pas du tout ! Tenez s’ils sont d’accord, et je vois pas pourquoi ils ne le seraient pas, vous pourrez vous joindre à nous, enfin si vous voulez, un inspecteur ça peut pas mieux tomber, surtout un avec des cheveux longs …

   Normalement, l’inspecteur Hubert n’aurait pas du accepter, on se doit de garder distance avec les « proches concernés », mais cela faisait partie du boulot non ! Et puis dans ce bled pommé que faire le soir … Il ne le regretta pas, la soirée fut joyeuse pleine, la gnôle succulente.

   Avant de partir, il surprit une dernière conversation qu’il n’osa pas, vu l’heure, approfondir :

   – Attends, Mélie faut que je te dise on a vu Mattéo en ville.

   Mélie soudain livide, se leva brusquement et vaisselle imaginaire. Elle pleurait …

   – Dis grand, tu pouvais pas fermer ta gueule !

   – Non je pouvais pas ! Vaut mieux que ce soit moi qui … non ?

   – Oui, peut-être ouais t’as raison le tout chuchoté.

   – Tu crois qu’il y a un lien avec …

   – Je sais pas, je crois pas pourquoi y en aurait un ? 

Hubert reparlera de ce Mattéo le lendemain avec Loïc.

 

 

 

Enquête

   Donc le lendemain, Hubert rendit visite aux présumés innocents dont il avait fait connaissance la veille. Cathala et sa bonne bouille n’avait pas le profil d’un assassin ni d’un violent. Le couple semblait parfaitement se satisfaire de leur condition et avait un emploi du temps assez répétitif. Le garage fermait à six heures et lui se consacrait avec deux potes au retapage de vieilles voitures de collection. Sa femme était infirmière. L’agent immobilier n’avait rien promis. Il avait fait allusion à d’éventuels recrutements et à l’achat avantageux de la maison mais rien de ferme et tout ceci demande réflexion. Un coup de fil à l’hosto, et un appel aux deux copains suffirent pour assurer qu’une quelconque implication du couple dans les meurtres n’était envisageable. Si des empreintes dans la Mercédès pouvaient être attribuées au garagiste, cela provenait du fait qu’il avait essayé le monstre. La présentation de la photo de Latxague ne déclencha aucune réaction. Ils n’avaient jamais vu ce type-là …

   Il trouva Loïc Raimbault, le grand taiseux, sur le toit de la bergerie. Deux chiens veillaient nonchalamment les brebis éparpillées dans le champ d’entour. D’en haut, grand sourire et geste d’invite à entrer. Hubert put s’apercevoir de la vétusté des lieux : Sol en terre battue, lit clos, cantou, vieille cuisinière … L’habitant de toute évidence n’y passait que le strict nécessaire et n’avait aucun sens du confort.

   – Vous admirez mon palace. Rien n’a changé depuis au moins un siècle. A part la douche peut-être et la cuisinière…

   Le ton du grand était désabusé peut-être un peu triste mais pas sûr.

   – Disons qu’il est authentique et s’il vous est suffisant… Les gens se fabriquent tellement de besoins inutiles. Vous savez, avant de rentrer dans la police j’ai fait partie d’une communauté et je peux vous assurer qu’il y avait encore moins de commodités et en plus ajoutez un peu de promiscuité.

  – Une communauté ?

   – Oui, cheveux longs (c’est tout ce que j’ai gardé de ce temps-là) musique, fumette, tout en commun mais bon ! Nos belles idées n’ont pas survécu à deux hivers, aux brebis échappées, aux chèvres mortes par manque de soin, et oui on les voulait libres, n’ont pas échappé à la constitution de couples, aux repas maigres, à la piquette broyat de punaises, ...

   – Eh bien justement vous prendrez bien de mon délicieux café d’orge, de gland, et de chicorée. Il n’a jamais tué personne et ça vous apprendra à venir ennuyer les gens avec vos questions policières.

   Ceci dit avec un sourire moqueur qui démentait les propos.

   – Bon, vous avez raison, on va se débarrasser de la routine. Avec vous, je vais pas prendre de gants et en sortant son carnet et une photo.

   – Connaissez-vous cet individu ?

   – Jamais vu, c’est un des …

   – Oui, c’est un des … soupira Hubert, donc jamais vu ?

   – Non mais peut-être Mélie, je me souviens, ca doit être le type qui lui a demandé où habitait Chris.

   – Et celui-ci ?

   – Ah ce salopard, ça oui, je le connais ! Pas bien hein ! Mais déjà trop ce voleur d’espace !

   – Ah bon ! Il a fait quoi ?

   Hubert eut ainsi la version berger de l’histoire du parc et il ne put s’empêcher d’en partager quelque peu la colère. Le grand était allé cueillir une vieille prune.

   – Excusez-moi, je ne m’en permets une que de temps en temps le soir mais …, je vous en mets un peu, ça effacera le goût de mon café.

   En effet l’état de bouteille quasi pleine, poussiéreuse attestait de la rareté d’utilisation. Le grand lui était de plus en plus sympathique. Un homme libre, sûr de lui, sûr de la manière dont il voulait vivre…

   – Ecoutez, je vais vous poser deux trois questions et croyez que je les regrette déjà.

   – Allez-y, je pense les deviner, mais bon, vous êtes flic non ?

   – Alors j’y vais, où étiez-vous le … et le … après six heures ?

   – Oui, je m’y attendais et il vous faudra soupçonner quelqu’un d’autre.

   – Mais je ne vous soupçonne pas, c’est de la routine et au début on part à la pêche. Vous savez on va poser ces questions à beaucoup de gens … c’est par élimination. Vous êtes avec les Cathala et madame Reihac les derniers à les avoir vus. Les derniers et donc les premiers dont il nous faut vérifier l’emploi du temps.

   – Bon et bien écoutez, je vis ici un peu en ermite mais je ne suis pas un moine et l’hiver, il y a peu à faire et tant que la saison ski n’est pas lancée, je vais en ville chez Péloche. On y joue aux cartes, toujours les mêmes, des anciens du rugby. Et puis c’est là où j’ai rencontré Martine, alors parfois je reste jusqu’au lendemain. Mais depuis que Chris nous est revenue je rentre pour nos séances du soir. Comme hier …

   – Bon super, donnez-moi l’adresse du bistrot, et le nom de vos partenaires et de votre amie, Martine ...

   – Filbet mais c’est que je ne voudrais pas enfin au moins elle …

   – Ne vous inquiétez pas. Je dirai qu’on se connaît depuis disons longtemps, que c’est une simple routine policière et que vous m’avez demandé de vous remplacer pour le jeu, pris que vous étiez par …

   Les deux hommes continuèrent à parler de lune, de brebis, de chiens, de montagne de leur manière de vivre. Ils se tutoyaient :

   – Tu sais que je vous envie un peu. Vous avez l’air de vous entendre incroyable.

   – Tu parles, on se connaît depuis comme ça (geste à hauteur de gamin), on est comme famille quoi !

   – Même madame Reihac ?

   – Chris, tu rigoles, elle est de la DASS, alors elle, encore plus. D’ailleurs tu m’y fais penser, faudra que j’aille voir son puits, la pompe déconne qu’elle m’a dit. Je voulais y aller ce matin, mais comme tu devais venir. J’irai demain.

   Et Hubert partit en ville, non s’en avoir répondu que oui, il reviendrait quand l’affaire serait bouclée, bien sûr. Plus tard au commissariat, on fait le point.

   Le chef :

   – Bon, j’ai vu Christine Reihac et on peut la rayer définitif de la liste des potentiels suspects. Aucun mobile, situation financière florissante, l’agent immobilier lui a fait une proposition alléchante, je l’ai là, elle dit ne se souvenir que de sa cravate de son chapeau et d’un parfum assez écœurant. Elle peignait. Justius Latxague lui apportait un contrat d’exclusivité inespéré dans l’état où elle est, contrat qu’elle a signé et qu’on a retrouvé dans sa voiture. Aucune relation trouble entre eux, de l’amitié de l’estime et il pourrait être son grand-père. Oui je disais, dans son état physique, bras droit paralysé, affaiblie, elle ne peut rester debout plus de cinq minutes. C’est normal selon le docteur Cazenave. Donc impossibilité totale de passer à l’acte, d’étrangler ou de frapper …  Bon et vous, Hubert, vous m’avez l’air un tantinet fatigué ?

   – Pareilles conclusions pour les deux autres. Pour les Cathalas, lui reste à l’atelier jusqu’à huit heures avec deux potes garagistes et elle ne sort de l’hôpital qu’à sept heures. Donc alibi en bêton, j’ai vérifié. Pour Loïc, je veux dire le berger il pourrait y avoir mobile (hyper remonté contre le projet d’aménagement de sa montagne) mais en hiver, il passe ses après-midi au café péloch. Ses partenaires de jeu et sa petite amie m’ont confirmé sa présence les deux jours qui nous intéressent, et sont prêts à faire une déposition si nécessaire. J’y ai d’ailleurs passé la fin de journée et je peux vous dire qu’ils ne font pas que jouer. Ce qui explique que je suis un peu fatigué.

   – Bon donc, on écarte ces trois-là, je veux dire les quatre. Et vous, Albert ?

   – J’ai commencé le porte à porte. Et tous sont pour le projet d’exploitation de leur montagne mais ils sont généralement contre cette privatisation de l’espace mais de là, à trucider non ! En revanche toutes les fenêtres ont vu partir les deux véhicules et leurs chauffeurs. Faut dire qu’une MG rouge et une mercédes 550 ça passe pas inaperçu surtout ici.

   – Et l’hôtel, Gilbert quelque chose ?

   – Ils sont furax, d’abord les deux qui devaient repasser la nuit, ben y sont pas revenus pardi ! Bon j’ai expliqué. Mais surtout, ils m’ont parlé d’une femme, écrivaine qu’elle leur a dit, Dauga l’a invitée au bar après le repas, et d’un groupe de quatre, plein aux as apparemment vu les pourboires. Ils étaient là pour un enterrement qu’ils ont dit. Ils se sont tirés sans payer et en laissant leur limousine volée. On a retrouvé le proprio et lancé un avis de recherche …

   – Bon ça c’est une piste ! Qu’est-ce qu’il reste ? On n’a pas retrouvé casquette, lunettes, écharpe, chapeau, et puis il y a ces empreintes, de botte apparemment. Bon, les enfants, rapport et on passe le bébé à la SRPG de Toulouse. Ils arriveront dans deux jours. Eux, ils peuvent travailler sur une plus grande échelle, psychopathes, cas analogues …

 

 

 

Près d’un poêle

   – Ah bordel le coup de la cravate, je connaissais pas !

   – Pour une fois, cui-là chuis pas loin d’être d’accord. Il insinuait trop sur la validité du testament.

   – Et puis la mob pratique hein !

   – Et pis pourquoi qu’il a dit du mal et pis pourquoi qui zi font du mal pourquoi qui zi vole la montagne.

   – Qui insinue incinère !

   – Ouah la vanne !

   – Vous, vous commencez à m’énerver sévère avec le grand par ci le grand par là.

   – Tu veux que je me le fasse, patron ?

   – Pas encore, l’a pas eu de geste, tant qu’il se tient, pas comme l’autre !

   – Mais quoi, il a essayé, c’est pas ma faute si chuis belle !

   – Personne n’a le droit de vous toucher, vous le faîtes exprès ou quoi ?

   – Mais le vieux, ouais le vieux ! Pourquoi ?

   – Ah ! Le libibinideux de mes deux, y t’as matée grave la gonze, t’as pas entendu le boss, et sa question sur les pneus sables ?

   – T’es totalement nase, tu fais dans les vieux maintenant !

   – Et alors, ça défoule un peu le Krav-Maga, ça rappelle le bon temps.

   – N’empêche tous ces meurtres, ça va peut-être attirer l’attention, non ?

   – Quoi ! Vous êtes à moi et on touche pas à ce qui m’appartient. Et c’est quoi ? Cette histoire de puits, vous avez oublié les pneus.

   – Quels pneus ? En tout cas pas lui !

   – Bon OK, on y touchera pas mais ne vous approchez pas de lui sinon on répond de rien !

   – D’accord, d’accord je vais l’éviter.

   – Je peux bien y prendre la main, c’est notre sef quand même !

   – Toi la môme si tu l’approches …

   – Arrêtez ! Ca fait mal, elle va venir.

   – OK ! OK ! On fera rien promis … et en aparté,

   – Prends la barre à mine, putaing s’il voit les pneus, faut pas… 

   – Mais, c’est pas vrai, vous avez que ça comme solution. Des débiles ces mecs, et encore chuis dur avec les débiles.

   – Toi, l’handicapé, je vais te la faire fermer ta grande gueule de…, Vache patron laissez-le moi que je le crève !

   – Mais pov nul ! Tu vois pas que le boulot est fait, et les bottes tu les a cramées ?

   – Quelles bottes ?

   – Mais bordel celles que t’avais au pied, pour les empreintes alors tu les as cramées ?

   – Et les gants, le chapeau, la pipe la casquette t’en as fait quoi pov débile ?

   – Mais je vais me le crever le pas fini, une boutonnière que je vais y faire.

   – T’as pas fait cramer, mais faut que je te dise tout, bordel !

   – Mais patron, j’ai pas eu le temps.

   – Ce con, y va nous faire tous toper, putaing à la légion c’est sûr qu’y pas de limite QI.

   – Arrêtez Arn ! Et toi tu vas tout me faire cramer, chapeau, casquette, écharpe lunettes. delouati yah sharmut (en posant sa liasse). Fous tout ça dans le poêle !

   – Toudsuit patron tout de suite, mais après faut que je m’occupe de l’explosé, y cause trop !

   – Eh !  Y a le grand bouseux ! cria Pic.

   – Pas mal pour un bouseux ! rêva la miss.

   – Vous la ferme hein ! Qu’est-ce qui fout ?

   – Mais arrêtez, y a Pic qui tape, elle va nous éteindre !

   – Qu’est-ce qui fout bordel ?

   – Ch’ais pas, il va au puits.

   – Va chercher de l’eau au fond …

   – Hell prends la barre, faut pas qui voit ! Un mort ça voit pas !

   – Elle envoie la sauce, Pic tape trop, elle nous efface.

   – Va zy Hell, grouille bordel !

   – Pas lui, pas le chef …

   – Elle nous efface !

   La nuit, le sommeil non pas tout à fait,

   Brouillard, brouillard seulement, ça marche pas cette fois,

Ca marche pas …

 

 

 

Barre à mine

   Le grand est là depuis un petit quart d’heure. Il nettoie rapide l’entour du puits. Chris n’est pas sortie. « Normal pense-t-il elle doit dormir qu’elle a dit. » La lourde couverture en fer est encastrée en biais dans la gaine de la margelle. « déjà ça pas normal, elle a dû essayer et avec son bras, mais ça doit pas empêcher de marcher, sûrement la pompe qui s’est étouffée ou le niveau d’eau, trop bas… » Le trou ménagé dans le couvercle avait pour office le passage du tuyau et de faire regard. Il secoue le tuyau qui vient docile, trop, « détaché, pardi que ça marche pas » puis coup d’oeil « C’est quoi ces trucs au fond… ». Il tire sur le câble attaché à la pompe et là en revanche rien ne vient.

   Il entend les pas de Chris et sans se retourner :

   – Vache, ta pompe, elle est bloquée.  La plaque ! Faut la replacer, mais Fatche ton câble y tient à quoi ?

   Ses deux jambes position scieur de long, plusieurs fortes tractions et le câble cède d’un coup précipitant le grand en arrière et l’obligeant à un roulé boulé. Ce faisant la barre à mine rate sa cible et lui écrase l’épaule, reboulé boulé. Assis stupéfait devant lui la barre à mine dressée et tenue par Chris.

   – Putaing mais qu’est-qui te prend ?

   – Achève-le vite !

   – Non pas lui pas le sef !

   – Toi la ferme !

   La barre à mine reste en suspend.

   Les voix qui sortaient de la bouche de Chris n’étaient pas la sienne. Les yeux de Chris n’étaient pas les siens. 

   – Bordel défonce lui la gueule, achève-le !

   – Vous m’aviez promis…

   – Je t’emmerde la gonzes.

   – Vas-y Helmut finis-le. Arn laissez le finir !

   – Ze veux pas, ze veux pas !

   – Prends-toi ça la môme !

   – Grand y m’a battue, y m’a battue !

   La voix de la petite fille, les pleurs de la petite fille.

   Devant Loïc, il y avait Chris, Chris immobile paralysée, tremblante, la barre à mine brandie, les yeux vides intérieurs. Le grand eut du mal, beaucoup de mal, mais il comprit.

   Il comprit que devant lui Chris petite fille pleurait, qu’elle avait dix ans et que lui aussi. Il commença à lui parler doucement, s’approcha. Il se saisit sans aucune difficulté de la barre à mine qu’il jeta. Chris tremblait sans force … Il prit la petite fille dans son bras valide et chuchota, lui rappela qu’ils étaient les terribles indiencoboyes, qu’aujourd’hui c’est elle qui faisait la prisonnière du vieux bandit. Toujours l’entourant, il l’entra doucement en maison. L’odeur de plastic brûlé empestait les aires. Il l’attacha au poêle masse en grimaçant du nez tout en lui parlant, enfant de la voix, du vieux bandit. Puis :

   – Chrisou, aujourd’hui t’es squaw prisonnière. Je vais chercher du renfort et on viendra te délivrer.

   – Y aura Gros Thiégaut ?

   – Pardi ! Y aura besoin pour défoncer la porte !

   – Et Sylvie  …

   Le grand chialait :

   – Bien sûr, pour faire médecine te soigner quoi ! N’oublie pas que vieux bandit t’a assommé. Oublie pas, c’est lui qui t’a tapée. 

   – Ah c’est lui, vous allez me venger alors !

   Loïc les larmes aux yeux, prit son ton terriblement déterminé.

   – Ca je peux te dire qu’il va morfler. On va déclencher expédition punitive. Ferdinand fera l’éclaireur trépide, Fleur l’amazone à lance, et j’aurai la fronde, Ysou le plan d’attaque …

   – Et Tilouis ?

   – Non lui, y va garder le camp, tu comprends la trans…

   – Voui, ze comprends.

   – Mais d’abord faut qu’on te délivrera quand tu seras délivrée Mélie fera le manger … D’accord ?

   – Vi d’accord. Chris fermait les yeux penchait la tête.

   – Z’ai mal à la tête.

   Le grand piqua les médocs dans le sac, lui en fila un et lui laissa la boîte ouverte à portée.

   – Grande squaw du désert, dès que t’as mal tu prends ! Bon Faut que j’y vais.

   Il courut à la moto, la lança dans la pente et se précipita chez Marie.

   Mélie stupéfaite : son grand chemise déchirée, du sang, son grand chialant.

   – Mais Loïc, qu’est-ce qui t’arrive, tu t’es battu ?

   – Vache Mélie, si tu savais, le téléphone vite t’as le numéro d’Hubert, tu sais le flic chevelu. Et puis après t’appelles les autres, tous hein !

   – Oui, mais enlève ta chemise !

   – C’est rien, je te dis ! Le numéro vite…

   – Je voudrais parler à Monsieur Hubert Dupouy.

   – C’est moi.

   – Bon, Hubert tu vas pas me croire …

   La bande alla la délivrer. L’approche fut bruyamment silencieuse, l’attaque fut agressive, la porte fut fracassée intacte. Ils la trouvèrent souriante…

   – Chef ! J’y vais je crois que vous allez l’avoir enfin votre promotion !

   Quand les flics arrivèrent ils la trouvèrent prostrée bredouillante bavante mais entourée. Ils n’eurent aucun mal à l’amener …

   La boîte vide de cachets du docteur Virenque était déchirée et vide. Le cigare gisait à côté, en fin de vie.

 

 

 

Dans une chambre blanche.

   Djoumlat, le libanais affalé dans le fauteuil compte sa liasse toujours renouvelée. Il paraît fatigué et éteint, la lippe un peu ballante, un peu humide.

   – Dis patron ! Pourquoi tu comptes des deux côtés ?

   – Tourne-toi ! Je vais te montrer quelque chose.

   – Tiens compte !

   – Ah bon ! Y sait compter jusqu’à dix le demeuré ! bafouilla Arn endormi

   Helmut ne releva pas mais compta :

   – Bè ! Ca fait dix.

   – De l’autre côté ?

   – Ah Merde ! Ca fait huit !

   – Le nul, tu vois bien qu’il a plié un billet en deux.

   – C’est vrai patron ?

   – Ouais ! Saisissant une autre liasse, donne-moi du feu !

   Helmut se remit lentement à l’affût derrière la fenêtre. Il menaça vaguement Arn du poing mais par habitude, sans y croire il savait l’autre increvable et bizarrement ils avaient fait une drôle de paix. Depuis quelques temps, Helmut avait mis sa hargne sauvage de côté. Il voyait son patron baisser et qui tremblait en comptant. Sans être devenu humble, il reconnaissait la supériorité intellectuelle de Arn.  Celui-ci s’assit au bord du lit, et relut avec difficulté et pour la centième fois le journal.

   Miss dans la salle de bain se peignait, se maquillait. La petite campait sous le lit ainsi à l’abri des risques de baffes d’Helmut.

   Picnoir faisait le guet par l’ouverture d’esprit, le judas. Que d’un œil, l’autre dormait.

   L’atmosphère était paisible. Ils étaient ensemble mais chacun dans sa solitude dans son absence. Dans sa fatigue.

   – On est bien là hein ! Personne nous a remarqué.

   – Ca manque un peu d’animation mais bon !

   – J’aimerais bien avoir un appareil photo, un argentique.

   – Et moi, un flingue, pour quand on va se tirer.

   – Ah bon ! On va se tirer, pourquoi ? Je suis bien ici j’ai le temps pour me coiffer et cacher la cicatrice.

   – On va quand même pas rester là toute la vie. On s’étiole. Regarde Picnoir il hiberne ou hiverne chh’ais pas comme qu’on dit et Djoumlat vieillit trop vite.

   – Moi je dis qu’il faut se faire oublier soupira Arn après on verra. Putaing trois meurtres dans un pays civilisé, ça va prendre un peu de temps. On n’est pas au Soudan. 

   – Zé bien quand le grand vient dit une voix de dessous le lit

   – Du moment qu’il la touche pas, s’obstina encore le vieux. Faut dire que son Helmut en s’installant dans une espèce de passivité oubliait de son agressivité. La force de frappe de Djoum en était diminuée.

   – Mais y me touche pas, j’aimerais bien d’ailleurs ! C’est comme s’il avait peur. Je suis laide comme ça !

   – Mais non vous êtes vraiment la plus belle. Je vous assure la plus belle de toutes les femmes invitées se força à roucouler le libanais.

   – C’est vrai ça ! Y a que des femmes qui rentrent ici !

   – Dis patron pour le flingue ?

   – T’inquiète ! J’ai un plan marmonna Djoumlat

   – Bordel je crains le pire …

   – Planquez-vous y en a une qui arrive avec le grand coassa Pic noir.

 

 

 

Disparitions

   Loïc venait tous les jours à la demande du service psychiatrie.

   – On dirait que cela lui fait du bien, vous comprenez ?

   – La camisole, c’est obligé ?

   – Seulement en cas de crise. Pour le moment les neuro la calme. Pour le moment, mais vous savez ce n’est plus un mystère. On l’a réopérée y restait pas mal d’esquilles, et ce bout de ferraille. On pense que c’est ça.

   – Elle guérira ?

   – Ah ça ! Mais il y a du mieux, ça c’est sûr !

   Et c’était vrai. Au début la présence du grand la faisait indifférence et ses yeux étaient d’évitement. Puis ses yeux le suivirent quand il partait. Puis ses yeux l’accompagnèrent quand il arrivait. Puis son visage se décontractait et se faisait presque d’écoute quand il lui parlait.

   Parce qu’il lui parlait de sa voix chaude. Une parole rassurante qui commentait accompagnait les gestes « Là tu vois je m’assoies, je vais te prendre dans mes bras » (ne pas l’effaroucher), une parole prudente qui acceptait son délire « oui, y a des gens » (ne pas l’ostraciser, l’exclure, vous comprenez). Il lui disait l’enfance, leurs jeux, Ptilouis. C’était toujours recommencé. Oui il y avait du mieux. Surtout depuis cette deuxième série d’opérations. Et maintenant elle lui répondait de sa voix de petite fille. Ils étaient là-bas dans leur forêt dans leur montagne, d’avant de bien avant. Pour le grand, c’était dur de voir sa grande Chris s’obstinait en enfance peureuse. Chris petite fille était terrorisée, geignait…  On lui avait permis la peinture, prescrit. Les tableaux était toujours les mêmes. On y devinait des personnages des ombres de personnage. Cinq ombres et toujours ce point noir comme un bec. Ce fut sa période ombre.

 

   Quelques jours après dans la chambre blanche.

   – Tiens le photographe, il est plus là.

   – Comment qu’il a fait ?

   – L’autre en blanc, comme l’ambass, voulait une photo, il a dû se tirer après.

   – Ah ouais, c’est pas moi qui vais le regretter.

   – Moi non plus, j’aime pas trop ces marchands de raisonnement.

   – Zé bien quand le grand, y vient, on parle.

   – Be à moi, y me dit rien enfin rien d’important soupira la miss.

   – Et c’est mieux comme ça menaça une dernière fois Djoumlat.

   Puis Djoumblat et Helmut ne parlèrent plus aux minettes. Ils ne cessaient de comploter. La brute avait démonté l’aimant du ventilo.

   – Dès qu’ils descendent, on essaie sur la porte.

   – Ouais faut qu’on respire !

   Ce jour-là quand le grand entra, il eut droit à un vrai sourire espiègle. La petite fille lui montra le tableau de la forêt. Tableau qu’elle compléta les jours suivants puis qu’elle recommença … Les couleurs s’éclaircirent.

   – T’as vu, zé cazé le palais d’hiver et le château d’été. C’est bien non ?

   – Oui c’est bien. C’est Patrak là ?

   – Voui, Patrak ou Picnoir, il est zoli hein ? Zé pas mis Pelé, d’abord y dort et puis y ‘en a qui les manzent. Faut pas qui sassent.

   – Très bien Chris. Faut garder les secrets, c’est fait pour ça. Tiens ton gâteau aux pommes.

   – C’est mamie qui l’a fait ? en dévorant.

   – Bien sûr, tu sais bien c’est la reine.

   – Et Papy, il a fini le coléoptère …

   – Il l’a même essayé.

   – Alors il a volé, il est parti ?

   – En quelque sorte, oui, il est parti oui !

   Plus tard

   – Je crois doc qu’y a du changement. Enfin c’est peut-être qu’une impression ?

   – Vous savez Monsieur Thiébaut, faut se fier aux impressions, on n’a que ça. Toutefois on se doit d’être prudent. Son cas est plus qu’exceptionnel, ça dépasse et de très loin le simple (si j’ose dire) post-traumatisme. Ca rentre dans la case schizophrénie lourde avec tout cela comporte de simulation, de manipulation … Mais bon il faut tout noter. Elle s’est remise à écrire ?

   – Non, elle est encore trop petite mais elle pleure plus. Elle geint plus. Elle sourit. Je retrouve ma Chris enfant. Et surtout elle a abandonné ses peintures d’ombres sombres. Elle peint la montagne notre montagne celle d’avant. C’est un dessin d’enfant mais il me semble plus structuré. Regardez elle me l’a donné. Cela aussi a changé. Avant, elle les déchirait.

 

   Dans la piaule blanche

   – T’es sûre que la grande brute, elle est partie ?

   – Mais oui, regarde. Tu peux sortir de sous le lit. Et puis l’engoncé est plus là et Arn non plus.

   – Ah bon y a que nous deux ?

   – Ouïs y a que nous deux, même Picnoir s’est envolé.

   Petite et belle se confondent.

   – On est que toutes les deux c’est super tu m’apprends à danser !

   Et les deux de valser et la petite de grandir et le couple d’osmoser et le couple d’imploser.

 

   – Ouah! Chris, ton tableau, génial. Tu sais je reconnais tout.

   – Oui, je m’ai aidée, Tu devines nos cachettes.

   Le grand fut surpris de la voix. Ce n’était plus une petite fille qui parlait, qui le regardait. Ce n’était pas non plus sa Chris, toujours pas.

   – Dis maintenant qu’on est grand, tu pourrais m’amener danser ou me donner rendez-vous dans un endroit secret minauda t-elle

   Jean, Françoise l’avaient prévenu. C’était la période séduction. Elle mentait sans mentir. Et avait été décidé d’un protocole. D’abord jouer le jeu et passer par l’écriture. « Vous comprenez, c’est structurant, puis c’est son job d’écrire non ? » Et le grand s’était fendu d’une lettre. Ce n’était pas son fort et ils l’avaient aidé.

   – Mais ma grande, c’est pas comme ça qu’on fait. D’abord je t’ai écrit une lettre. Voilà ! Tu lis et tu me réponds !

   La petite fille battit des mains. La grande prit la lettre.

   – Va-t-en grand, il me faut un peu de temps.

   – D’accord Chris à demain, n’oublie pas la lettre.

   Et c’est ainsi que les balades surveillées discrètement dans le parc devinrent quotidiennes. Au retour ils s’échangeaient leurs lettres renouvelées. Celles de Chris étaient bien entendu, étudiées. Mais on en restait toujours à l’adolescente qui se faisait belle en attendant son amoureux. Jusqu’au jour où il la trouva devant la fenêtre, où il la trouva en pleurs, où il la trouva non maquillée, naturelle.

   – Dis grand je fais quoi, ici ? Tu peux me dire ce que je fais ici. Je suis malade ? C’est un hosto ici non ? Et mon bras qu’est-ce qu’il a, mon bras ?

   Chris parlait. C’était Chris.

   Là aussi, Pierre avait prévu.

   – Bon Chris, viens on va se promener, je vais te dire, je vais tout te dire. Tiens couvre-toi ! N’aies pas peur, je suis là, comme avant, comme avant.

   Le grand la surveillait en permanence. En plus des neuroleptiques, elle subit des stimulations électriques appliquées sur le cortex cérébral sous anesthésie générale et curarisation. Puis elle suivit des séances d’EMDR. (eye movement desensitization and reprocessing c’est-à-dire désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires), conjuguées à des séances d’hypnose. Et toujours la parole, la parole du grand, et puis tout bête, des écouteurs « Oui tiens écoute le violoncelle de Bach » pour biaiser tous ces bruits qui revenaient dans la tête.

   On ne peut juger quelqu’un pour des actes commis par d’autres. Chris ne fut donc pas jugée.

   Grâce au grand et à un entourage psychologique constant, elle ne se suicida pas.

   Au bout d’un peu plus d’un an, on l’estima reconstruite. Grand lui disait que ses morceaux étaient recollés, que ses strates du temps qui passe s’étaient remises en place. Sur les conseils de Jean, ils partirent dans des trecks de l’impossible dont elle fit reportages.

   Et un jour, ils s’embrassèrent :

   – J’aurais jamais dû te quitter.

   – J’aurais jamais dû te laisser partir.

   – Tu aurais pu aussi m’accompagner.

   – Et qu’est-ce que je fais maintenant ?

   – Pour toujours ?

   – Eh c’est pas ce que je fais ?

   – Christine et Raimbault, ça sonne bien ensemble non ? Tu trouves pas ?

   – Si vite, on se connaît à peine …

 

   Les deux enfants qui suivirent, occupèrent toute la place en la femme habitée…

 

 

 

En fait

   Dimanche chez Marie, une pancarte « Fermé pour cause d’inventaire.» Pourtant devant l’estaminet, la yam 500 du grand, une moto BM policière, la mob pliable de Papibric, le cournil de Patrick, un taxi londonien type FX4 avec conduite à gauche, la MG rouge fierté de Justius, une deux deuch saharienne, un caoutchouté et son cheval détaché, une mercédes 550 d’un autre temps.

   Tous ces vieux véhicules restaurés par Thiégaut …

   Le café était fermé mais à l’intérieur …

   Sylvie assise à la fenêtre, à l’affût.

   Près du foyer, autour de Thiégaut, on parle vieilles bagnoles, rayon de braquage du FX4 « je te fais demi-tour sur sept mètres, et on peut monter en fauteuil roulant, c’est pratique pour Louis, je la passe à Yselda surtout au début », capacité de franchissement de la saharienne, polyvalence du cournil, confort de l’antique calèche caoutchoutée. On parle du coléoptère qu’il a récupéré et qu’il veut faire décoller.  « Y manque pas grand chose … »

   De leur côté, Loïc et Mattéo préparent l’espace, tables du café en cercle, une cinquantaine de feuilles y sont empilées. On mangera dans la salle du fond. Mélie, Ferdinand, Fleur et Chris s’affairent en cuisine. 

   On parle mais pour parler pour enlever au temps leurs impatiences, coups d’œil fréquents sur Sylvie.

   – Les voilà !

   Et tous de se planquer derrière le bar. Loïc disjoncte le compteur.

   Dehors, sort d’un VSL un petit homme jeune malingre chauve et lumineux, un petit homme accompagné d’Yselda qui déplie un fauteuil roulant et oblige Tilouis à s’y installer et ce, malgré ses grognements « je peux très bien marcher seul » interrompu par le doigt autoritaire de l’instit « le doc a dit, quinze jours, sinon retour à l’hosto. »

   Mélie ouvre la porte. Silence complet, obscurité, porte refermée. Et là d’un coup comme des gamins, lumière cris (surprise !) et chansons de bienvenu. Tilouis est poussé au centre. Noyé de questions sur sa santé, mais en fait ils savent, ils savent que c’est fini. Vin de noix pour tout le monde, nouvelles du village et surtout fausses nouvelles.

   – Tu sais que j’ai fini l’herbier en échange faut que j’y fasse douze enfants. Tu voudrais pas me remplacer ?

   – Nous on va aménager dans un clapier. Super ! Cuisine américaine, frigo à glaçons, je te dis pas !

   – Tu sais que je suis mort et c’est Chris qui m’a tué.

   – Et pour Arnaud imagine, le pôvre, il est parti en fumée, normal quand on fume du hash de mauvaise qualité.

   – Et puis vous y avez pas dit, on va avoir un Disney land.

   Tilouis un peu abasourdi tourne ses grands yeux vers Yselda qui le roule devant sa table. Il trônait maintenant au centre d’un cercle de personnages excités un verre à la main, c’était l’heure de l’apéro et on se passait des feuillets. Ti louis adorait les mots, était prof de français et publiait avec disons succès d’estime. Son envie, envie qu’il avait maintes fois exprimée, était d’écrire une histoire où tous de sa bande famille seraient. Alors là on lui en faisait présent. On fêtait son retour mais avec une histoire en cadeau. On avait un peu peur que ça ne lui plaise pas trop au poète. Après lecture, les écrits numérotés atterrissaient dans les mains de Tilouis, qui se les mangeait les larmes aux yeux. Les feuillets passaient de l’un à l’autre, déclenchant des réactions diverses, surtout chez ceux qui n’avaient pas participé directement à leur écriture :

   – Pour un explosé, je suis pas trop mal s’esclaffa Arn.

   – Plains-toi ! Non seulement elles nous a fracassés mais en plus couic. Moi je te dis j’vais arrêter la cravate ou une en élastique, c’est plus prudent avec ta Chris.

   – T’as fait comment pour lui faire le coup du lapin puisque ton bras, il est paralysé.

   – Mon bras oui, mais y me restait mes jambes. Tiens regarde. Just on leur montre un Mawashi-geri.

   Et Justius de subir un coup de pied circulaire d’école et de s’écrouler mort (de rire) dans les bras de Mélie. Plus loin, Ferdinand hilare :

   – Et Loïc, on savait pas que t’avais « une habitude en ville »

   – Faut bien que jeunesse se passe !

   – Tu me donneras l’adresse, quand même dès fois que Fleur me quitte.

   – T’as aucune chance, elle aime pas les nabots écolo.

   L’œuf ne fut pas lancé par Ferdinand mais par Fleur et atterrit sur le crâne de Loïc.

   – C’est possible ça que l’ONF vende des forêts. Dis Jean c’est possible ?

   – Vendre, je sais pas mais en confier l’exploitation oui ! Demande à Pascal

   – Moi, j’ai fait comme à Liaron.

   – En tout cas pour nous c’est génial on aura pas besoin, en saison, de faire cent bornes par jour.

   – Mais alors pourquoi, le grand se fout en pétard puisque c’est si bien pour tout le monde, je veux dire dans le bouquin ?

   – Bê là, tu vois bien, on fait acheter par un privé, on a hésité entre réserve de chasse et parc d’attraction, en tout cas fermé et donc fermé au pâturage, avec personnel importé genre club med.

   – Et ça c’est pas possible ?

   – Non, enfin je crois pas, demande à Pascal je te dis ! En tout cas, pour nous c’est pas pareil, c’est la mairie qui gère, les employés seront en primeur originaires d’ici et les pasteurs, ces sauvages, du moment qu’ils ont leur espace, pas vrai Loïc ….

   – Ah tu crois ça ! Je te vais vous déclencher une émeute de bergers avec sitting et manif, moi ! Et on ira faire le coup de poing à la préfecture.

   L’idée d’une station de ski familiale doublé de circuits de randonnée était née après de multiples conseils municipaux qui avaient accueilli aux dernières élections, les trentenaires. On en était à l’actualisation.

   L’apéro terminé, Mélie convia et les conversations continuèrent. 

   – Et moi qu’est-ce que j’ai fait pour aller en tôle ?

   – On sait pas, c’est pas important, quelque chose d’horrible en tout cas, genre meurtre, règlement de compte, vol à main armée t’as le choix... Mais dis au fait t’en es où de ta form ?

   – Ben j’ai presque terminé et j’en suis au stage en établissement, et donc ouais et donc ouais, quelque part ben ouais ! Chuis en tôle !

   Mattéo était en effet en formation de conseiller pénitentiaire, formation qui lui avait suggérée son Hubert de frère, baba cool reconverti inspecteur de police, qui grâce à lui avait connu le village et surtout Thiégaut le génial mécano.

   – Bon Chris maintenant que tu m’as tué, on peut parler, pour le Darfur. Logel nous a tout préparé, des ambass j’en ai vu mais comme ça jamais ! Il a téléphoné plusieurs fois pour savoir pour Arn. Et il vous « prêtera » deux accompagnateurs ton amant supposé de piou piou et un certain Salif. Tu connais ?

   – Ouais je connais, c’est le chauffeur de Tiago, son ami plutôt et devant l’interrogation en visage, oui Tiago le jeune coopérant un peu touriste, un peu superficiel, en apparence en tout cas mais qui connaît bien le Darfur, on avait même prévu d’y faire un tour, mais je t’ai dit déjà…

   – Bon alors Chris, on répond quoi ? Il y tient le Logel, il veut qu’on fasse connaître le Darfur et tout ce qui s’y passe. Je te dis pas, ce type pas qu’un ambassadeur ! Alors on dit quoi ?

   – Attends,  ch’uis pas encore tout à fait prête, tu vois bien, mais oui couvrir le Darfur, les camps de réfugiés, les massacres en tout genre, les villages ravagés, les djandjawid, toutes ces saloperies. C’était prévu si monsieur n’avait succombé à quelques moustiques. Cause de notre retour prématuré je te rappelle. On va couvrir bien sûr enfin si Arn est d’accord, et s’il est remis, la chochotte.

   – Tu rigoles, bien sûr que je le suis. Maintenant ch’uis vacciné contre ces vacheries. Mais je peux pas partir avec une nana moitié chauve hi ! hi ! Disons deux trois semaines …

   Et se tournant vers Chris :

   – Donc on ira que quand tes cheveux auront repoussé suite à ses terribles opérations et que tu seras en forme, pôvre faible femme et en plus diminuée.

   – Tu veux que je te montre si je suis diminuée.

   Et en effet, Christine Reihac reporter de guerre, s’était fait opérer d’un méningiome. On l’avait diagnostiqué suite à ses problèmes de vision (diplopie), de maux de tête, de surdité épisodique, et de fatigue. Mais bon rien d’alarmant, rien d’urgent mais à traiter un jour ou l’autre. Elle avait donc profité du retour prématuré du Soudan pour s'en débarrasser,  séjour à l’hosto écourté par l’enterrement de ses (grands) parents adoptifs.

   Au café, les feuillets repassèrent.

   – En fait à part Papibricolo et Mamie y’a rien dans cette histoire qu’est vrai, je veux dire par rapport aux événements.

   – Et l’auto-stoppeur, tu l’oublies ?

   Silence,

   C’est vrai ça, l’autostoppeur…

   Mais les feuillets repassaient et :

   – Bon Pti louis tu l’as ton histoire avec nous tous. On pouvait quand même pas te faire le coup des indienscowboys c’est plus de notre âge. Pas vrai squaw Yselda ?

   Les feuillets ré atterrissaient dans les mains de Pti Louis. Il souriait. Au dernier, Sylvie prit son petit frère dans les bras.

   – Tu dis quoi ? Tu sais, on sait pas trop faire. C’est comme un synopsis, un brouillon. Heureusement y avait Yselda et Chris. Alors, tu prends ? C’est pas trop nul ?

   Tilouis était sourd, était muet, ses mains tremblaient un peu. Ses yeux plein lumière dirent à sa grande soeur :

   – Ouais je l’ai, notre livre.

 

   Loïc sentencieux :

   – Il ne te reste plus qu’à l’écrire 

 

 

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