Canalblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Ecrivain main gauche

Eclats de rire

Eclats de rire

 

éclat de rire

 

 

Préambule : Bande et farfadets

 

     Le foyer nous avait placés en stage pratique dans une entreprise d'élagage qui après une courte formation nous avait amené sur la parcelle de châtaigners à traiter en réel, coupe blanche de deux hectares délimités au fil. Une coupe blanche, faut tout couper c'est simple ça demande pas de réfléchir et c'est pour cela sans doute qu'on nous l'avait confiée à nous les gypsis apprentis. Nous étions là pour un mois et c'était payé au résultat, peu très peu mais on nous avait promis une attestation, peu très peu mais c'était notre premier vrai travail et nous n'avions pas été séparés. La matinée avait été consacrée au déchargement du minibus, tentes et matériel de couchage, jerrycans de flotte, tronçonneuses, carburant, divers outils, nourriture pour deux jours, mob pour se rendre à la ville (quinze bornes).

    Le minibus parti, nous commencions à monter les tentes, il pleuvait, nous commencions sur le seul à peu près plat du coin, un ancien chemin quand un couple de petits vieux (enfin pour nous) « Pardon, jeunes gens, vous comptez rester ici longtemps ? » C'était moi le responsable, et le Pas de problème avec les autochtones me fit répondre. Les deux échangèrent un bref regard, yeux bleus pétillants amusés, et sans montrer quoi que ce soit devant notre physique, disons exotique « Si l'un d'entre vous veut bien nous suivre on peut vous indiquer un proche endroit plus adapté et tout aussi gratuit ... » Nous avions donc opté pour le canaval (champ anciennement dédié à la culture du chanvre) et les farfadets nous avaient en outre offert de profiter de leur grange aménagée. Pour nous le luxe ! Flotte, douche, électricité, chauffage ! Du jamais espéré pour notre premier boulot de bûcheron tâcheron, le luxe !

   Au début, le couple nous était lointain. Lui, faisait son bois, bricolait, elle son jardin, lui du vélo, elle, elle marchait, une vraie chèvre disait-il, des retraités bien propres, organisés, gentils mais loin discrets. D'ailleurs ils faisaient avec nous comme avec leurs corneilles et leurs chats sauvages, nous regarder sans le montrer, estimer nos besoins, mettre une rallonge, des serviettes, du sel, du sucre, du café, mais de loin discrets pas envahir, pas effaroucher. Pour nous, c'était une donnée « On était bien tombé, disait Djamila ». Et puis tout était ouvert chez eux. Nous n'étions pas habitués, nous les gypsis donc voleurs. Le voisinage, leurs « voisins germains », les appelait, lui indifféremment Francis ou Tiago, et elle toujours madame Frances (en fait Franciska ou Ciska pour Francis). Mais bon ce n'était pas notre monde, alors nous reconnaissants polis respectueux « Monsieur, madame », et eux attentifs presque attentionnés mais distants.

    Et puis un matin, un vieux châtaigner, un greffé, énorme, creux et à moitié mort sur pied, les branches en désordre nous cachent son côté de tombe. Le grand Shams s'y colle, lui fait la bouche habituelle et va à l'opposé pour la lui fermer. La chaîne entre dans le tronc mais rien ne bouge, il insiste et là d'un coup ce salaud de feuillu s'abat à l'inverse prévu. Mais pas comme un arbre, d'un coup. Il s'abat à l'inverse et donc sur le grand. On ne sait pas quoi faire ! On éteint la tron tron. Elle a eu le temps d'attaquer la jambe gauche de Shams pris au piège, y a du sang. L'arbre n'a pas, heureusement pour lui, fini de s'écraser mais n'en finit pas de gémir de craquer et de peser. Je cours chez madame Frances qui crie «Francis, les pompiers, le SAMU ! – Tu plaisantes ! Pas pour eux, pas tout d'suite, j'vais voir ! » Et là je te dis y a plus de petit vieux. Succession d'ordres, « Enroule le câble, tiens l'échelle, je prends la poulie, monte sur la benne ! Montre-moi ! » On fonce. Foncer en tracteur hein ! Et donc madame Francès suit avec un sac pharmacie. Tout le monde est affolé, Shams essaie de se dégager en hurlant des insultes en arabe... Tranquille, précis le farfadet se fait chef. D'abord penché sur Shams « Escot ya walad, stana schwaya ! » En arabe, notre langue ! Le grand scotché la ferme, les autres aussi ! Puis à moi « Pose l'échelle sur cui-là » et me tendant la poulie « Iirfaq harfi ». Tout le monde lui obéit. Câble fixé au châtaigner fautif, puis passé à la poulie puis fixé au tracteur. Le dispositif mis en place vitesse grand V, Francis à Frances : « Juste un peu, tu m'dis, j'y vais », aux autres « Baraïm owa». Le gros creux vieux châtaigner se soulève doucement au rythme du tracteur (vitesse extra lente), ne se soulève qu'un peu « Faut pas qu'il vrille », se soulève suffisamment. On tire Shams qui veut se lever mais Francès « Laha ! Stana ! ». Là aussi, sous les ordres de l'ex-toubib (nous l'apprendrons plus tard), trois branches d'élagage, des cordes, notre géant ficelé et donc immobilisé tout raide dans la benne. On rit. Francis, Francès « On s'occupe de lui ... » Le soir, on retrouve Shams, dans une chambre de la maison. Ils l'ont amené aux urgences. Juste un bras cassé et deux côtes flottantes fêlées, des contusions, une plaie, pas grand chose mais immobilisation pendant deux trois jours, plâtre trois semaines, pansements à renouveler et bien sûr pas de boulot. La mob est planquée dans la grange. En cas d'inspection, le grand est en ville pour les courses ...

   Bien sûr y avait le service, l'aide, mais l'arabe, c'est l'arabe, Shams en avait été bouleversé. Alors sympathisé tu parles, c'est un mot de rawaga, c'était vite devenu nos grands-parents de parenthèse à nous les orphelins placés. C'est Shams et ses hématomes qui en avait naturellement le premier bénéficié. Monsieur cokenpâte se laissait faire. Balade avec madame Frances, course avec madame Franciska, cuisine avec Ciska, et aussi soins et pansements Siloé jeune infirmière par eux connue. Francis était venu nous rejoindre avec ses trois tron-tron et son tracteur dont il initia Tarank et Djamila au maniement « Pour les gros tu attaches hein ! » Dès qu'il nous vit sûrs du contrôle du matériel (câble, poulie, affûteur électrique) il reprit ses activités habituelles. Très vite en fin de journée, les filles prenaient leurs douches dans la maison pendant que nous dans la grange. Très vite nous avons fait repas et soirées communs auxquels ils s'appliquaient à inviter des jeunes du coin. Le vieux couple nous fascinait. D'abord ils s'aimaient, simplement tout simplement, complices incroyables, et puis leurs vies ... Ce fut un moment important dans la nôtre. Jusque-là, depuis notre effondrement, nous vivions entre nous et l'extérieur nous était agressif, galère. C'était la première fois depuis l'incendie du cirque et la disparition de nos darons (c'est un mot gypsi) que nous étions considérés. Intérieurement et tout au moins au début, on se disait que c'était trop la chance, que quelque chose allait casser, qu'on allait devoir payer, qu'on allait nous demander en échange. Le dernier soir Shams, bizarrement le plus proche de Francis, bizarrement car totalement dissemblables, ne put s'empêcher la question « Pourquoi vous vous êtes occupé de nous ? » déclenchant dans l'assistance un silence général, mais aussi des haussements de sourcils presque réprobateurs, des haussements d'épaule d'évidence. La question, c'est sûr, n'avait pas lieu d'être. Francis après échange de regards bleus puis main légèrement levée, doigt pointé « Hasard objectif petit ! Et un hasard objectif, faut jamais laisser passer ! Jamais petit ! »

   Petit ! La tête dégarnie de Francis arrivait à peine à l'épaule de notre géant ...

   Une de nos premières questions concerna leur parfaite connaissance de l'arabe, parfaite puisque parfois, comme un réflexe, ils nous interrogeaient sur le nôtre et le comparaient au leur. « Oh tu sais on a passé pas mal de temps en Egypte et au Soudan » éluda-il. Toujours ce souci de ne pas nous envahir avec leur vécu, estimant que notre présent nous était assez prégnant. Ce n'était qu'au détour d'une anecdote, d'un détail du quotidien qu'on avait droit à un « Tiens ça me fait penser à... », ou à un, se tournant vers Francès, « Ca te rappelle pas la fois où... », vite interrompu par elle « Tu les ennuies avec tes radotages » ou par lui « Mais je vous embête avec ces histoires d'avant ». Tu parles si ça nous embêtait, si ça nous ennuyait, quand un fait de la journée, un dire de la bande, lui faisait surgir le soir un souvenir, c'était Bayram ou Noël si tu préfères ! Shana lui remplissait son verre, on faisait tourner un rêve sous l'œil réprobateur de Frances mais qui restait et précisait, à sa demande ou non, les dires de son complice de vie. Frances était son ombre, Francis était la sienne et donc inséparables mais c'est lui qui généralement racontait. Et nous, on aime ça, les histoires. Pour nous les gypsis, c'est ancré, ça nous est nécessaire surtout si c'est un griot de hasard qui dit et même parfois (pas au début hein !) on leur en disait une histoire de notre peuple de notre clan de nos familles partis en fumée ... Et eux ils écoutaient, mais ils écoutaient vraiment, ça nous faisait du bien leurs questions en rappels « T'as dit ton père, l'embrassade en plein ciel pourquoi si difficile, le mât chinois pourquoi chinois ... ? »

   De ces récits de hasard, ressort une vague chronologie. Francis fils de Louise et Bertrand, pauvres caussenards montés à Besach par nécessité, fils aîné un accident disait-il en souriant, enfance chez l'oncle Georges qui vivait comme au siècle dernier et qui s'était marié sur le tard avec Sylvie, concours de l'EN, rugbyman à Toulouse où ils s'étaient connus et surtout l'Afrique, leur nostalgie. Et de sa voix monocorde, ces soirs d'été, Tiago nous régalait d'histoires par eux vécues et nous amenait indifféremment, en vacance chez son oncle, dans son passé rugby, en pays haoussa, celui de Pount, dans le Kalahari, sur le Nil blanc, au barrage d'Hassouan, au royaume d'Imana. Tout ça dans un trou perdu du sud-ouest. Nous avons depuis suivi des parcours différents. Shams et Fidji, mariés maintenant, ont persisté dans le bois et monté leur entreprise « Parc, jardins et forêts » sise au bourg de chez les farfadets. Ils veillent avec eux régulièrement. Des parcours différents, Shana instit, Tab infirmier avec sa Siloé, Gazzana couturière, Tarank joueur de rugby pro (D2), moi médecine, Djamila dans l'édition ... mais rien n'a pu séparer notre bande famille soudée par le vol de notre enfance. Nous nous revoyons le plus souvent possible, et à chaque fois, comme un rite et que nous soyons deux ou huit, on se rappelle de leurs dires. Shana aime à écrire. Elle tient notre cahier de vie (elle l'appelle comme ça) qu'elle a divisé en trois grandes parties : L'enfance jusqu'à la grande catastrophe, l'insertion (la récup) sociale jusqu'à la sortie du foyer, et nous maintenant. Les deux premières ont une forme presque définitive et ne s'enrichit que de souvenirs revécus. La troisième fait l'objet d'un courrier mensuel et à l'ancienne, manuscrit, enveloppe, timbre. C'est donc bien sûr notre billettiste puisque littéraire et habituée du fait qui a eu l'idée « Si on les écrivait, leurs souvenirs? – Mais c'est toi qui écris, parce que nous hein ! ».

   Et pour donner un semblant de liant à ces histoires, on sélectionna, pour ce premier essai et après quelques séances joyeuses et un peu nostalgiques, celles qui se terminaient par un éclat de rire. Nous avions bien sûr chacune et chacun nos préférées. Shams avait adoré le mendiant magnifique. Djamila se rappelait parfaitement la rencontre entre Georges et sa promise. Gazzana, communiste encartée, avait été très sensible à l'accession à la propriété de papa Bertrand. Tarank avait été particulièrement accroché par cette troisième mi-temps peu diététique et donc presque oubliée dans le monde professionnel dans lequel il évoluait ...

   Mais c'est Shana, la « prof des écoles » qui décida de l'histoire première : nos farfadets avaient travaillé dans maints pays, occupé plusieurs fonctions, pratiqué plusieurs métiers, mais il avait gardé un attachement particulier de son premier, instit en banlieue de Toulouse, à Bagatelle. Ce soir-là, il nous avait donc raconté Anthony et Leila.

Dans les pages qui suivent c'est lui qui parle...

 

 

 

Histoire Première: Eclat de rire exogame

 

Le remue-méninge

 

petite

  Je le comprenais fort bien mon petit Anthony. C'est vrai que Leila était jolie du haut de ses six ans. Forêt de cheveux noirs et longs brossés tous les soirs par papa (c'est un secret), yeux noirs, lampes brillantes derrière de trop grosses lunettes, visage fin toujours en mouvement, expressive pétillante et avec ça sérieuse, curieuse, appliquée, participative. Oui je le comprenais Anthony. Bien qu'elle n'en eut aucun besoin, vu sa vivacité sa faconde et ses griffes parfaitement adaptées pour repousser les méchancetés toujours possibles à cet âge, bien qu'elle n'en eut aucun besoin donc, Anthony s'était érigé en protecteur patenté, accompagnateur privilégié de la petite fée. Et de toute évidence cela lui plaisait à Leila. Elle le laissait porter son cartable qui, il est vrai, était particulièrement lourd puisqu'en plus des manuels et des cahiers habituels, il était encombré de cailloux de hasard, de plumes bariolées, d'un peigne en corne, d'une poupée en bois, d'un gros livre de contes, d'une bouteille remplie de sable coloré et d'un vieux réveil qu'elle appelait bigband et qui un matin l'avait trahie en pleine séance de calcul. Bien entendu, Anti ne se cantonnait pas à un banal rôle de porteur et elle le laissait lui offrir quotidiennement une fleur qu'il chapardait dans un des nombreux parterres du quartier. Il la lui tendait avec quand même un sourire inquiet. Elle la prenait délicatement avec une moue d'abord étonnée « C'est pour moi ? » puis ostentatoirement approbatrice « super, t'es génial ! » Elle la couchait sur son pupitre, sortait sa petite bouteille et la plantait dedans. C'était devenu comme un rituel. La journée pouvait commencer et en sa fin, la fleur atterrissait entre les pages du livre de contes. Je n'ai jamais entendu une moquerie de la part des autres enfants. Faut dire que le frère d'Anthony faisait de la boxe alors hein !

   Ce rituel se déroulait pendant le premier quart d'heure du matin. Ce moment était pour nous une espèce de sas entre le dehors et le dedans, entre la famille et le groupe, entre le désordre de la cour et l'ordre relatif de la classe. Cela permettait aux enfants d'entrer tranquillement en journée et de s'approprier l'espace. Pendant cette transition et dans notre coin BD, s'échangeaient et se commentaient les aventures de Raoul le petit loup, de Tib le Neandertal, d'Archibald le chasseur de zombies ou de Catarina la chef des chevelus. Ailleurs assis par terre, certains terminaient leurs rêves ou leurs chocolatines. D'autres rangeaient et montraient leurs trésors, billes, poupées, buchettes colorées...

   Ce premier moment de la journée se prolongeait en douceur par celui du remue-méninge pendant lequel nous éclairions par des questions simples les tâches à venir, ce qui les signifiait d'autant. Inutile de préciser, que tout à fait par hasard, Anthony et Leila se retrouvaient systématiquement dans le même groupe... Mais le remue-méninge, c'était aussi le moment des débats. C'était, je dois dire, une de mes pages journalières préférées mais aussi que je redoutais un peu car la logique des enfants, n'est-ce pas ? Par exemple, la question « A quoi ça sert la lecture ? » (Objectif de l'année quand même !) avait divisé la classe. Les quelques persuadés de son utilité, amenés par Leila et donc par Anthony, avaient eu du mal à répondre aux adversaires regroupés autour d'un petit teigneux du nom de Carayrou. Le débat ne tarda pas à s'enliser dans des assertions où la mauvaise foi côtoyait le manque argumentaire. Et ce d'autant plus qu'aucuns des protagonistes ne savaient lire ...

– La lecture ça rend intelligent, c'est mon père qui le dit, et il est journaliste.

– T'es fou toi ! Mon père y lit jamais ! Alors ... et il est hyper trop intelligent, y sait tout faire !

– Mon frère y dit que si je saurai pas lire, je serai un archi nul. – Et à quoi ça lui sert ton frère, il est boxeur alors !

– D'abord y fait pas que la boxe et y dit que quand on sait, c'est facile pas vrai maître ?

– Tu rigoles ! Tu verrais ma sœur quand elle fait sa lecture elle a les yeux comme quand t'as mal à la tête, elle recroqueville comme quand t'as mal au ventre et en plus elle se sert de ses doigts ...

– Ouais, ça c'est vrai, la télé, c'est plus amusant et c'est pas difficile.

– Y a que les vieux qui lisent, et il leur faut des lunettes.

– Puis t'as qu'à voir les livres du fond, avec les images on pige tout.

– Pis moi, je veux être pilote, t'as pas besoin de lire pour conduire un avion.

– C'est vrai ça ! T'as pas besoin de lire, y a toujours un grand, pour te lire une histoire le soir pour dormir, moi c'est maman...

– Et alors comment que tu feras quand tu seras grande pour lire une histoire aux petits ?

– T'es bête toi ! Je les aurai dans ma tête tiens !

   Bref, Anthony et Leila étaient dépassés et bien sûr cela ne m'arrangeait pas pour la suite. J'arrêtai donc le massacre. Pendant la pause, avec un regret factice et sur joué genre main sur le coeur, Cardélie, ma collègue et amie, me céda la moitié d'une plaque de chocolat. On recruta Bimbo, un grand. De retour en classe, et après présentation du jeu à venir, Carayrou, le meneur antilecture, et Bimbo attendirent dans le couloir. J'écrivis au tableau, « Le chocolat est dans la boite à craies» et je l'y dissimulai. On fit rentrer Carayrou, je lui montrai le message, qu'il bien entendu ignora, et pendant les deux minutes imparties il chercha en vain. En revanche, Bimbo, quand vint son tour, lut le message avec ostentation, se pinça le nez en signe de réflexion et se dirigea vers la boite de craie. Il en sortit la demi plaque et grand prince, il en offrit la moitié à l'antilecteur en lui assénant : « Tu vois que ça peut servir de lire ! ». Ne pas savoir lire avait rapporté à Carayrou une part de chocolat. Le stratagème aurait donc pu s'avérer contre-productif, voire faire naître comme un sentiment d'injustice. Ce qui m'obligea le lendemain à octroyer à chacun la même part. Quoiqu'il en soit, de ce jour de victoire intellectuelle, Anthony et Leila acquirent une aura certaine et une position disons privilégiée.

 

Le mystère de la vie

  Un autre questionnement divisa abruptement et longuement le peuple de la classe. Faut dire qu'il était de première importance puisqu'il consistait ni plus ni moins à découvrir le secret de la vie et plus prosaïquement à élucider le mystère de la fabrication des bébés. La question fut mise sur la table par Ameline, petite fille d'habitude discrète et silencieuse. La réponse que lui avait faite (ou pas) sa mère ne l'avait de toute évidence pas entièrement satisfaite. A mon étonnement, tous avaient des idées bien arrêtées sur la question. Se dégagèrent assez rapidement trois courants de pensées. Le premier était résolument végétarien puisque les choux et les roses y avaient la mission primordiale de réceptacle, le second procédait de la zoologie car attribuant à la cigogne le rôle principal du transport et le troisième, à ce stade encore très minoritaire, prétendait avec force que le papa mettait une graine dans le ventre de la maman. Les trois courants se rejoignaient toutefois sur la nécessité d'un gros câlin préliminaire entre les parents.

   Le parti de « la graine », celui de Leila, suscita des réactions incrédules et presque horrifiées « Ta mère c'est pas un jardin ! » « Et comment y fait ton père pour mettre la graine ! », « Et puis y a pas la place », « Comment qui ferait pour respirer, le bébé », « et après comment qui sort, par la bouche peut-être ». Bien entendu, je fus pris à partie et bien entendu le sujet à cette époque étant sensible, je tapais en touche et avouais mon ignorance. Partenaire de boxe (et de rugby) du grand frère d'Anthony, il m'était arrivé de dîner chez lui. Anthony savait donc que j'étais célibataire et il me justifia « Bien sûr qu'y sait pas, il est même pas marié alors y sait pas ! » Ouf !

   Nous passâmes à autre chose mais je sentais bien que je ne m'en tirerais pas si facilement. Je m'en ouvris à Cardélie dont j'avais déjà pu apprécier la justesse des conseils amicaux et qui avait pris sous ses ailes protectrices le jeune blanc bec que j'étais. Elle approuva d'abord ma prudence et même la justifia « T'as bien fait d'éviter dans leurs têtes des clashs entre dires des parents et ceux du maître.» puis elle me conseilla, si les enfants persistaient, de leur demander de faire leur propre enquête. Ce que je fis ...

   La théorie légumiste ne tarda pas à montrer ses limites. Bien sûr, il devait être doux, en attendant de grandir, de dormir dans un nid pétales mais restait à savoir comment le bébé y arrivait. Pour résoudre cette épineuse question on recourut à la cigogne, entraînant ainsi la fusion des deux premiers mouvements. A partir de là, les enfants construisirent un récit collectif que je transcrivis sur un tableau blanc.

 

cigogne

Quand les parents veulent un bébé, ils passent commande et ils font un signe secret, souvent   du sucre sur la fenêtre. Alors la cigogne Holda arrive en claquetant du bec pour faire sortir les parents. Elle les photographie de ses yeux doux puis part dans la grotte de la fontaine aux enfants. Elle en choisit un, le plus ressemblant possible et pendant neuf lunes, elle le caresse à l'image des parents avec sa pierre de cigogne. Jusque-là le bébé n'est toujours pas réveillé. Quand le travail est terminé, elle allume l'interrupteur de la vie et elle amène le bébé, direct dans le lit des parents, ou direct dans son berceau (s'il est prêt), ou par la cheminée (s'il y en a une), ou à l'hôpital (le plus souvent).

   De leur côté, les scientifiques adeptes de la graine de papa découvrirent au cours de leur enquête qu'en fait il y en avait plein de graines. Je transcrivis aussi le résultat de leurs recherches et leur récit de la naissance.

 

danseurs

   Les graines de papa sont nombreuses mais petites comme des pépins (de raisins) et maman n'en a qu'une mais grosse comme un petit œuf (de pigeon). Tous les pépins font la course vers le petit œuf, et celui qui gagne a le droit de faire un gros bisou à l'œuf. Ils sont très contents. Alors ils dansent, ils dansent, ils se mélangent et deviennent un minuscule bébé à qui maman donne à manger avec un tuyau spécial. Et quand bébé est prêt, il sort du ventre de maman. Et voilà !

 

   A ce stade, de nombreuses questions restaient en suspens, « Où dans le ventre de maman ? », « Il sort par où ? » « Et le tuyau il est comment ? Elle le garde après ? »... Je ne sais comment mais le groupe apprit que chez les grands il y avait « une image où on peut voir tout ce qu'il y a dedans du corps ». Je dus aller chercher la planche anatomique. Je croyais lâchement que vu sa complexité pour leur âge, ils s'en lasseraient rapidement et qu'on pourrait enfin clore l'épisode. Mais non, ils se mirent en tête de nommer les parties du corps et c'est ainsi que ce groupe apprit à lire globalement d'abord puis syllabiquement des termes comme Humérus, cubitus, utérus, deltoïde, diaphragme, radius, thoracique ... Pour l'anecdote, Leila et Anthony, marqués sûrement, je veux le croire, par cette entrée en lecture, feront plus tard des études de médecine.

   La réunion des parents qui suivit fut, disons, un peu houleuse et j'eus quelques difficultés à expliquer que je ne visais pas à de l'éducation sexuelle (peut-être était-ce cela qui leur manquait à eux, les parents) mais qu'il ne s'agissait que d'un hasard qu'il me fallait exploiter compte tenu de la pédagogie active que je pratiquais et que je leur avais déjà présentée. J'avais des inconditionnels dont bien sûr les parents de Leila (journaliste, enseignante), ceux d'Anthony (le sport) et Cardélie était là pour me soutenir et apporter son expérience et son sérieux indiscutable... Il me fallut toutefois promettre de mettre un terme à ce chapitre métaphysique. Les jours suivants, j'initiai, non sans mal, une synthèse où était associé le ventre de maman à un calice de feuille de choux et de pétale de rose dans lequel une minuscule cigogne se chargeait de transporter la graine de papa. Je crois avoir perdu chez Leila un peu d'estime mais ce ne fut que momentané car ses parents lui expliquèrent la mienne obligation à consensus. Ce secret partagé nous rendit un peu plus complices. Les futurs docteurs qu'ils deviendront apprirent ainsi, à l'instar de Galilée, que quand on a raison trop tôt, il faut savoir composer avec l'obscurantisme. A partir de ce jour et débarrassé de cet achoppement existentiel, le groupe put poursuivre alors son voyage d'apprentissage.

 

Chez nous on fait pas comme ça !

   Leila et Anthony avaient été incontestablement les initiateurs d'un courant qu'on pourrait qualifier de scientifique, et ce mouvement vers une pensée rationnelle les avait encore rapprochés. C'est pourquoi, leur rupture, je ne vois pas d'autre mot tant leur changement d'attitude fut radical et soudain, leur rupture et surtout les raisons de celle-ci nous stupéfièrent...

   Ce jour-là, l'entrée en journée ne s'était pas passée à l'habitude. A la place du rituel de la fleur, ils avaient entamé une discussion virulente. Dans ces minutes-là, l'adulte doit se faire le plus possible absent. C'est donc du coin de l'œil, que je lisais de l'incompréhension, de la déception dans les yeux ronds du gamin et que je constatais les gestes péremptoires de la petite fille. Leur disputation prit fin mais les sourcils butés des deux enfants étaient signes que leurs différents n'étaient ni réglés ni apaisés. Je n'y attribuai que peu d'importance jusqu'au moment où Anthony rassembla ses affaires et prit place aux côtés de Carayrou. C'était étonnant. Les enfants avaient parfaitement le droit de s'asseoir avec qui bon leur semblait bien sûr, mais il était rare qu'un changement arrive en cours de projet puisqu'une des seules obligations que je leur avais imposées était de les terminer et cela nécessitait des associations durables. Vu leurs airs chagrins, on comprit que quelque chose de grave s'était produit mais personne ne fit part d'un quelconque étonnement. Anthony passa de l'atelier « peinture murale » à celui « fabrication d'un éléphant en papier mâché ». On s'adapta. On dut d'un côté répartir son matériel fresque artistique, ce que je fis discrètement. De l'autre, et les membres de l'équipe pachyderme s'en chargèrent avec l'attention que l'on prête à un malade, on pourvut le dissident d'une spatule, de farine pour fabriquer la colle et d'un ballon pour assurer le volume de son futur mammouth. Les discordés s'évitèrent toute la journée. Leila ne fut pas raccompagnée ce soir-là et il en fut de même les jours suivants. L'ambiance dans la classe en prit un coup. Faut dire que jusqu'à ce jour, ils étaient un peu les phares, les moteurs et que depuis la dispute, leurs énergies ne semblaient utilisées que pour montrer leur indifférence mutuelle et comment ils pouvaient facilement se passer l'un de l'autre. C'était surtout tangible dans nos causeries collectives du matin. Si l'un des deux prenait la parole, l'autre en devenait sourd et se faisait absent. Si l'un des deux adhérait à une proposition, l'autre se posait en s'y opposant. La communication de notre phratrie en était grippée. Je m'en ouvris à Cardélie qui pratiquait depuis ses débuts déjà lointains la même péda aventureuse. Elle y avait acquis une compréhension intuitive et sûre des enfants de cet âge, enfants qu'elle adorait d'autant plus qu'elle n'en avait, je crois, jamais eus. Elle comprit tout de suite les risques qui pouvaient découler d'une dispute qui aurait pu apparaître de l'extérieur comme un incident sans importance, un simple cahot. Nous décidâmes dans un premier temps de mettre dans le coup les parents. Ce fut sans aucun résultat tangible. Les « Ca va à l'école ? », les « Et Anthony, toujours sur la fresque ? », les « J'ai rencontré la maman de Leila au marché... », et autres questions faussement innocentes ne reçurent au mieux comme réaction que des grommellements indistincts.

   Nous dûmes donc imaginer un stratagème. Tous les vendredis après-midi nous avions décidé de faire avec Cardélie piscine commune et c'était la première fois. J'avais demandé à des amis futurs profs de sports de nous accompagner. Mis au parfum, ils scindèrent avec grande autorité le groupe en trio et duos, conjuguant un déjà nageur et un ou deux apprenants. Leila et Anthony furent ainsi associés sans qu'on ne leur demandât leur avis. De ce fait et tout au long de l'après-midi, il put dans un mètre d'eau la sauver plusieurs fois de la noyade suscitant échanges murmurés et quelques timides rires d'oiseau. A la fin de la séance, il y avait goûter et bilan. Cardélie et moi nous occupâmes de nos deux désaccordés. On leur demanda comment s'était passée la séance et si les objectifs, à savoir faire la planche et la faire évoluer d'un resserrement de jambes et de bras, avaient été atteints. Anthony tuteur fut affirmatif, la tutorée moins. Bien sûr, il se moqua d'elle mais avec presque de la gentillesse, bien sûr elle se défendit mais avec presque de la bonne humeur et les regards qu'ils se lançaient avaient perdu cette expression de volontaire rejet.

   Un coup d'œil à Cardélie me confirma mon impression : C'était le bon moment, il nous fallait l'exploiter.

– Dîtes les enfants, profitons que nous soyons seuls. Vous pouvez pas nous dire ce qui se passe depuis quelques temps ? Et ne me dîtes pas qu'il ne se passe rien hein !

– Non maître y a rien ! y se passe rien ! On s'entend plus c'est tout ! (Le ton était quand même au bord des larmes)

– Ah bon ! Il ne s'est rien passé ? Vous ne vous parlez plus, vous ne faites plus rien ensemble et il ne s'est rien passé ! Allons Leila il s'est passé quoi ?

   Petit silence, coup d'œil en coin,

– Y a qu'Anthony, y comprend rien ! (Ouf ! on avait l'ouverture)

– Ca c'est vrai ! Je comprends pas. (reOuf ! y avait du répondant)

– Et qu'est-ce qu'il ne comprend pas ? caressa Cardélie de sa voix douce et affectueuse.

– Di-z-y toi ! s'exclama Leila bravache en regardant Anthony du menton.

– Eh bien dis-nous ! Anthony ! recaressa Cardélie.

– Elle m'a dit qu'elle voudra jamais se marier avec moi quand on sera grand alors !

   Vive interruption, main levée précise péremptoire.

– J'ai pas dit « voudrai » j'ai dit « pourrai », je pourrai pas me marier avec toi, même quand on sera grands.

– Et pourquoi tu ne pourras pas te marier avec Anthony, quand vous serez grands bien sûr ? – J'y ai dit déjà, deux fois !

– Oui, mais pas à nous, tu peux nous dire pourquoi tu pourras pas ?

– Ben, chez nous c'est pas possible, c'est pas comme ça qu'on fait.

– Et vous faîtes comment chez vous ?

   On se doutait de quelque chose dans le genre « amour impossible » mais j'avoue qu'on décrochait quelque peu, la suite nous scotcha.

– Chez nous, on se marie entre nous ! énonça catégorique Leila les yeux butés et le doigt levé.

– Comment ça « entre nous » ? Ca veut dire quoi « entre nous » ?

– Bê oui, c'est simple regarde maître ! Papa il est marié avec maman, papi Jojo avec mamie Lili, papi Armel avec mamie Blandine, les tontons avec les taties. Tu vois bien, chez nous on se marie entre nous. C'est pas ma faute !

   Carmélie et moi nous nous évitâmes du regard tant nous avions du mal à garder notre sérieux. Bien sûr et avec l'aide des parents, nous aidâmes Leila à comprendre la constitution de la cellule familiale et tout rentra dans l'ordre. Le temps passa et de loin en loin nous nous sommes revus avec Cardélie et à chaque fois, à l'étonnement des gens en présence, nous ne nous saluons pas. A la place et les yeux brillants,

Nous éclatons de rire

 

 

 

Interlude 1

 

   Ce soir-là, chez Djamila, Shams et Fidji qui les voient régulièrement répondent ...

– Il était où Francis quand ses vieux ont acheté l'appart ?

– Figure-toi ! En Egypte, son premier poste au fond de l'Egypte, Hassouan, lac Nasser alors cette histoire il ne l'a pas connu in vivo, tu parles! le courrier mettait trop long, enfin quand il arrivait. C'était juste après la guerre de Pikour non de Kippour. Un jour il a même reçu un saucisson après neuf mois de poste et je te dis pas, ils l'ont mangé. C'est Louise sa frangine qui lui a dit comment elle avait essayé d'obliger sa mère à raconter par écrit pour attends, je regarde abréaction, catharsis. Bon lui, y te dis ça comme si tu savais.

– Tinquiète, moi je sais, continue !

– Mais tu parles, je sais même pas si elle avait le certif alors ...

– Et alors quoi ?

– Ben ça s'est pas fait. Elle a essayé mais bon déjà pour les lettres c'était dur. Et au fait, il m'en a montré une où y a un passage qui le fait toujours rire tiens j'ai noté « Je t'ai fait deux chemises neuves avec les vieilles de ton père qui a un peu grossi... »

– Ah pas mal ! Mais bon on se disperse ...

– Tout ça pour dire qu'écrire des trucs pratiques de tous les jours, c'était déjà dur alors là raconter des sentiments bê elle y est pas arrivé, et tu sais y sont toujours là ses vieux au Francis. En tout cas elle a essayé ...

– Tu te rappelles quand il nous l'a racontée, cette histoire je veux dire ça qu'y lui y a fait penser ?

– Ah ça oui, c'est quand ils ont dit que le matos pour couper les arbres il nous était facturé. « Ah les vendus » qu'il a dit « Ca me fait penser à mes vieux et leur appart ... » Et il est allé les voir. Tu te rappelles, ça a chauffé, et il a appelé son pot le maire et ils ont vu la députée même qu'ils votent pas pareil en tout cas lui pas pour elle, et ça a marché...

– Y z ont beaucoup de diff, lui et Louise ?

– Sept ou huit ans, tu te rappelles « Je suis un accident, trop tôt ... » et un de plus avec son frangin.

– Et Rod Taylor, c'est qui ça ?

– Un truc qui passait à la télé, ça fait un bout, y avait qu'une chaine, où deux.

– Et Lip ?

– Une grosse boite ... de montres, mais surtout un combat ouvrier, à l'ancienne, mythique. On les a appelé les lips longtemps et ça a duré longtemps.

– Son père, il avait quand même pas trop le sens de la lutte syndicale ...

– Oh l'autre ! Pas plus que nous, fallait qu'ils mangent, et nous sur le chantier chez eux on l'avait le sens syndical ! Rappelle-toi le peu d'argent qu'on s'est fait, c'est qu'on a triché avec le tracteur et les trons trons en sup, la bouffe gratis, sans ça presque il aurait fallu qu'on paye. Et on a rien dit sauf merci quand ils nous ont donné la misère, toi la première ...

– Mais enfin Shams, j'ai rien dit ! Je dis qu'on peut pas pour eux parler de lutte, et chuis d'accord nous non plus, mais on peut pas mettre l'histoire dans celle du conflit, voilà c'est tout ! Mais toi dès qu'on touche à ton Francis ...

– Vous allez pas vous engueuler quand même ! Et puis il s'est quand même révolté un peu non ? Et sa colère elle est quand même liée au conflit ...

– Non t'inquiète y vont pas s'engueuler mais c'est ça qui faut dire, des gens simples modestes qui s'adaptent, qui font bloc, qui pensent pas à changer les choses, ça y délèguent à d'autres, à leurs gamins, tu comprends, ils encaissent dignes quoi, la conscience de classe oublie ! T'as raison pas encore, pas pour eux, tu comprends ...

– Bien sûr que je comprends, c'est que ça que je voulais dire ... C'est tout quoi Shams!

– D'accord d'accord, chuis c.. mais comment on peut le faire ce côté modestement grand, ce côté paysan qui encaisse sans se plaindre sans dire que c'est les autres ...

– Ecoutez, moi je crois que je sais... Son histoire, sa mère, elle l'a pas écrite et bê y a qu'à l'écrire à sa place. Voilà ! Pour moi il faut l'écrire comme si on était sa mère avec ses mots simples de paysanne ouvrière.

– Banko ! Surtout les mots simples moi ça m'arrange !

– Hum, je sais pas si ça va être si facile ... les mots simples, c'est pas si simple ...

   Et c'est ainsi que Nadine (Nanoue), la mère de monsieur Françis, a écrit son « Eclat de rire ».

 

 

 

Histoire deuxième : Eclat de rire ouvrier

L'histoire qui suit, c'est Louise qui m'a dit de l'écrire, « Maman, en écrivant tu mettras de la distance ça te fera du bien, comme un journal ». Je l'écoute toujours, ma sérieuse. «Et n'oublie pas pour les passés simples t'es pas obligé, mais c'est mieux !» Alors voilà le texte (Elle m'a un peu aidée pour les fautes), je l'ai appelé « éclat de rire ». Et ça m'a fait du bien, elle a toujours raison ma petite fille.

   L'usine a fermé et les cinquante se sont retrouvés chômeurs. Les syndiqués sont allés aux prud'hommes pour faire valoir nos droits. Bertrand et moi, ça nous a paru un peu bizarre qu'on ait des droits. Pour nous, si il n'y avait plus de commandes, si Relliac le patron ne pouvait plus payer les dettes, si le patron ne pouvait plus payer les ouvriers, alors il n'y avait plus de travail, alors il fallait qu'on aille ailleurs. Mais non, on avait des droits. Et pas qu'un peu qu'ils ont dit aux prud'hommes ! Ils ont dit qu'au pire on recevrait des indemnités au pro rata (en proportion) de l'ancienneté. Bertrand se situait dans la moyenne haute, vingt-cinq ans, et pas un jour d'absence, pas un retard sauf pour les naissances des enfants et encore c'était à cause du chef d'équipe. Vingt-cinq ans quand j'y pense, on était presque devenu franc comtois, en tout cas les enfants ! Nous, on dit dépôt de bilan, eux ils appellent ça cessation de paiement. C'est-à-dire que le patron pouvait plus rien payer « Lip est définitivement liquidée, donc on a plus de commande, donc on ferme » qu'il a dit le patron. Remarque, il est venu dire ça dans sa Mercedes 500. Bertrand ça l'a fait rire mais pas les autres, ils ont trouvé saumâtre. Bon, il y avait un délai de quarante-cinq jours au cas où le patron trouverait l'argent ou qu'un repreneur rachète l'usine mais vu que c'était déjà la deuxième fois, on n'y croyait pas et puis racheter le sous-traitant d'une entreprise en faillite hein ! ... Au bout de ce temps, un liquidateur viendrait tout régler, pas un type avec fusil ou mitraillette comme Rod Taylor qu'on avait vu à la TV, non un type qui allait payer les indemnités. Sauf qu'il n'a rien trouvé dans les caisses alors c'est l'assurance des patrons qui a payé parce que les patrons ils ont une assurance, ça on savait pas. Mon homme, il a reçu vingt quatre mille, enfin je veux dire l'équivalent en francs. Vingt quatre mille pour nous c'était énorme, du jamais vu, du jamais eu. Les enfants voulaient qu'on partent tous en vacances, « Maman, t'as jamais vu la mer », qu'on s'équipe « chaine Hifi stéréo ! Pour écouter Léo ! » qu'on claque l'argent « Faîtes vous plaisir pour une fois ». Ils dansaient, ils criaient, ils chantaient, s'amusaient de projets de riches « une BM sinon rien, n'est-ce pas Miss Louise ? » « D'accord, mais rouge, j'y tiens ab so lu ment ! » Leur humeur m'était contagieuse. D'autant plus que Bertrand avait déjà eu un entretien d'embauche avec Aératier, un sous-traitant d'airbus. Ca s'était bien passé et on lui avait même fait espérer un salaire supérieur à celui qu'il touchait à l'usine. On était tout espoir, confiants, euphoriques (comme dit Louise). On avait une vie étriquée, la queue du diable que l'on tirait à longueur de jour de mois et d'année, devait être Marsupilamiesque (Pierre et ses BD) et j'avoue que j'étais tentée par une parenthèse dans notre existence faite d'économies au quotidien et axée sur la réussite des enfants. Oui, j'étais tentée, et cela s'est sûrement vu, mais la grosse voix de Bertrand « Je sais Nanoue, je t'ai pas fait la vie belle ... » Je jure que j'ai eu subitement honte et je lui ai pris la main. La tendresse aussi, c'était jugé un peu superflu, on n'avait pas trop le temps, mais bon vingt quatre mille, c'est pas tous les jours. Bertrand me dévisagea, sourit un peu et s'adressa aux enfants.

– Bon Louise, t'as eu ton concours et t'es sur les rails, dans un an ou deux tu nous feras l'école, mais toi Pierre tu m'as bien dit qu'on te proposait de continuer sur un diplôme d'ingénieur, alors cet argent qui nous tombe, ce sera pour vous accompagner, voilà !»

   Les enfants se récrièrent.

– Mais on a les bourses, mais on a une piaule gratos, et pour l'argent de poche, j'ai la Brasserie, le week-end y payent double ...

   Ce n'est que le soir, en l'absence des enfants, que j'ai pu le faire changer d'avis. Avec mon mari nous sommes de petites gens, des gens sérieux et j'avais toujours un peu honte de m'être laissée aller. Alors en faisant la vaisselle, non nous n'avons pas de lave-vaisselle, et oui Bertrand tient à y participer à la vaisselle, on a continué la conversation : « Les enfants, pour sûr qu'on va pas les laisser tomber, mais ils veulent un peu d'indépendance exister par eux-mêmes, et puis en cas de coup dur, on sera toujours là, mais bon vingt-quatre mille, c'est comme un signe Bertrand, y faut qu'on se lance, c'est maintenant ou jamais, je sais c'est un rêve, mais on aura plus les loyers. »

  Et c'est ainsi que nous avons décidé de se construire un patrimoine (Louise), de devenir propriétaires. On a fait les comptes tard dans la nuit. Nous avions un peu plus de huit mille d'économie, alors huit mille plus vingt-quatre mille, on s'est dit qu'on pouvait acheter un appart en ville. Ici les prix, c'est pas comme à Paris, ça reste abordable. Alors dès le lendemain, on s'est procuré « le particulier à particulier » et on s'est planté devant le téléphone. Les jours suivants on a fatigué nos chaussures de visite en visite. Les enfants nous accompagnaient dans les deuxièmes. Pierre était le plus agressif sur les prix et Louise savait très bien prendre son air posé de future enseignante en disant « Bien voilà, on a vu, nous allons réfléchir », ce qui voulait dire « C'est tout réfléchi, c'est Non ». Le soir entre nous, on ne parlait que des avantages, (spacieux, lumineux, ascenseur...) et inconvénients (prix, quartier, bruit, copropriété ...). Finalement, on s'est décidé pour un quatre pièces à quarante-sept mille (avec balcon), on l'a réservé, on a signé la promesse, je crois que nous étions inconscients, en tout cas euphoriques.

   Comme Bertrand est au chômage, les banques ont refusé de prêter alors on a fait la tournée des familles. Mon frère deux mille, ma sœur mille mon père quatre mille et du côté de Bertrand, ils ont fait ce qu'ils ont pu c'est à dire pas grand chose, mais y avait ses copains et y avait mes amies. Bref, on a réuni la somme, on a signé, y avait aussi les frais de notaire mais pas d'agence, puisque de particulier à particulier. Et le Lundi 15 mars (Sainte Louise), on a aménagé. Bien sûr, on a fait une petite fête pour les remercier. Bertrand est un taiseux, trois mots de suite c'est un exploit. Ce jour-là il nous a fait un discours qui n'en finissait pas. On était tellement étonné qu'on l'a écouté comme de la musique. Je n'en ai retenu qu'une phrase. « Au moins on aura acheté un bien dans notre vie. On pourra leur donner ». Eh oui, mon Bertrand, c'est un donneur contrarié. Tout le monde a applaudi.

   Le lendemain, il a fallu qu'on revienne sur terre parce qu'on a reçu un sacré coup de bambou sur la tête : La lettre de refus d'engagement de Bertrand par Aératier. Après un moment d'abattement, de découragement qu'on s'est bien entendu caché « On va s'en sortir, ils nous auront pas », on s'est organisé. Moi, je travaillais à mi-temps comme caissière et les jours de livraison je faisais des heures supplémentaires non déclarées. Sans le dire à Bertrand, je me suis mise à faire des ménages payés au noir. N'y connaissant rien et surtout pas les prix et n'ayant pas la patience de comparer, Bertrand ne faisait jamais les courses. Il m'a été alors facile de cacher ces rentrées. Deux années ont passé, des années bonheur, oui bonheur. On s'en sortait. Bertrand n'avait pas retrouvé un vrai emploi, la crise l'âge, mais il aidait un copain qui faisait les marchés et comme il sait tout faire, il proposait aussi ses services par petites annonces et le bouche à oreille. C'était presque légal. On s'en sortait. En plus les enfants avaient réussi. On n'en était pas peu fiers. Louise était institutrice enfin je veux dire professeur des écoles, c'est comme ça qu'on dit maintenant. Pierre, sitôt son diplôme d'ingénieur en poche s'était vu proposer un poste. Ils commençaient à gagner et n'avaient plus besoin de nous financièrement, financièrement mais pas affectivement hein ! Puisqu'ils revenaient souvent, même à l'improviste, réoccuper leurs chambres. On finissait de rembourser tranquillement, les amis d'abord puis frère sœur père. Tous les trois mois environ, c'était réunion de famille et les enfants attendaient malicieusement l'expression consacrée que Louise qualifiait de ferroviaire « On commence à voir le bout du tunnel ». C'était des années bonheur. Je crois même qu'ils avaient sérieusement envisagé, les enfants et Bertrand, d'aller m'amener voir ce que je n'ai toujours pas vu, la mer. Je crois qu'en douce ils me préparaient la surprise. Malheureusement, ce n'est pas cette surprise qui m'attendait.

   On savait que l'assurance des patrons regrettait d'avoir payé nos indemnités et qu'elle avait attaqué les prud'hommes. Mais nous étions bien trop dans nos affaires pour suivre ces histoires de gros sous (dans les neuf cent mille, ou plus ...) En fait nous pensions que cela concernait les assurances et autres organismes comme dans un accident de voiture. Ce n'était pas notre problème. Nous sommes de petites gens. Nous avions appris que le patron avait commis des escroqueries et était accusé de travail dissimulé. C'était pas nous ! Qu'ils se débrouillent ! Ca ne nous regardait pas ou en tout cas plus. D'ailleurs on n'en parlait pratiquement pas. Nous étions passés à autre chose. Un matin, j'étais encore à la maison, un huissier apporta une lettre officielle. Bien sûr j'ai signé l'accusé mais l'administratif, les lettres officielles, j'ai pas l'habitude. Alors en partant, je la laissais sur la table du salon sans l'ouvrir, je ne m'occupe pas de ces choses, et le soir, j'avais oublié l'épisode.

   Quand Bertrand rentra, il posa à son habitude sans rien montrer de ses sentiments mais je l'en savais fier, l'enveloppe par lui gagnée pour des travaux de plomberie, et surtout la photo d'une voiture électrique qu'il avait fabriquée à partir de la carrosserie d'une voiturette sans permis récupérée à la casse. Il s'étonna « C'est quoi ça ? Ca a l'air officiel. » Je dis mon ignorance et allai serrer l'argent de Bertrand dans notre coffre-fort, une vieille boite à sucre. Je partis vaquer en cuisine pendant qu'il se changeait et se servait un vin de noix, son caprice du soir, en regardant distrait les infos régionales.

   J'entendis soudain un éclat de rire, mais un drôle d'éclat de rire. Comment dire, un éclat de rire qui n'avait rien de joyeux. Je me précipitai au salon. Il n'avait pas allumé Soir 3. Il était tout droit, il ne pouvait s'empêcher de rire mais c'était des quintes de rire, des quintes douloureuses. Il s'esclaffait mais ses yeux ne brillaient pas. Je n'oublierai jamais cet éclat de rire tant il faisait mal « Bertrand, qu'est-ce qu'y se passe ? Et lui debout continuait. La lettre était par terre. Il me la montra.

 

ouvrier

Je la ramassai : La cour de cassation ayant confirmé l'arrêt de la cour d'appel de ... redevable dans les huit jours. Ma vue se brouillait, je n'y comprenais rien, déjà qu'à l'école c'était dur alors le jargon des messieurs de la loi. Je me tournais vers Bertrand qui s'était assis, qui semblait égaré perdu. Je ne l'avais jamais vu comme ça...

   C'était un fils de paysan, de petit paysan, les coups durs il en avait connus et toujours encaissés sans rien dire, sans rien montrer. C'était leurs manières aux Ferrans, jamais un mot inutile. Des paysans à l'ancienne, c'était ça qu'ils étaient, huit vaches, un cochon, quelques brebis, la hantise du véto, un poulailler pour l'épicerie, un potager bien sûr, lever à l'aube coucher crépuscule, repas tourain arrosé de piquette, le vin pour le Dimanche, tout ça pour finir avec cinq cent de retraite. La terre, le causse c'est dur et les jeunes partaient. Alors quand Thomas Génot avait envoyé cette lettre qui disait qu'ici on recrutait, ils n'avaient pas hésité les Ferrans. « Fils vas-y, ça peut pas être plus dur qu'ici et tu gagneras » et ça avait duré vingt-cinq ans, un vrai exil mais c'est mieux que la faim et on avait fait notre trou, on avait des amis. C'est là que je l'ai connu, j'avais fait le même chemin, on venait du même village, de la même misère. On se comprenait. Il était droit, honnête, si bon que même si je ne l'avais pas aimé je l'aurais aimé quand même. Il avait fini « conducteur régleur presse » un peu plus que le SMIC. Il était apprécié, pardi jamais une plainte jamais un jour d'absence...

   « Bertrand, qu'est-ce qui se passe ? Tu sais bien que j'y comprends rien à leur paperasse ! » Il me prit le papier des mains et de ses gros doigts me souligna rembourser un trop perçu de 18 000 ... « Ca veut dire qu'on leur doit dix-huit mille avant huit jours. » Il se prit la tête entre les mains et j'entendis distinctement « Miladiu de miladiu ! Ah ! lès hildéput ! » C'est là que j'ai compris. Le patois et les jurons avaient été proscrits de la maison, à cause des petits pour l'exemple pour la bonne éducation. Alors qu'il s'y laisse aller, c'est que ça devait être grave et sérieux, que ça nous dépassait. Je réalisai soudain l'énormité de la somme. Je me sentis fautive, l'idée de l'appart, c'était moi. J'ai eu comme un vertige, je m'appuyais au chambranle « Diou biban, De qué vòus hèr ? » Il me regarda, les yeux durs « Vaï t'en ! Desiha'm en patz ! » Jamais, je jure, jamais, il ne m'avait parlé sur ce ton.

   Je me réfugiai dans la cuisine et à la petite table, je me mis à pleurer, j'avais froid. Il se resservit, ça aussi jamais, puis il téléphona. Longtemps après, enfin je veux dire que ça m'a semblé long, je l'entendis farfouiller dans le buffet. Il entra en cuisine, posa un verre devant moi, me servit : « Ils ont négocié pour le remboursement, on pourra le faire à tempérament. » Il me posa la main sur l'épaule et me dit dans son grand et bon sourire retrouvé, sourire qui dénonçait sa mauvaise foi affichée « Et que je n'entende plus de patois ni de juron dans cet appartement qui est le nôtre pour toujours, milady de miladiou ! » Je ne pus m'empêcher de l'embrasser ... J'avais eu si peur ...

    Nous sommes des gens fiers. Nous rembourserons ! Petit à petit mais nous rembourserons. La honte n'est pas pour nous. Nous rembourserons ...

   Mais je n'oublierai jamais l'éclat de rire glaçant de mon Bertrand.

 

 

 

Interlude 2

 

   Shams et Fidji avaient décidé de se fixer dans la commune des Tiago et d'y exercer leur activité « Parc, jardin et forêt ». Ils avaient pu acquérir une grangette qu'ils aménageaient en habitation. En attendant, ils logeaient dans la dépendance de Francis et Francès. Nous y montions régulièrement pour leur donner la main, maçonnerie, plancher, électricité, couverture ...) journées qui généralement se terminaient chez nos farfadets aux yeux bleus. Et cet après-souper Maxandre, ma Maxandre, et Magali, la Magali de Tarank, l'avaient partagé. Magali c'est un grillon vif malicieux, moqueur et elle nous a trop fait rire en racontant comment Tarank son monstre l'avait séduite. D'abord il avait averti avec comme argument ces deux gros poings et donc écarté tous les concurrents, puis le resto, puis la boîte, (Où avait-il trouvé l'argent ? Mystère.) La totale quoi ! Mais voilà la bûche aussi costaud qu'il soit hein ! Devant trente kilos, une gueule de souris et une poitrine concave, rigidifié qu'il était ... Et c'est donc elle qui l'a embrassé. Les farfadets en avaient ri et Tiago nous avait à son tour narré la rencontre entre son oncle Georges et Sylvie sa tante donc. Les filles s'en rappelaient parfaitement ...

– Sauf la fin, j'aime pas trop la fin, elle va trop vite.

– Mais c'est ça qui le fait rire et elle est même pas vraie. C'est au café qu'ils ont inventé. Bon un peu jaloux sûrement, tu parles une dame de la ville pour Rougeo ...

– Mais qu'est-ce qui est vrai dans cette histoire ?

– Tout sauf la fin je te dis. Ouais mais c'est moins drôle, un peu inattendu mais presque normal quoi ?

– Dis nous quand même ...

– Bê, le Bougrive c'était son bof et elle devait le voir pour régler l'héritage. Ils sont arrivés à la ferme trop tard et elle est restée un puis deux puis trois jours et elle s'y est plu.

– Mais j'y crois pas elle arrive comme ça dans ce trou perdu avec son pébrok et son sac à main ...

– Mais oui, tu comprends, elle est bibliothécaire en ville, son mari comptable, mariage disons consensuel, pas d'enfant, une vie bien réglée, douillette mais étroite alors pour elle c'était un prolongement de sa rue, elle allait en banlieue. Pour elle, c'est j'arrive je fais signer les papiers et je repars voilà. Elle était dans son monde quoi !

– Et elle est restée ... Et la vieille elle a réagi comment ?

– Elle, tu parles, elle ne se levait plus que pour tourner le touraing ! Elle, elle a compris tout de suite.

– Compris quoi ?

– Mais t'es c.. ou quoi ? Elle a compris que son hercule de fils bê, il lui était pas indifférent à la dame policée. Toutes les deux complices vite fait. Tu comprends le père était tôt parti d'un accident de gnôle ...

– Un accident de gnôle ? interrompt Maxandre

Et Shams d'expliquer :

– C'est Francis qui dit comme ça. En gros le Gustave le père de Georgeou avait fêté sa moto (bécane), une des premières dans le coin. Il était pas peu fier, le roi c'était pas son cousin et en sortant du café, c'était roi de la route qu'il était le Gustave. Alors de voir face à lui deux autres motos qui roulaient parallèles, ça l'a mis en rage « jo vius los fiuro ócirtor cos doex uduats » (J'va t'y les faire écarter, ces deux-là) et de foncer entre les deux... Phrase qu'il a continuée de prononcer sur le bord de la route en bouffant son acte de naissance (Tiago). Toute sa vie, le maire a toujours eu du mal à comprendre pourquoi le Gustave lui avait foncé droit dans le parebrise de sa onze légère.

– Quoi ! Il avait pris les deux phares d'une bagnole pour deux motos ! J'y crois pas ...

– Bè si et tout jeune le Rougeo avait pris sa place à la ferme. Et ça occupe une ferme, y a pas la place pour les sentiments, pour l'extérieur, d'autant plus que la vieille veillait et qu'elle avait le blé, les deux faisaient couple de campagne, lui au boulot, elle à la gestion, à la cuisine, repart tradit ...

– Mais ton Rougeo, il était beau gosse dans son genre, tu dis !

– Y avait bien eu quelques tentatives mais déjà rester dans ce trou, les filles ça les faisait fuir. Bon apparemment, ils s'étaient fait une raison et resteraient ainsi jusqu'à la fin en vivant comme ils savaient vivre.

– Mais alors Sylvie ?

– La vieille, elle avait bien vu que la Sylvie était plus toute jeune, que ça ferait pas d'enfant tout ça mais ça lui évitait d'avoir à se coltiner une du cru qui aurait voulu que lui piquer la terre et la place. Et la Sylvie elle ne voulait rien prendre au contraire elle apportait, et puis la retraite plus la demie du mari ça arrangeait bien.

– Mais enfin pas d'enfant ...

– Tu comprends, Si j'ai bien compris, le Francis, à cette époque, c'était le gamin de la ferme. Depuis tout petit, il y était à la ferme, il ne voyait ses vieux qu'aux vacances, et encore... Alors quelque part c'était lui le petit. Ils comptaient un peu, enfin beaucoup, sur lui pour la suite.

– Mais ils se sont mariés, ça s'est passé comment ? Je veux dire la demande ...

– Hi hi à l'envers ! Quand Rougeo a ramené Sylvie au bus cette première fois, elle lui a dit qu'il faudrait qu'ils changent de véhicule, une voiture fiable plus voyante, qu'elle lui ramènerait des habits de sortie, qu'il faudrait une salle de bain et une chambre à part quand même ... et que le petit il faut qu'il soit plus sérieux à l'école, il est pas bête. Lui il bredouillait oui, oui et il l'avait même pas embrassée. Et quand il est rentré, sa mère « Alors tu lui as demandé ? » « Demandé quoi ? » qu'il a dit. Il a fallu qu'elle lui explique ...

– Et alors ?

– Ben et alors elle lui a expliqué, et il a demandé et elle a dit oui, ils sont passés devant le maire et maintenant il est maire, figure-toi ! Enfin ils sont maires. Mais bon l'histoire qui le fait rire, celle qui est restée, c'est celle du café, celle qui trompe la fin.

– C'est celle-là qu'on va lui faire dire.

 

 

 

Histoire troisième : George Rougeo, Fermier et Sylvie Setie, vieille dame.

 

Retour de foire

chapeau grand

Rougeo fulmine Rougeo rentre de la foire et Rougeo fulmine.

Après mûres réflexions, après longues discussions avec sa vieille mère pendant les veillées de dénoisillage, il avait été décidé du remplacement de deux vieilles poules bonnes pour la réforme, de l'acquisition d'une oie de gavage, d'un sac de 5 kilos de graines pour les démarrer et d'un seau en fer pour le lait. Et il avait secrètement espéré que le viatique, à lui accordé, lui aurait permis en ce samedi de foire un arrêt prolongé à l'estaminet du bourg. Il n'en avait rien été et Rougeo fulmine au volant de sa vieille camionnette.

   Il fulmine au volant de son vieux tacot qui fume, crache, hoquette et ne progresse plus sous la pluie que par à coup ...

   Rougeo fulmine sous la pluie en poussant Fifi jusqu'au garage du coin sous le regard lunetté d'une petite vieille en parapluie qui vient de descendre du seul bus hebdomadaire et qui attend sous l'abri une accalmie. Fifi doit rester au garage. Rougeo se gratte la tête. Le garage ferme. Le garagiste connaît bien ces fermiers costauds, taiseux, durs à l'effort et qui de peur d'avoir à devoir, renâclent à l'entraide non échangeable. Et le Rougeo semble aujourd'hui particulièrement de mauvaise humeur. Il l'aide toutefois à décharger la camionnette. Il l'aide à transporter les deux poules, l'oie, le seau et le sac de graines sous l'abri en bois de bus. Et c'est tout. C'est le maximum qu'il puisse faire. Il le sait. Il laisse Rougeo devant ses volatiles et part rejoindre ses amis du samedi soir sans remarquer la présence discrète d'une vieille dame digne.

   Rougeo se gratte la tête. Il n'habite pas très loin et ce n'est pas une heure de marche de plus dans la journée qui le dérange. Non vraiment, ce n'est pas le trajet puisque en partant sur l'heure il arriverait à temps pour les travaux crépuscule. Non, le problème, c'est tout ça à porter. Oh ce n'est pas non plus le poids que cela représente qui fait problème! Quand on est muni de bras essieu capables de lever des bottes de pailles à longueur de moisson, de mains étau apte à immobiliser un percheron pendant le ferrage, ces quelques kilos ne lui pèseraient pas plus qu'un stylo dans la main d'un gratte parchemin ... Non ce qui lui fait souci c'est la manière de prendre tout ça. Pas de brouette, pas de grand sac, pas de corde pour faire un paquet et il n'a que deux bras. « Aie boundie de vingt die comment que je va t'y m'arrimer l'attirail ah tè ch'aie pas ! Miladiou de miladie ! »

   Rougeo maugrée et se gratte la tête....

 

La rencontre

   Pendant qu'il se gratte la tête, la petite vieille un peu aveugle s'approche de lui et le touchant de son parapluie.

– Pardon monsieur, je suis un peu perdue, vous êtes d'ici, n'est-ce pas ?

   Rougeo George tout à son problème étalé sur le sol, se tourne et découvre cette fine vieille dame grise dans le gris de cette fin de journée de décembre.

– Oui, quoi, qu'et che l'outi, quoi da ?

   Un peu pincée, la dame de la ville continue :

– Connaissez-vous la ferme de monsieur Gougrive. Et si oui, pourriez-vous me dire comment m'y rendre ?

   Rougeo n'est pas mauvais bougre, un peu frustre peut-être mais pas mauvais. La dame a de l'instruction policée, ça se voit et ça, ça l'a toujours un peu ému et puis ... elle a l'air vraiment perdu et ça le débourruse un peu et puis... Il sait et elle, elle ne sait pas et ça, ça lui plait bien. Alors presque aimable et soulevant son chapeau du dimanche « Ah ! le Gougrive, par die que je le connaisse, on est comme qui dirait frontière. Et si j'étais pas si emboustillé avec tout ça je pourrais même vous y accompagner sur l'heure tout de suite vu que c'est précisément sur ma route de rentrer chez moi ... »

  Il se gratte le front puis le crâne et se retournant vers les volatiles.

– Oui oui pour sûr que je pourrais mais ma pôv dame mais voilà, mais voilà comment que je vais faire boun die de boundie pour charger tout ça... bredouille-t-il.

– Eh bien ! Mais c'est très simple voyons. Il vous suffit de mettre le sac dans le seau, de caler une poule sous chaque coude et en fléchissant un peu vos jambes de saisir votre oie de la main gauche ou de la droite c'est selon et le seau avec l'autre main. débite autoritaire la vieille dame fragile.

– Saperlotte de saperlipopette et sapristi de sacredieu pour sûr que c'est selon ... bredouille Georgeou subjugué par ce ton péremptoire d'école primaire.

  Et de s'exécuter avec l'aide un peu distante de Sylvie la citadine. « Merci plô, merci plô, me voilà caduk et donc marchons sans retardiser. » sourit enfin Rougeo enlargi des coudes et des bras. Et le couple improbable et provisoire part à pied en parapluie.

 

Chemin faisant

   Et les voilà sur le chemin détrempé du haut mazet qui, comme chacun sait, dessert les fermes de Entemp, de Jean dice, de Rougeo et de Gougrive ...

  Elle, elle funambule de pierres affleurantes en zones herbeuses, y pose précautionneusement ses mocassins cirés espérant ainsi les moins souiller possible. Lui, ses jambes tronc de chêne et ses larges pieds sabotés lui font comme à son habitude un pas lourd régulier et presque indépendant. Il marche mécanique. Cela le libère du chemin. Seul, George grognerait... Il maugréerait sur la fifi qui trahit, l'argent que ça va coûter boudie ! de boudie ! Sur le manque de châtaigne, sur le toit de la grange qui pisse l'eau, sur le trop sec de l'été, sur les gelées de printemps, sur ce maudit goret qui grossit si peu ...

   Seul il maugréerait. Les sujets de grognement ne manquent pas quand on s'appelle Rougeo et qu'on est paysan. Seul oui mais aujourd'hui ... Aujourd'hui il ne maugrée pas, il parle, il pose des questions. Il en est tout étonné. Ca lui fait plaisir d'être étonné. Ce sont bien sûr des questions prudentes mais attention hein ! Pas prudentes comme le sont ces questions paysannes, vous savez, ces questions sous-entendantes, ces questions gigognes où on peut toujours faire marche arrière suivant comme on les voit reçues. Non, elles sont prudentes juste pour être sûr d'avoir une réponse. Et ces réponses ne l'intéressent que peu et il en est étonné. Ce qu'il attend en fait, c'est ce phrasé clair posé précis, cette musique qui sort de la petite bouche sérieuse de la vieille dame, cela l'enchante et... Il en est étonné.

   Son pas lourd régulier et habituel d'éléphant pensif le libère du chemin. En revanche il voit bien que pour rester sous le parapluie tenu d'une main frêle par madame Sylvie, il lui faut bien hacher le rythme. Il voit bien qu'à chaque pas la vieille dame s'instabilise de plus en plus et qu'elle hésite le chemin comme le ferait une biche sur un lac gelé. Il voit bien que le parapluie est de plus en plus balancier. Il voit bien qu'elle s'arrête maintenant pour lui répondre et qu'elle en profite pour reprendre son souffle tout en ponctuant ses dires de sa main libre. Il voit bien aussi que le soir tombe. Il voit que si lui marche et respire sans avoir à le savoir cela devient un problème de plus en plus récurrent pour la vieille dame et que cela retarde d'autant l'arrivée à la ferme. Et ce ralentissement de la progression lui fait problème. Il ne peut pas laisser la vieille dame seule sur ce chemin et d'autre part il lui faut arriver assez tôt pour apâturer le goret, rassembler et rentrer les brebis, traire les cinq baques... Et il ne veut pas que le Gougrive, en attente de dette de service, fasse le travail à sa place et surtout le fasse savoir. Il faut donc arriver bien avant la nuit et si on continue comme ça, ça ne le fera pas.

   Alors Rougeo réfléchit. Il pourrait par exemple porter la petite dame. Il a présentement les épaules disponibles et parfaitement adaptées aux charges les plus diverses. Là-haut se succèdent quotidiennement sacs de patates, cabres malades, baquau nouveau né, botte de foin en bout de fourche et même son neveu le Francis, enfin avant qu'il aille à la grande école. Alors bien sûr que la petite vieille lourde comme un moineau d'hiver ça ne lui pèserait guère. Ca ne le ralentirait point et au besoin il lui suffirait d'allonger le pas... « Oui, mais soupèse Georgeou, aussi bien elle va frouiller d'escaliser sur mes épaules et pis onc elle voudra jamais cette dame propette c'est pas une cabre maladive ni une chipitchoune, Ah ! miladie de boundie chay pas mais bon j'y dirai ... berrin be ... »

   Alors Rougeo réfléchit « Si qu'elle veut point bouricher mes épaules, si qu'elle peut point galopiner plus rapide sur ce routin il faut cabreter un gagne chemin. Et là, bougre, j't'y vois qu'ma sente ouais, c'est ça. Il faut entrayer sur ma sente à collets ... Oui da ! Mais c'est ma mienne. Personne doit connastre... Sinon Gougrive le premier ira m'les raccourcir ... Mais bouille de bouille die, elle brinquebille de plus en plus la pôv vieille ... et le jour s'encavaille ... bon j'y va y balanquer d'abord l'idée de l'épaule et puis si elle voudra point la piste de la sente mais alors faudra qu'elle sermente de rien suer de sa trace.

 

Propositions

   Et donc profitant d'un énième arrêt, George se lance :

– Madame chère Sétie Sylvie est-ce que je pourrais-je vous demander comment le cheminement vous semble ...

– Mais monsieur Rougeo, il est agréable et vous êtes très aimable de bien vouloir m'accompagner.

– Donc vous n'approuvez pas de difficulté à progressionner et nous pouvons continuer à cheminer faisant et aller plus vitement même si possible ...

– C'est-à-dire, cher monsieur, je m'aperçois que j'ai été un peu, enfin beaucoup, présomptueuse et que je n'ai ni votre force, ni votre résistance et pour tout vous dire je crois être assez épuisée... J'en suis désolée...C'est encore loin ? Il est déjà tard et avec ce temps ...

   Rougeo tente alors sa première idée mais c'est dur à dire :

– Oui, c'est vrai que ma vieille mère dit que je suis très fort comme un bœuf très turc et c'est vrai que j'ai l'habitude habituelle de porter des cabrettes des baqueaux et des brebailles sur mes épaules sans qu'elles se plaignent en aucune sorte euh euh ...

– Il est vrai que la vie au grand air vous donne assurément stature impressionnante et belle allure...

– N'est-ce pas c'est, avec ma estallure forte, comme vous dîtes je peux supporter sans barguigner des charges quintales que vous savez point imager... Tenez ! par exemplaire, là présentement vous me croyez bien embouscaillé eh bien embouscaillé tel quel que je suis et bien ! et bien ...

– Et bien ?

– Et bien, et je vous dis ça hein ! Juste pour exemplirer, eh bien, attriqué comme vous voyez présentement, porter quelqu'un là ne me pèserait pas plus sur moi qu'un rayon de pluie en plus et ...

Mais il est sévèrement interrompu :

– J'espère cher monsieur que par vos propos vous n'envisagez pas de me proposer le moyen de transport que vous réserver à votre bétail.

   Ouille ouille, ce pincement de lèvres, ce froncement de sourcil, ce lever de parapluie, George passe immédiatement la marche arrière du paysan parlé courant :

– Oh boudie que nenni, c'était pour peindre l'image de mon dire sur ma bonne stature de santé pas pour plus oh ! Que non que nenni !

  Et de continuer matois, sachant qu'il n'en était rien de ce qu'il allait affirmer, et ce pour préparer sa deuxième proposition :

– Et je suis bougrement sûrement certain que vous pouvez comme une chèvre des sylves finir le cheminage...

– Sûrement sûrement mais c'est bien long ... et mes chaussures seront bien abimées ... et la lumière se tamise ... et je n'ai pas mes lunettes de promenade ...

– Le cheminage restant est pardime un peu longuement grand, je veux dire si l'on considérationne vos brodequins citadins et vos lunettes promenade en manquance. C'est pourquoi sans vous commander, je vous pousserais une idée qui m'est subitement arrivée à la pensée.

– Mais dites mon ami, si cela doit faciliter les choses ...

– Eh bien voilà, je me souvienne brusquement que je connaisse éventuellement un travers qui courdecircuite de moitié la distancation d'ici à la ferme et ... 

Sylvie rassurée s'exclame et approuve :

– Un raccourci qui réduit de moitié la distance ! Que ne le disiez-vous pas ! Mais mon cher, voilà une très bonne, une excellente idée ... Enfin, je veux dire, si vous pensez qu'il m'est toutefois praticable ...

 

Le problème

   Rougeo reste planté et la vieille dame comprend qu'il a encore à dire, et en effet :

– Fitchtre de Boundie, pentu, c'est sûr qu'il l'est mais point trop mais y a une condition comme un problème que je dois vous étaler ...

– Un problème, voyons, monsieur Rougeo, croyez que s'il ne dépend que de moi. Voyons quel est ce problème ?

   Rougeo fronce le sourcil. Déjà qu'expliquer ce n'est pas vraiment son fort, mais là il sent bien que ce qu'il a à dire va paraître futile, incompréhensible voire abscons pour cette dame policée.

– Voilà! Je sus bien qu'à la ville citadine, la chose que je vais vous entendre, ça a pas lieu, ça va vous être bourru d'avaliser...

– Dites toujours, allez-y mon ami, je peux beaucoup comprendre.

– Alors voilà ! Le court de circuit de moitié que je vous cause c'est un secret secret qu' y a que moi, mon Francis de neveu et chèvres sylves qui sont au suifant. C'est une simple sente à collet. Mais c'est ma mienne sente à collet à moi seul, vous comprenez et elle donne bien surtout en hiver et pendant les frayages ...

– Bon d'accord ! Cette, comment dites-vous, cette sente est à vous, on est chez vous, elle vous appartient... Bon d'accord ! mais je ne vois pas ... je ne vois pas où est le problème, mon ami ?

– Bon diou, parlez pas malheur, chère petite dame. Pour die, c'est pas mon mien, pour sûr pas. D'ailleurs, vous voyez le plat labour tout en bas, c'est la combe Balert, c'est le nom du ru traversant, et vous voyez tout en haut la touffe verte c'est la douglassière de Derfand.

– Oui bien sûr, je vois ...

– Bon ! Eh bien ! Voyez-vous donc, la verse de la combe à la douglassière, elle est à personne et bien sûr personne en voudrait. L'abrupticité fait la ravine, la ravine fait la terre maigre, la maigreté ne donne que ronce, caillou, genêt et ça... Ca gagne même pas l'impôt. Et donc la verse il n'y a pas quelqu'un qui en voudrait, elle est à personne ou autrement oeillé, elle est à tout un chacun vous comprenez ?

– Bon, la verse est à personne, la verse est à tout le monde, bon mais alors peut-on l'emprunter ? C'est interdit ? C'est permis ? C'est possible ? Ca l'est ? Ca ne l'est pas ? Encore une fois, je ne vois pas bien où vous voulez, cher monsieur, en venir mais continuez je vous en prie, il se fait tard ...

– La sente que je vous dis elle est pas sur ma terre mienne et donc quand je vous dis qu'elle est ma mienne secrète ... Ca que je veux dire dans ce cas-çi précis, c'est que ça qui est mon mien à moi, c'est le savoir où elle est, c'est le savoir aller et c'est ça qu'est très très secret secret et personnel. Faut jamais dire ... C'est primordialement essentiel et important. Faut jamais dire même à votre parent « maître Gougrive » ... Euh, il est très respectable et bon voisineur, j'ai pas dit ça, mais même à lui y faut pas ... Je suis sûr qu'il en a des sentes à lui, d'ailleurs j'y ai vu ... Euh enfin bref, il a pas besoin de savoir la mienne. Faut jurer, même à lui s'il vous plaît ... Faut cracher par terre et jurer de rien dire !

   Sylvie Sétie ne comprend pas bien l'ampleur du problème, pour dire vrai, elle ne comprend pas du tout en quoi cette sente est si précieuse. Comment le pourrait-elle d'ailleurs, n'ayant jamais vu une hase, ou une grive de près et encore moins un collet ! Elle est bien décidée à jurer ce qu'on veut, pourvu qu'on redémarre, Elle jure donc, mais cracher par terre non quand même pas ! Alors elle crache du bout des dents dans son mouchoir dentelé et le laisse tomber. Rougeo satisfait, ils reprennent la route et bien vite se retrouvent devant une rangée de genêts au garde à vous. Ce sont les gardiens de l'entrée de la sente à collets. Il écarte les genêts et Sylvie peut deviner un étroit lacet qui découpe la pente.

 

Suspicion et soupçons sylvestres

Rougeo chef de cordée donne ses dernières instructions :

– Chère madame il nous faut maintenant successionner, Tenez la martingale de ma veste et pour rester à l'amble mettez vos brodequins à talon dans mes traces de pas. On va arriver en un rien d'un instant.

   Et Rougeo d'entamer la descente mais il ne sent pas la petite menotte fripée sur sa martingale, il n'entend aucun pas accompagnant le sien. La petite dame ne suit pas, c'est évident. Il s'arrête donc et se retourne ...

   La petite vieille le regarde attentivement, le regarde sérieusement, le regarde soucieusement de ses grands yeux noirs un rien soupçonneux. Et là, le parapluie en arrière et pointillant son doigt vers lui, Sylvie de sa voix précise et un peu chevrotante va interloquer George :

– Dites monsieur Rougeo, finalement je ne vous connais pas. Je suis une veuve, une vieille personne sans défense et sans personne pour me défendre... surtout ici et maintenant.

– Mais y a pas de sujet à frouiller, ma chère petite dame, et puis je suis là très costaud da !

– Oui, parlons-en justement. Vous êtes là très fort et qui me dit que quand nous serons dans votre sente par vous seul connue, par vous seul c'est vous-même qui l'affirmez, vous n'allez pas me coincer contre un mur ou un arbre, me voler mon sac ... voire retrousser ma jupe et ... me faire Dieu sait quoi ?

Rougeo esbaudi met un temps à réagir :

– Ah mais miladie de noun dé die, indonin que vous allez pêcher des ribouscailles aussi biscornes ... Peut-être en ville ça se pourrait ces choses. Mais ici jamais onc moi ne pourrait, même sous la fourche, mais ici mais ici saperlotte de sapristicime c'est inabordable par l'entendement ...

– Ca, c'est vous qui le dîtes, mais maintenant avec la télévision, la méchanceté est partout, vous comprenez. Je ne dis pas que vous avez de mauvaises pensées je dis que c'est possible parce que tout est partout possible maintenant ...

– Mais sangdie de cré vingt dieux, ma petite chère dame, je suis harnaché comme un bœuf de trait, je porte un seau, un sac de graine, deux poules et une oie. Comment diable pourrais-je, armé comme un baudet d'estive, vous coinciller contre un mur ou un arbre ?

La vieille dame repliant son parapluie :

– Eh bien, vous pourriez très bien poser l'oie, la recouvrir avec le seau, mettre le sac sur le seau pour la retenir prisonnière.

– Et les poules, vous croyez que je vais les laisser s'enfuyer ?

 

Ouchte de boundie !

La vieille dame : « Je les tiendrai ! »

Rire de Fin

 

 

 

Interlude 3

   Cet après-souper chez Francis avait été particulièrement animé. Shams et la souche qui jouaient déjà au rugby en avait parlé et à l'étonnement de la bande, Tiago avait mentionné que jeune il avait lui aussi pas mal pratiqué. Vu son physique de farfadet ils avaient été plus que surpris de ce passé « rugby ». Cela s'était vu et un peu vexé peut-être, il avait souri et était allé chercher de vieilles coupures de journaux (son press book, mon bouc pressé disait-il) qui relataient de leurs matchs d'antan puis leur avait parlé d'internationaux de ce temps-là qui mesuraient 1,60 (pas toujours, 1,58 pour Lilian) et 60 kilos après repas (Les Cambé, les Gachassin ...) « Avant 1,80 et t'étais seconde ligne, mais bon maintenant tout a changé où presque sauf la forme du ballon, la dimension du terrain, l'esprit peut-être... » Quand les filles rentrèrent de la chorale villageoise, elles les trouvèrent en pleine démonstration de cad dèb, de crochets, de changements de pied, de passes sur un pas, de passes du bout des doigts au ras quoi ! de plaquages offensifs... Dans les rires, on remit tables chaises à leurs places, on rangea le vieux ballon « un vrai, en cuir pas vos trucs en plastoc chinois» et on s'expliqua mais voyant, un qu'elles n'y connaissaient rien, deux leurs désintérêts, Tiago bifurqua sur une troisième mi-temps par lui vécue et compréhensible à tous et surtout à toutes...

Ce soir chez Malika, on se souvient...

  Tarank, Shams de parler rugby avec toute leur mauvaise foi de pratiquants passionnés et rappelant au besoin les dires de Francis : Le rugby c'est le seul vrai sport collectif, le seul où on se rencontre parce qu'ailleurs hein ! On fait que se croiser ... T'as de tout dans une équipe, avocats, instits, ouvriers, toubibs, paysans mais sur le terrain on s'en tape, on s'appelle par surnom, la fouine, le piak, Titi, Cask, Bibiche ouais bibiche... Ouais t'as de tout ! Des gros qui poussent, des grands qui sautent, des petits qui s'infiltrent des qui jouent du piano, des qui les déménagent. L'homme du match, tu parles ! Au rugby, on dépend trop des autres, c'est un truc de journaleux. L'homme du match pour nous, c'est l'arbitre et on voudrait bien qu'il ait moins bonne vue et surtout moins bonne ouïe, mais personne discute (enfin pendant)... Pourquoi on dit un essai ? Bé au début quand tu aplatissais, ça te donnait juste le droit de tenter (d'essayer donc) de faire passer le ballon entre les perches... Violent non ! C'est pas le mot ! Bon d'accord ! Yen a qui disent que c'est un bon moyen pour éloigner trente brutes du centre-ville... Les bagarres générales, y en a encore bien sûr et puis c'est un sport de contact, au rugby un caramel c'est pas un bonbon et ce qu'on appelle un bobo chez nous, c'est direction les urgences chez les autres... Mais c'est devenu beaucoup plus encadré, un coup de poing et t'es viré...

– Quand même je vois mal notre farfadet participer à une bagarre... Mais bon qu'est-ce qui a changé alors, puisque c'est ça qu'il a dit le Francis ?

– Jusqu'en fédérale, quelques règles mais ça change pas grand chose, ça reste amateur et du temps de Francis, ils l'étaient tous, amateurs, même les grosses équipes. Bon bien sûr, quelques arrangements pour trouver un boulot pas trop prenant aux joueurs mais guère plus et puis y avait les primes de match qui payaient les tournées de la troisième mi-temps... Ca, c'est resté, c'est le rugby de village comme y disent, mais le rugby qu'on voit à la télé, c'est des pro, c'est du boulot. Et là, bien sûr ça change la donne surtout le physique, c'est six heures par jour hein ! Et le physique fait que le terrain est très très occupé qu'il y a moins de place pour créer, moins d'espace qu'avant et la troisième mi-temps bien sûr c'est obligé mais on fait attention une troisième mi-temps « avec modération » (reprise du ton dédaigneux de Tiago Francis)

– Et au fait la troisième mi-temps, pourquoi c'est obligé ?

– Hi hi ! Faut te dire que c'est des franc maçon qui ont créé le jeu et la troisième mi-temps c'est comme les agapes qu'ils font comme un rituel après leurs réunions. Et tu sais le rugby comme dit Tiago « c'est un ballon avec des pots autour, alors quand tu enlèves la gonfle, restent les pots et bien sûr la troisième mi-temps... » Et donc après le match de deux mi-temps (y en a que deux, je te rassure) tous les joueurs, les dirigeants, les proches se retrouvent au siège (c'est la plupart du temps un troquet) et se ... désaltérent. Et le rugby c'est pas un jeu triste, c'est pas un jeu de buveurs d'eau ou de mangeur de céleri. Ca fait un début de soirée qui généralement dure toute la nuit. Et tu sais sans la troisième, beaucoup ne jouerait pas les deux d'avant. Et d'ailleurs quand un arrête, généralement au premier ou au deuxième enfant, ça se voit tout de suite au tour de taille, vingt kilos de plus, vu que s'ils arrêtent de jouer, ils la continuent la troisième mi-temps. Et tu sais les filles sont pas les dernières à faire les folles...

– Quand même Madame Frances à une de ces beuveries... »

– Ben justement, cette fois-là, elle y était pas...

 

 

 

Eclat de rire de fin de nuit

 

Première solitude

   Ce fut un moment étrange que cette fin de nuit. Arrivé le premier à « la Meunière », Tiago s'était accoudé au comptoir en attendant les autres. Vieux Louis savait leurs habitudes et lui servit d'emblée un verre de rosé « C'est pour moi, hein ! C'est pas tous les jours qu'on gagne, petit ! » Le petit était surtout fatigué mais le savait-il vraiment ? La Meunière était un de leurs lieux privilégiés de fin de nuit. C'était ça ou la mer et la plupart du temps ça et la mer. Après le match et la troisième mi-temps, la bande était parti danser à l'Ubu, boite branchée de l'époque. Elle y avait perdu quelques éléments. Vers quatre heures restaient Célina et Zank colosse de 120 kilos, Solange et Moa un géant de deux mètres, Manon et Cros Jean qualifié de monstre par leurs adversaires de l'après-midi, Malika et Skine surnommé la bûche, une certaine Vinciane et Dionis baptisé Loblik parce qu'il courait tordu. Tiago, Titou pour les amis, était seul : Ciska était de garde et il était à cette époque souvent fidèle.

   Les estomacs de rugbymen ne supportant pas, c'est bien connu, une longue période d'inactivité, on décida que la nuit ne pouvait que s'achever devant une soupe au fromage. « C'est qui ça, la diététique ? » avaient demandé les gros. Vieux Louis demanda le nombre à peu près exact de convives, à peu près parce qu'il savait le nombre fluctuant au gré des rencontres. Titou préféra lui récapituler les noms car certains comptaient double. Informé, le barman chenu vaqua à ses soupières non sans cantonner « J'espère qu'ils ne vont pas en crépir les murs » déclenchant les rires de quelques obstinés noctambules.

   Sa yam 500 le faisait arriver généralement avant les autres mais rarement à ce point. Tiago apprit plus tard qu'une partie de plaisir s'était invitée à la sortie du bastringue et qu'ils avaient sorti la boîte à gifles. Ses pots étant coutumiers du fait, il n'en fut pas étonné. Il étendit le bras par dessus le zinc, saisit la bouteille de rosé, et rejoignit l'angle du rade qui lui était habituel et d'où par le truchement de la glace il avait vue sur la porte d'entrée.

   Seul au bar, la vitesse de son engin lui présenta sa note, la solitude, sa première peut-être. Elle sera brève bien sûr puisque totalement incompatible avec la soupe au fromage à venir mais suffisamment longue pour qu'il puisse réaliser que ses amis, sa bande constituaient un moyen élégant et pratique de la fuir, la solitude. Ne pouvant l'éviter, il décida de l'habiller de poésie. Il remplit son verre sous le regard vitreux d'un fumeur protubérant qui se tapait un obélisque roux puis sortit son carnet à idées et son stylo passe-temps. En ce temps-là, il avait encore des velléités d'écriture, addiction dont il guérit plus tard après avoir pris Céline et Rimbaud (ou l'inverse) dans ses mirettes jalouses et émerveillées. Il s'appuya au zinc en cherchant les mots dans le miroir géant faisant fond à une multitude de bouteilles pour la plupart à l'envers. Son image en était floutée et son œil droit apparaissait formidablement grossi. Une torpeur chaude et la fatigue aidant, il tomba dans une sorte de stupeur ou plutôt d'hébétude aérienne, état propice à la génération spontanée de métaphores, d'oxymores et autre figures fontanières. Plongé dans cet espace cotonneux où les pensées sont chats que l'on caresse, il griffa en partant de l'instant :

En suspension depuis deux centimètres d'un cigare obélisque, j'écoute Vieux Louis, doré comme son gratin, amadouer l'hydre du feu pour notre médianoche. La nuit dansante allumera plus tard ses phares et en éclairera son poème noir pour y tracer de ses ailes gracieuses un chemin bleu jusqu'à la mer. Surprise dans sa vague quête d'océan, la plaine marine pourtant toujours célibataire, continuera à bercer ses enfants blancs. Sequin lui jettera alors le fleuve de ses mots dont un seul peut mordre n'importe quelle idée reçue ...

 

L'apparition

   Il dut somnoler deux secondes car le bruit clair de son mont blanc sur le zinc le fit sursauter. Mais il ne dormait pas puisque l'atteignaient dans son appesantissement les éclats de voix des rares clients. Non il ne dormait pas puisqu'il sentit distinctement un courant d'air frais en provenance des rangées embouteillées qui lui faisaient face. Il était même tout à fait éveillé puisque il vit, dans la glace, la porte s'ouvrir légèrement et de manière trop discrète pour que cela soit la bande. Est alors entrée une créature improbable, une fille aérienne délicate, une fée, une fée féline, hyaline et qui marchait comme on nage. Toute blanche, toute grâce ...

   Profitant d'une risée, elle prit siège à son côté. Chose étrange, s'établit un brouillard de silence et la tête immobile de Tiago s'ancra à la fée spéculaire qui se dessina nettement entre deux flacons. Qu'était-ce masque de beauté divine qui le fixait de ses yeux d'eau ? Un masque si pâle et dont la finesse confirmait la frêle silhouette qu'il avait entrevue à son entrée. Elle se tenait droite, hiératique et cela se voyait à la position de ses épaules petites et rondes comme pommes d'automne. Il voulut se tourner, pivoter, pour voir la réalité en face. Mais étrangement, son cou figé le faisait statue. Les lèvres précises de la fille en miroir s'agitèrent doucement sans qu'un son ne sorte de cette bouche accent aiguë. Et pourtant, il entendit parfaitement « Ne m'enveloppe pas de l'écharpe de tes yeux, j'y perdrais mes ailes et en mourrais » et le débit rapide et clair dénonçait la vivacité légère qui l'habitait.

   Sans la quitter des yeux, il saisit son verre comme d'aucuns prient et le leva doucement. Un léger froncement de sourcil, une interrogation dans le regard à moins que ce n'eut été de l'incompréhension ou de l'agacement. Satisfait d'attirer comme une sorte d'intérêt, il continua. Il vit alors une main habiter le miroir, elle était fine et blanche et tenait au bout des doigts rassemblés en calice, une escarboucle noire et translucide. Le mouvement de haut en bas qu'elle imprima était gypsi et signifiait d'attendre. Ce hochement, il en savait le sens grâce à Moha et Djemila qui les avaient initiés au langage des signes pratiqué dans les rues du Caire et dont le riche répertoire était constitué principalement d'insultes et de menaces. Un peu étonné, qu'elle partageât avec eux ce bagage, Tiago interrompit son geste. Elle fixa le breuvage aux reflets de diamant. Cela dura deux millimètres d'obélisque. Ses pupilles grandirent. Ses yeux devinrent puits. Elle les détourna pour les poser sur la glace bistrotière. Elle semblait s'y perdre, sa bouche s'était encore affinée, jusqu'à trait rouge sang. C'est sûr, elle s'éloignait, elle n'était déjà plus là.

   Bizarrement, Tiago éprouva une sorte d'effroi. Il frissonna. La situation lui paraissait anormale presque surnaturelle. Il était là, incapable de tourner la tête, ses deux mains immobiles et jointes autour du verre. Il percevait comme un danger. Il se sentait jugé, désapprouvé en attente d'un verdict pour une faute par lui commise et qui lui était inconnue. Pourtant il n'avait fait que la dévisager, une fée ça ne s'envisage pas.

 

Disparition

   Il voulut déchirer la boule de coton dans laquelle il était enfermé, dans laquelle la sylphide de la nuit le fondait. Il oublia son interdit, finit son geste et prit une gorgée. Quand il remit ses yeux au miroir, il eut un choc. Ceux de la fille étaient noirs, deux grandes tâches noires en figure opaline. Ce qu'il fit ensuite lui reste encore aujourd'hui totalement incompréhensible. Peut-être un rite ancien émergeant à la conscience, peut-être simple bravade de sa part, en tout cas volonté de ranimer la poupée morte qu'elle était devenue. Il tendit le verre au visage image. L'offrande acceptée, le partage consenti les ramèneraient, il le pensait, à une complicité vivante. Dans les yeux nuit de la fée, des étoiles sont nées. Elle les pencha sur le breuvage. Ondine aux touches délicates, elle y posa ses pétales rouges. Quand elle se redressa, son visage n'était que mépris et dégoût. Elle reprit sa pose hiératique et repartit en son absence.

   C'était raté. De dépit et par provocation, Tiago prit une franche gorgée. Elle secoua légèrement la tête montrant ainsi sa profonde désapprobation. Décidément il ne comprenait rien. Elle le renvoyait à sa médiocrité, à ses besoins grossièrement matériels, à son vide, à son absurdité, à son inutilité, à cette agitation qui lui tenait lieu de vie. Et cette attitude ne faisait que confirmer ce que au fond, il pensait dans ses instants d'impasse...

   C'est à ce moment-là qu'on entendit en provenance de la rue de la gare, le traditionnel « Haben gagnât, haben gagnât, haben gagnât lou bouteillieu, haben gagnât, haben gagnât, haben gagnât lou soupââât ». Cela lui fit un grand sourire de soulagement. Les choses allaient se remettre en place. La bande déboulait. Elle allait le sortir de cette parenthèse glaciale. La déesse de la nuit le regarda une dernière fois. Elle le regarda étonnée, stupéfaite et toujours cette expression de mépris « Tu ne pouvais pas dire, voleur de temps ». Elle s'échappa du miroir et sur un éclat de rire moqueur et dédaigneux, disparut légère, légère, si vive si légère que les gros et leurs compagnes, si fine, si vive si légère qu'aucun d'entre eux ne la remarqua. Et c'est ainsi que flottant dans l'air comme une brume, son premier fantôme de jeunesse s'estompa dans sa diaphanéité.

 

Plaidoirie

 

3° mi

 Les potos l'entourèrent « Ca va pas ? T'en fais une tête ... ». Solange, surnommée Girafe, lui passa la main dans les cheveux « D'accord, on est en retard, mais c'est pour la bonne cause, hi ! hi ! » Tiago revenait au présent. Il fallait que se décolle de sa rétine l'image de la fragile magicienne. Il devait jouer le jeu.

   En retard voilà c'est ça ! Faire celui qui poireautait depuis trop. Vieux Louis pointa derrière le comptoir « Pas trop tôt, on joue les vedettes ! » Il s'engouffra dans la remarque « Tu rigoles, ils sont jamais arrivés aussi tôt en retard ! Je peux te dire j'ai l'habitude » persifla-t-il mais ne voulant pas plomber l'ambiance il s'adressa au futur irradié du barreau, Maître Sequin dit Skine, dit la bûche, en exigeant des explications cir-cons-tan-ciées et ré-fé-ren-cées et vé-ri-fia-bles.

   Le plaidoyer fut jubilatoire.

   Sequin fit quelques effets de manches absentes et annonça « Oyez oyez braves gens honnêtes, ce monsieur ici juché, exige pour notre retard des justifications, je vais donc m'y astreindre et me soumettre dès que fini à votre jugement ». La bande déjà hilare fit demi-cercle. Les quelques clients se joignirent, le fumeur de cigare tourna son obélisque vers l'orateur. La buche se pinça le nez, mimant une concentration maximale puis prit position de parole :

– Il se trouve cher monsieur, que les protagonistes d'une altercation ayant eu lieu en fin d'après-midi de la veille de ce jour et à laquelle si mes souvenirs ne sont point trop altérés, vous ne fûtes pas étranger, les protagonistes disais-je, se retrouvèrent, voilà une petite heure déjà, à la sortie d'un établissement de haut vol... Première forte respiration ... En tant que témoin autant oculaire que participatif, et cinq-mille personnes vous ont vu sur le lieu de la primaire dispute, vous n'êtes pas sans savoir qu'un agaçant importun abusa de ses pouvoirs d'arbitre (referee in English) pour empêcher que sur le terrain, les débats aillent à leur terme. »

   Hochements de tête approbatifs de l'assistance.

– Cette deuxième rencontre tombait donc opportune, il n'y manqua que vous, emporté que vous étiez sur votre destrier à moteur. En l'absence de cet ardélion d'arbitre assurément corrompu qui leur aurait donc encore, n'en doutons pas, donné raison, nous pûmes nous exprimer librement non sans avoir juré de dire notre vérité... Attends je respire... Je dois dire que nous sûmes nous montrer convaincants. Puis-je faire venir à la barre, le plus grand charcutier de tous les temps futurs et le prier de répéter les arguments qu'il a bien voulu exposer.

Sur ce, Moa gifla d'un formidable uppercut factice l'air de Solange qui s'écroula en hoquetant.

   Sequin reprit :

– Cher ami, il faut noter qu'ils étaient plusieurs à convaincre et que nous étions plusieurs à le vouloir. Dionis, comme chacun sait, n'aime pas se salir les mains. Il fit donc parler ses pieds. Zank et Gros Jean sont, personne ne l'ignore, de grands cérébraux, c'est pourquoi ils se servirent aussi de leur tête. Soucieux de parité nous avons laissé dans notre bienveillance généreuse, les filles souligner nos propos de griffures persuasives. Tant et si bien, mon cher congénère et néanmoins ami, qu'au bout d'un labs de temps qui nous parut à nous relativement court, nos contradicteurs, ne pouvant plus parler, n'avaient plus rien à dire. Nous les avons jugés suffisamment convaincus, nous avons jugé la justice suffisamment rendue et nous nous précipitâmes alors à la meunière où nous savions votre impatience. Voilà en peu de mots mais je peux continuer, la vraie de vraie vérité.

   La plaidoirie s'était accompagnée de mimes explicatifs, crochets coups de pompe et coups de tête dans le vide, écroulement d'adversaires imaginaires, filles chattes encolérées sifflantes et menaçantes. Le rade était au rire. Le futur avocat demanda le silence et l'ayant non sans mal obtenu, put conclure :

– Notre retard, qu'il nous faudra en cas de besoin celer à la marée chaussée (ou pas) et nous comptons sur notre Louis national dont l'intégrité n'a d'égal que sa proverbiale probité transformant, grâce à cela, tout mensonge patenté en vérité vraie et avérée. Notre retard, disais-je, doit-il être pardonné ? Je déclare la question ouverte et respectueux des lois, je laisse au sagace jury qui m'entoure en décider. 

   Les applaudissements du dit jury firent que Tiago ne put que s'incliner gravement permettant ainsi à la Buche d'enchaîner :

– Et maintenant, cher croqueur de marmot, nos estomacs qui nous font dictature manifestent, comme tu peux l'entendre, leurs mécontentements, alors ne lantiponnons pas davantage, et à la franquette confesse que toi aussi t'as faim, Ouf ! Bon, tu t'amènes ? Toujours la salle du fond, je suppose ?

– Ok, je finis et j'arrive, allez en pets ! Ce qu'ils firent en éclatant de rire et sous l'œil faussement réprobateur de leurs compagnes.

 

Soupe au fromage

   Tiago se retourna face au miroir, Il avait le cou ankylosé, il se rappela soudain la charge de la montagne de muscle qu'il lui avait fallu enrayer, oui ça devait être ça, un choc suivi d'un soleil accompagné d'une nébuleuse d'étoiles. Nul besoin d'apsara vaporeuse et autoritaire pour expliquer la rectitude de sa nuque. Et pourtant, la fille de la nuit était si réelle, si délicate, si surnatubelle. Il fixa un temps la porte désirant n'avoir pas divagué, aspirant en ce cas au retour de sa colombine mais l'huis était bêtement désespérément clos. Il comprit qu'il n'y aurait pas de princesse au propylée du temple « La meunière ». Le porte-obélisque dans son nuage le fixait amusé. Il l'interpella mais non il n'avait rien remarqué en tout cas pas de présence féminine hormis « les amies de vos amis bien sûr ». Il avait rêvé, ouais il avait dû rêver. « La fatigue, la commotion, la fumée m'ont fait brume et rêve, voilà tout ! Bon oublie ! »

   Il finit son verre et se rendit à leur réalité joyeuse. Moa faisant médecine et à ce titre grand connaisseur de chansons à boire anima la soirée de sa voix éraillée de baryton. Bien sûr, on refit le match La malle que tu lui a mise, on refit les bagarres Heureusement j'avais le nez sinon j'aurais morflé grave (Walter). Et on rerefit quand Raffy le proprio, ancien du stade et donc ami, les rejoignit. Dans le milieu, quand on arrête, soit on continue d'aller au café soit on en tient un. Et bien sûr requestions étonnées sur les raisons pendant le match, de la partie de mandales châtaignes et autres talmouses à laquelle il avait assisté. Gros Jean comme une évidence:

– Bé le mec, y m'en a filé une, j'y ai rendu avec les intérêts ! Normal non ?

Raf pas convaincu:

– Ca, c'est pas possible, c'est trop nul, si l'arbitre l'avait vu, c'était la péna et y risquait l'exclu, le type je le connais, c'est un vieux de la vieille, peut pas faire ça... Trop risqué, je comprends pas, vraiment non je comprends pas, j'y demanderai dès que je le vois ... »

Tiago attira Raf à part :

– Je vais te dire mais tu la fermes hein !

   Raf en avait fait des coups tordus et ne se faisait pas prier pour les narrer. Pour une fois, c'était l'inverse :

– Bon, tu vois Gros Jean, c'est un costaud mais c'est un costaud gentil, et l'autre à chaque mêlée, il lui tournait le deltoïde, je crois que ça s'appelle comme ça le muscle. D'où ça le déstabilise le gros, il oublie de pousser au bon moment. Bon moi, je voyais bien mais ch'avais pas quoi faire, alors je dis au Fagot, et lui y me dit T'y en colles une ! et moi, Oh ça va pas, t'as vu la bête, que j'y dis, et l'autre y me dit Non t'en colles une à Gros Jean, discret hein ! Et c'est ça que j'ai fait et bien sûr Gros Jean a cru que c'était l'autre en face mais tu dis rien hein ! Raf, émit un AAAAHH suivi d'un éclat de rire qu'il transforma vite fait en toux.

   Ils reprirent leurs places dans la nuit néon rires et chansons. A un moment et sur un signe de Solange qui avait remarqué chez Tiago la rigidité du cou et les yeux parfois engourdis, Moa, malgré la fatigue, l'examina. Ce fut succinct. Massage au camphre, l'onguent universel dans ce sport, complété par une ordonnance de Juvel-5 « au cas zoù, tu piges ». Bien sûr, cela se fit sous les quolibets « Chouf la chochotte ! » Quolibets qu'il arrêta d'un « Ferme-la et va te rincer les chasses ! » adressé à Gros Jean qui exhibait un splendide œil au beurre noir.

   Raf alla fermer. A son retour Titou ne put s'empêcher de lui poser la question, il avait fait de même avec Vieux Louis et il eut la même réponse :

– Oh tu sais des filles, il en passe ici, on les connaît, pas toutes bien sûr y a quand même du turn over, mais quasiment toutes, une fine, blanche tu dis, tu veux dire habillée en blanc une longue robe non je vois pas, c'est pas le style du coin. Pourquoi, vous êtes plus ensemble ?

– Mais si mais si. »

   Vieux Louis n'avait rien vu. Raf, ça ne lui disait rien. Titou avait rêvé, c'est vrai que le lieu, le quartier chaud de la gare, l'heure ne prêtait pas à la présence d'une nymphe éthérée. Et sur une remarque allusive à sa dulcinée « Tu passes de la monogamie successive à la polygamie ? » il se remit dans leur présent plaisant.

 

L'éveil du rêve

   D'éclat de rire en éclat de rire, ils atteignirent l'aube puis l'aurore. Au moment de partir, la flamme féminine légère et blanche lui revint à l'esprit, il secoua la tête et se força à penser à Ciska qui ne tarderait pas à rentrer. Ils se retrouvèrent devant le rideau au trois quart levé. Dernières vannes, rendez-vous pris à la nuit penchée et la bande s'engouffra dans la vieille Mercedes de Moa et la non moins vieille Volvo de Zank. Raf et vieux louis disparurent derrière le rideau qui s'abaissa en couinant.

   Tiago dégagea sa Yam, serra son blouson, fixa le casque, abaissa la visière. Il enfourcha la bête, actionna le kick, mit les gaz, dégagea la béquille. Clignotants, machinal mouvement de la tête pour s'assurer de l'absence de véhicule prioritaire et en cela ennemi. Coup d'œil circulaire donc à travers la visière.

   Et il la vit. Il la vit, toujours fine, toujours blanche. Il la vit adossée, sac à l'épaule, cigarette désabusée, une jambe repliée, un pied au mur, l'autre de grue. Il la vit dans son imper clair négligemment ouvert, les yeux en appel. Elle attendait. Elle attendait, son hétaïre. Il n'avait pas rêvé.

Il éclata de rire.

 

 

 

Interlude 4

   Le groupe ce soir-là s'était agrandi de Lyrian, le mec de Shana, intello binoclar doux tranquille, de Philibert qui avait non sans mal apprivoisé Djamila et de Alix informaticien fasciné par sa Gazzana de couturière. Ils avaient écouté le premier jet d' « éclat de rire Haoussa » récit complété de corrections, précisions, améliorations. Et à la question presque rituelle « Qu'est ce qui lui a rappelé ? »

– Ben tu sais bien c'est quand Djamila avait raconté le conte Mour Papou et sa pipe.

– C'est quoi cette histoire ? avaient interrompu les entrants, le mour papou ?

– Bon je te dis mais vite fait hein ! Nous on la connaît tous, tu comprends !

« Venait la nuit, Mour Papi était à la chasse, n'avait rien topé, en était en colère et avait froid, une bonne bouffarde allait le réchauffer, mais ses allumettes oubliées dans la voiture. Il va pour rentrer quand il voit derrière une haie un grand feu et sa lumière d'un jaune majuscule. Il y distrait un tison qu'il écrase dans le fourneau. Le tison crépite mais n'allume rien et refuse de sortir. Mour Papi se met inexplicablement en colère contre ce feu qui ne réchauffe même pas et qui refuse d'allumer sa bouffarde. Il le fait gémir à coup de sable, d'eau de flaque et l'achève de ses brodequins ferrés. Il rejoint sa caisse jette sa pipe puis sa veste et s'endort. Le petit matin, café et vite vite première bouffée. Il soulève la veste prend sa pipe bien décidé à extraire ce maudit tison. Mais voilà à la place du tison, un louis d'or. Ca fait tilt dans sa tête, il se précipite à l'endroit du feu bien décidé à le recouvrir de sa veste et pardi d'obtenir le même résultat. Mais voilà à la place du feu, un tas de boue avec des empreintes nettes de souliers ferrés ... et donc morale ou fin ou chute comme tu veux, sur l'inutilité de la colère, sur le contrôle de soi ... Et bien sûr c'est un résumé de résumé que je t'ai fait parce que bien racontée, bien amandée, par les anciens ça peut prendre des plombes, ça commence par le His i molo il y avait une fois , c'est haché par les Ki mero si XoXo ! Que je meure si je mens.

– Ah ouais, Et donc le lien avec le mendiant magnifique c'est ce louis d'or, c'est ça qui y a fait penser ...

– Au fait Kano, c'est où ?

– Nord Nigéria, ça a l'air sympa, il nous a raconté les durbars, les chevaux maquillés lancés au galop...

– Mais dis c'est pas là les bokoharam, les « livres interdits », les islamistes terroristes.

– C'est plus à l'est je crois et c'était après lui, ceux-là il les a pas connus, y avait des prémisses bien sûr les yayasin ou quelque chose comme ça.

– Non, les Yan Tatsine, j'ai noté. T'en penses quoi toi Lyrian, c'est un premier jet hein ?

– L'histoire, je trouve super.

– Bon, mais le style, la manière, le rythme t'es prof de français quand même !

    Et Lyrian de s'incorporer au projet :

– Puisque tu me demandes moi, tu vois, je découperai en chapitre qui se termineraient par une ballade dans ce Kano Haoussa et vivant de ces métiers qu'on connaît pas ou plus, rémouleur, barbiers, vendeurs ambulants ...

– Ah bon ! C'est pas un documentaire ethnographique, c'est une histoire ...

– Ouais je sais mais tu vois ça la situerait mieux, l'ambiance, le social enfin je pense.

– Peut-être peut-être et tu ferais comment ?

– Bê tu vois l'odeur elle va de nez en nez, la rumeur d'oreille en oreille, et ces appendices eh bê ! ils appartiennent à des gens qui travaillent, dans des endroits, des échoppes, des rues enfin tu vois ...

 

 

 

Eclat de rire haoussa : Le prix de l'odeur

   

Hamid3

Hamid el Mutasawil, mendiant

   Le croisement entre les avenues Kufar Matar et Emir Palace était le seul à Kano à être pourvu d'un feu rouge. Hamid el Mutasawil y était fidèle. Grand, efflanqué, habillé invariablement d'un espèce de caftan en laine, il officiait sur un espace de vingt mètres environ à partir du feu. C'était pour Tiago le premier informateur de la journée. Si le mendiant souriait en échangeant les formules d'usage « Ina kwana –Lahiya lau », c'est que la nuit n'avait pas été chaude et que par exemple les Yan Tatsine du quartier Ayagi, ceux qui interdisent toute lecture autre que celle du coran, n'avaient pas fait d'incursion au sabon Gari, le ghetto des ibos chrétiens et lieu de tous les trafics. Car Hamid détestait la violence. Il était soufi et la quintessence même du soufisme c'est le vivre ensemble en fraternité sans distinction de croyance, d'origine et de classe. Souriant ou pas, Tiago lui donnait son obole quotidienne (enfin presque), répondait au Na gode par un babu komi automatique. Au carrefour se croisaient aussi les nouvelles du jour et Hamid en était leur réceptacle. Tiago profitait alors de l'arrêt pour pratiquer son haoussa de cuisine sur des sujets familiers et d'actualité, santé, vents de dieu, match de foot, date des courses de chameaux et celles des durbars, taux au noir du naira ...

   La mendicité, le bara, en pays haoussa est un état de droit divin et c'eût été pêché de la part d'Hamid que de vouloir en changer. Le bara, ici, n'est pas une honte et donner est un devoir religieux qui participe du zaka, obligation à verser trois pour cent de ses revenus à plus pauvre que soi. Hamid lui-même distrayait scrupuleusement ce taux de ses subsides. Tiago le connaissait un peu car son équipe s'était appuyée sur le réseau des mendiants pour faire la publicité des spectacles qu'ils recevaient en ce temps-là. Le soufiste avait ainsi distribué des tracts pour La soupière aux étoiles (cirque), Black blanc beur (Danses), Ars antiqua (chant) et y avait trouvé étonnamment de l'intérêt. Il était même venu avec femme et enfants à plusieurs des deuxièmes représentations, les gratuites. Tiago et Hamid en avait ri et cela avait créé entre eux un lien non d'amitié, ce serait trop dire, ils étaient trop loin, mais lien disons d'estime. L'un appréciait ce petit waje si différent des nombreux affairistes libanais surnommés les « combiençava ? » et l'autre admirait la modestie digne et la tranquille grandeur du mendiant soufi.

   En ce qui concernait les revenus de notre bara, Dieu s'exprimait par le truchement du feu rouge. L'électricité étant à Kano pour le moins capricieuse, il fallait d'abord que celui-ci fonctionne. Dans ce cas, il était commandé mécaniquement par un Saja de la circulation depuis une casemate abritant du soleil. Dès stoppées, les voitures se mettaient à klaxonner. Quand le bruit atteignait un taux de décibels insupportable, le sergent commutait et on passait à l'autre côté. Les quatre mendiants, dignes et enturbannés, se plaçaient alors à la vitre des véhicules permettant ainsi aux automobilistes de remplir leurs devoirs religieux. Ces jours-là étaient qualifiés de fastes par Hamid « Nagode Allah ! ».

   L'obole perçue était bien évidemment proportionnelle à l'importance du donateur : un taxi jaune et brinqueballant est généralement moins généreux qu'une Mercédès rutilante. Pour réparer de possibles et injustes inégalités, les quatre avaient décidé de faire chaque soir bourse commune et de se la partager équitablement. Et donc comme tout le monde donnait, les revenus des mendiants étaient, les jours fastes, peu fluctuants.

   Quand le feu rouge ne marchait pas, c'était, il faut bien le dire, le foutoir complet. C'était le jour du sergent. Le trafic ne tardant pas à se bloquer, il sortait de sa casemate et faisait alors preuve d'un sens certain mais spécial de la priorité routière. D'un seul coup d'œil, il repérait les bons payeurs, grosses limousines, types costumés, mamas mercédes et leur frayait un passage à coup de matraque. Ceux-là payaient après le service. Les gros, les riches, les importants réglés, il faisait alors mine de rentrer lentement dans sa niche. C'étaient le tour des quémandeurs de route qui le hélaient du klaxon et de la voix « Saje, don Allah yi! » Ceux-là avait un ou deux parfois trois billets de cinq kobos, collés à la paume de la main gauche et maintenus par le pouce, ce qui permettaient de saluer respectueusement l'autorité tout en présentant le prix du service futur. C'était un paiement à l'avance. Il saisissait les menus biftons et pratiquait une trouée dans le flot stagnant du trafic. Il le faisait toutefois avec moins de dynamisme que pour les clients précédents et le degré d'efficacité dépendait bien entendu du nombre de billets récoltés.

   Ces jours-là, s'ils souriaient au sergent, étaient, on s'en doute, peu prolifiques pour Hamid. Les autos étant à l'affût du moindre mètre libre, du moindre trou dans la circulation, leurs conducteurs en devenaient beaucoup moins disponibles à la générosité. Les baras du carrefour n'étaient pas du type itinérant. Ils avaient leurs habitués, leurs presque obligés et dans leur soufiste sagesse s'en contentaient. Ce caractère sédentaire faisait que quand feu rouge se taisait, ils abandonnaient leur quête et d'un commun accord entamaient des parties de tahola ou d'awalé. Il y faut deux joueurs mais aussi au moins deux spectateurs conseilleurs et il n'était pas rare que des attroupements animés et joyeux se succédassent consolant ainsi nos mendiants de leur déboires et leur faisant qualifier ces jours sans feu rouge de seulement non fastes.

   Les haoussas avaient adopté le pain arabe, le Larabci burodi. Ceci d'une part parce qu'il était très peu cher, sa modicité était d'ailleurs entretenue par tous les gouvernements même les plus dictatoriaux Si tu veux révolution, augmente le prix du burodi et d'autre part parce que très pratique puisqu'ayant la forme d'un sac rond et aplati, on pouvait y fourrer toute sorte de victuailles. Les jours fastes, les jours de feu passant au rouge, Hamid allait remplir son pain dans la gargote « Mafi Kyau », établissement qu'on peut qualifier de pluriel puisque s'y côtoyaient riches protubérants et pauvres étiques, pas tout à fait au même endroit bien sûr, tables nappées pour les uns d'où ils pouvaient exercer leur dédain sur les autres, ceux-là occupant des bancs à l'écart ou se cantonnant dans la zone debout.

   Yayah el Arami, le maître des lieux était particulièrement antipathique et en avait le physique. Gras mou bedonnant, nez de canard, regard et menton fuyants, son miel puait le chafouin etcafé2 annonçait le sournois. Eclectique d'un point de vue religieux pas au point toutefois d'avoir des parents juifs, trop dangereux, ou maronites, trop facilement démenti, ce libanais arborait l'étoile des druzes dont il ne connaissait probablement pas la signification. Par ailleurs il s'affirmait alaouite et donc adorateur du vin. Ce qui lui permettait sans être en porte à faux avec ses prétendues convictions religieuses de servir « karkashin tebur » (sous la table) des thés spéciaux mais ayant la même couleur et appelés chai Bi pour bière ou chai Wi pour wisky. Obséquieux avec les riches, méprisant les pauvres, mais assez fourbe et férin pour prendre le maximum d'argent aux uns et aux autres, on le surnommait Flouz bey.

   Hamid el Mutasawil, notre mendiant, lorsqu'il était suffisamment argenté et qu'il l'avait prouvé à l'entrée, ne s'asseyait jamais ni sur un banc ni à une table sauf quand Tiago ou un de ses amis l'y conviait, et c'est d'ailleurs là qu'avait été conclu le contrat de « mendiant publicitaire ». Lorsqu'invité et après avoir opposé les trois refus traditionnels, il occupait, raide et digne, le bout du bout d'une chaise montrant par là qu'il était parfaitement conscient de sa position sociale et donc de l'incongruité de la situation. Et il l'occupait ce bout de chaise avec le bout du bout d'une fesse montrant aussi qu'un soufi se doit de dédaigner le confort et les avantages liés à l'argent.

   La cuisine de Mafi kyau se faisait à ciel ouvert sur un gaza, barbecue géant alimenté au charbon d'acacia. A une extrémité, celle proche des bancs et des mangeurs sur pied y frissonnaient en permanence deux marmites, une de riz et l'autre de haricots gras et écrasés. Ceci était pour les pauvres mais Yayah soignait aussi ses riches et pour eux mijotait dans d'énormes casseroles, des ragoûts de chèvre ou de bœuf.

   Pour se démarquer d'une concurrence pléthorique et sachant sa clientèle versatile, Flouz bey avait dû se diversifier et faire preuve de modernité. Il avait donc introduit deux nouveautés, une culinaire et l'autre technique. Tout d'abord les côtelettes d'agneau totalement absentes des autres boui boui étaient devenues la spécialité du jeudi, alhamis, et avait parmi les notables souvent originaires du sud, ses adeptes surnommés les zamistes. Ensuite, il avait installé un tourne-broche mécanique sur lequel cohabitaient agneaux entiers, cuisseaux de zébu, épaules de chèvre, continuellement humidifiés d'huile et de graisse récupérée. Le jus retombait dans une gouttière dans laquelle, on pouvait moyennant finance saucer son burodi. Ce système de lèche frite était géré par un cerbère femelle qui mesurait strictement le temps de trempage, en recevait l'écot dont elle prélevait son pourcentage avant de le transmettre au patron qui, on le voit ne négligeait aucune rentrée d'argent.

   La cuisson, les mijotages, commençaient invariablement trois heures après le lever du jour, s'accompagnant d'effluves de plus en plus puissants et qui en s'échappant, devenaient pour tous, un indicateur temporel fiable et distrayant. Et toute la matinée, l'odeur se répandait.

mama mercedes   Elle se faufilait de passages en ruelles, planait sur le souk, se mariait à l'encens des parfumeurs et à la fumée des briquetiers, visitait les baraques, les officines et les boutiques. Elle retenait le bras des batteurs d'or, suspendait les ciselets, les marteaux et les stylos fonctionnaires. Elle arrêtait un temps la roulette des dentistes, ralentissait les rouets, les girelles des potiers, les fouets des chasseurs de mouche à l'étal des bouchers. Elle interrompait les respirations et rendait girouette tous les nez, les droits, les épatés, les patates, les canards, les nez betterave des souffleurs de verre et celui long et maigre d'Hamid.

 

Polémique

   Les jours où Allah éteignait le feu rouge, Hamid et ses collègues n'avaient aucun subside pour remplir leur burodi quotidien. L'état de mendiant s'accompagne forcément d'estomacs élastiques et le manque à manger eût été, somme toute, supportable en l'absence des senteurs en provenance de Mafi kyau. Pour échapper au supplice olfactif, ils avaient développé deux stratégies totalement opposées. La première pratiquée par trois d'entre eux consistait à d'abord qualifier l'odeur de satanique puis à y tourner dédaigneusement le dos et enfin à s'entourer le visage de leur kéfié afin que leurs nez ne soient trop titillés.

   Pour sa part, Hamid estimait qu'il devait recevoir avec gratitude l'odeur que la providence divine lui envoyait. Il se devait donc d'aller au devant d'elle. Il se levait, dépliait ses os, s'étirait en se tenant le bas du dos et se mettait dignement lentement, nez au vent, et se mettait en route jusqu'aux abords de chez Flouzbey. Le soufi mendiant, hors son lieu de travail, ne se serait jamais permis de quémander une aumône de la part par exemple des entrants et des sortants du restaurant. De plus étant en civil, l'honneur lui interdisait formellement de pénétrer l'endroit sans argent, l'honneur et peut-être aussi la prudence tant les garçons de table étaient expéditifs quand il leur fallait assurer la police intérieure. Hamid n'entrait donc pas. En revanche, il se dirigeait dignement vers une venelle attenante qui, recouverte qu'elle était

rue de Kano 2 d'une toile parant du soleil, faisait tunnel aux émanations du resto. Et dans ce sas aux odeurs, il se choisissait soigneusement une place qu'il croyait discrète. Il s'y accroupissait, déballait son burodi et le mangeait lentement et les yeux fermés en profitant des senteurs grailleuses.

   Le manège ne tarda pas à être repéré par les garçons qui l'accueillaient avec quelques quolibets « un soufi, ça sent comme ça respire », « C'est le moment de la plongée sous narine ». C'était sans méchanceté. Le vieux ne faisait rien de mal en restant à distance et en tendant la truffe. Il y gagna le surnom de Néovan.

   Au début et le service n'étant pas perturbé, Yaya fut indifférent à la présence d'Hamid. Il remarqua bien sûr que ce dernier avait fait quelques émules qui s'étaient, eux aussi, mis au parfum du barbecue mais cela eût été presque flatteur, presque bénéfique pour la renommée de l'établissement « Même que l'odeur est si bonne que ... ». Non ce qui le fit changer d'attitude tenait au statut particulier d'el Mutasavil, soufi de troisième régénération qui, s'il n'avait pas encore atteint l'état final de pureté cristalline, avait connu par trois fois l'ivresse spirituelle permettant de caresser au plus près la présence de Dieu. Il bénéficiait pour cela du respect de la confrérie, et certains adeptes, par définition tout aussi démunis que lui, prirent l'habitude pendant son repas odorant de le soutenir avec leurs dhikrs, invocations psalmodiées de Allah. Il y avait là et régulièrement Akram le porteur d'eau, Djibril le livreur de bouteilles de gaz, Lofti pousseur de charrette polyvalent, Mehmet et son vélo de réparateur de chicha, Toufik limonadier ambulant, et Walid le marionnettiste. Ses professions, notons-le, implique l'usage d'un organe vocal sonore et performant, ce qui rendait les incantations audibles à bonne distance et donc particulièrement invasives.

   Les soufis condamnent les puissants, font vœux de pauvreté et prônent l'amour, ce qui n'était pas vraiment le cas de la plupart des clients de Mafi kyau qui, s'ils connaissaient ces préceptesmendiant petit, ne les appliquaient qu'en temps dédié, celui de la prière collective. Les dhikrs furent rapidement perçus comme inconvenants et en tout cas inopportuns par une partie de la clientèle et certains le firent savoir.

– On peut plus manger tranquille !

– C'est temps du repas ou temps des gueux ?

– Tu parles d'une vision, ces vieux haillonneux !

– On ne s'entend plus, c'est un resto ici ou une mosquée !

– ...

   Yayah comprit le danger et décida de passer à l'action. Bien entendu, il pouvait s'en ouvrir au commissaire, le shugaban 'yan sanda, qui moyennant finances le débarrasserait de ces importuns mais cette option présentait à ses yeux un inconvénient certain puisque le grand officier y voyant une source de revenu, ne l'appliquerait assurément qu'au coup rémunéré par coup payé. Non, ce qu'il lui fallait trouver, c'est une solution où lui-même serait officiellement en charge de gérer le problème. Il fallait tout d'abord rendre Hamid coupable devant la loi. Mais coupable de quoi ?

   Il s'en ouvrit à Maître Ohnet, libano égyptien connu pour avoir défendu les coups les plus tordus de la décennie. L'avocat lui fournit un argumentaire irréfragable dont la créativité laissa pantois et un peu admiratif. Et c'est devant une côtelette gracieusement offerte qu'il pérora :

– Il faut mon cher Yayah, inscrire ce problème dans sa globalité. Que sont ton établissement et sa fonction ? Un restaurant qui offre à tout un chacun la nourriture. N'est-ce que cela ? Examinons la question du point de vue du consommateur et donc du payeur. Par exemple que paie-je aujourd'hui, jeudi ? Le commun répondra mes côtelettes et il est vrai que c'est ce qui apparaît sur la note. Oui, mais ne paie-je que cela ? Non, je paie plein de choses qui n'apparaissent pas sur l'addition, l'occupation de la table, l'utilisation du couvert, le service, les cuisiniers, les garçons, la tranquillité ...

   Djamal Ohnet reprit sa respiration croisa les bras, et sûr d'avoir capté l'attention du public se fit incisif du regard, et d'une voix profonde :

– Il y a une chose, messieurs, que nous payons sans le savoir, une chose produite par ce restaurant, une chose dégagée par l'activité de ces braves cuisiniers. Et cette chose, messieurs, que nous, gens honnêtes, payons sans le savoir, cette chose, c'est l'odeur ! Oui, messieurs, l'odeur qui enchante nos nez, l'odeur qui nous mène jusqu'ici, l'odeur qui n'apparaît pas sur l'addition mais que nous payons sans le savoir.

   Murmures dans l'assistance, les « C'est vrai ça », « Il a pas tort au fond », « j'y avais pas pensé » s'opposèrent aux « il exagère pas un peu », « Payer l'odeur, et pourquoi pas l'air ».

   Il demanda le silence et termina sa plaidoirie :

– Qu'on profitât de l'odeur en passant, qu'on en profitât de loin par hasard, je ne dis pas mais qu'on vienne se planter sous le vent de la cuisine pour jouir des émanations effluantes, des exhalations pilipiliesques, du fumet en bouquet de ces succulents ragoûts, voire même des senteurs empyrieumiques, bref pour profiter gratuitement de ces odeurs, j'affirme messieurs, j'affirme que quelque part c'est du vol. Et je me fais fort, à la demande bien sûr de notre cher hôte, de réparer cette injustice.

   Mêmes murmures partagés dans l'assistance. Tiago et ses amis considérèrent pour leur part, la péroraison de maître Ohnet comme un exercice de style, une plaisanterie, un jeu.

   La suite leur donna tort...

  Le peuple haoussa est plein de maximes et adages. Il y en a au moins deux concernant les avocats. Le premier stipule que contrairement à la roue d'une charrette, on doit graisser le baveux pour qu'il crie. Ce qui fut fait. Le deuxième précise qu'un bon avocat connaît la loi mais qu'un grand avocat connaît la police et Ohnet s'avéra être un très grand avocat puisque dès le lendemain plusieurs affiches officielles furent placardées par les Saja de rue aux alentours du resto.

 

Concernant l'émanation des corps volatils s'échappant du gaza et l'impasse du législateur en la matière, avis est par les présentes je, Chef de la police, exige que les capacités de jouissance quelconque concernant, visant ou touchant ce bien mobilier pour usage en propre ou aliénation au profit d'un tiers pour tous temps à venir, sera taxable de charge payable à Sieur Yayah propriétaire du lieu d'origine des corps, et ce sans restriction nonobstant tout acte convention ou autre instrument antérieur de quelque nature que ce soit fait, signé ou validé et portant un effet contraire.

 

   Le texte n'eut bien entendu aucun effet sur Hamid et ce n'était pas à cause de son analphabétisme puisque Yayah lui en avait présenté la teneur oralement et par l'entremise de ses garçons de salle. Flouz bey s'y attendait et fit constater la présence têtue de Néovan par un saga chafouin dont la ration fut substantiellement augmentée. Muni de cette preuve officielle, il se rendit au poste de police. Le chef, un habitué du jeudi, étant à l'origine de l'avis placardé, ne put que recevoir la plainte et devant l'assurance de côtelettes supplémentaires et gracieuses, il promit de convoquer le délictueux pour lui faire payer son dû.

   Le vendredi suivant, plainte et côtelettes enregistrées, il dépêcha, à l'heure du karin kumallo, l'heure du déjeuner, deux sergents et une voiture mugissante et ce fut un premier spectacle désolant pour certains, distrayant pour d'autres que de voir Néovan introduire avec difficulté sa carcasse encombrante dans le véhicule. Arrivé dans le bureau du chef, Sieur el Mutasawil fut sommé de payer les arriérés calculés sur la base d'un kobo la minute en lui précisant que puisque c'était la première fois on ne lui compterait pas d'amende. Payer, Hamid ne voulait et ne pouvait pas. Il refusa d'obtempérer et fut écroué. Son incarcération s'ébruita et fit l'objet de discussions de plus en plus animées chez Flouzbey. Très vite deux camps se dessinèrent, les pro Hamid localisés principalement autour des bancs et de l'espace debout, et les pro Yayah dont le noyau se situait vers les tables nappées. Ceux là reçurent des parts augmentées, et leur camp en fut d'autant solidifié. Hamid ne resta pas longtemps derrière les barreaux, un prisonnier insolvable ce n'est pas très intéressant pour la bourse du chef. On le tança vertement, on lui interdit fermement de polluer davantage l'entour de Mafi kyau et on le relâcha laissant ainsi la place à un successeur moins démuni.

   Notre mendiant avait le nez long, les oreilles sourdes, la peau dure et l'esprit têtu. Il revint donc régulièrement aux abords de l'établissement et tout aussi régulièrement, les consommateurs assistèrent à l'éviction policière du factieux trublion. Les expulsions se firent de plus en plus musclées et les disputes entre les pro et les anti s'en aggravèrent. Les prises de bec dérapèrent à l'invective physique (toi, le gros ! Et ton cimetière à poulet), morale (ta Mercedes, tu l'as payée avec ta solde, peut-être !) religieuse (ferme ta gueule d'alaouite, mécréant !) La controverse fit affluence et Yayah s'en réjouit un temps.

   Quand les sergents utilisèrent, sans aucune raison tant Hamid était placide, la badine, les désaccords s'approfondirent, les querelles se firent discordes, les commentaires agressifs, les insultes de plus en plus mordantes et de plus en plus menaçantes. On jeta des sorts. On vit brandir des bâtons noueux, quelques dagues ... La polémique ne tarda pas à déborder l'enceinte.

Elle envahit les conversations, habita les commérages, s'invita dans les tractations et raccourcit les marchandages. Elle pénétra les cerveaux, tordit les mains, tendit les mentons. Elle souffla suroucrier petit les feux des briquetiers, accéléra les navettes des métiers, agita les feuilles des écrivains publics, accentua les coups de brosse à cirage, outra les coups d'alène, amplifia le jet des aiguières. Elle rebondit de guichets en boutiques, grossit d'estaminet en gargote et enfla le soir dans les maisons. Elle s'éleva dans les bureaux et jusqu'à celui du grand chef de la police. Elle divisa, elle déchira. Rien ne pouvait arrêter cette vague. Elle déferla jusqu'au directoire du gouvernorat. Elle y noya les discussions empêchant toute prise de décision...

Son acmé ne tarda pas à frapper à la porte du gouverneur...

 

Le cheikh Mohamed Charaaoui

  Le gouverneur, Michel Adefolalu, yoruba originaire d'Ifé, ne comprenait rien à la culture Haoussa et le vrai pouvoir appartenant au sultan et aux émirs, son rôle se réduisait à maintenir un semblant d'ordre et à faire respecter le plus possible les consignes fédérales. Il savait la population traversée par des antagonismes profondément ancrés dans un féodalisme ancestral. Coexistaient ainsi chiites partisans d'Ali, sunnites relevant d'Abou bakre, Yan Tatsine et fous de Dieu, animistes du Maguzawa, adeptes du culte Bori, chrétiens, défenseurs de la modernité ou agressés par elle, pro et anti occidentaux ... Pour cela et malgré les apparences, la situation était donc perpétuellement explosive. Pour exemple, la simple annonce de la possibilité d'imposer le richissime commandeur des croyants et sultan de Sokoto, avait suffi à déclencher des émeutes monstres puis le massacre des ibos de Kano pour déboucher sur la guerre du Biafra...

   Il convenait donc d'être attentif au moindre risque de dérapage et à le traiter avec une prudence extrême. Le gouverneur convoqua Hassan Fahkr el Din, grand chef de la police et originaire de Maiduguri dans le nord. Aucun des deux ne connaissait Hamid, leur cortège passant en trombe au carrefour bloqué au vert. On dépêcha deux espions et au cours d'une véritable réunion de crise on estima que ce fait divers, anodin en apparence, contenait toutes les caractéristiques d'un déclencheur d'émeute. On décida de faire appel à une référence morale incontestée. Le choix se porta naturellement tant sa réputation était grande, sur cheikh Mohamed Charaaoui. On ne le convoqua pas, on le pria de bien vouloir se rendre à l'invitation du gouverneur.

   Vieux, beaucoup plus en apparence qu'en réalité, habillé d'une simple galabeya blanche, hiératique silencieux lent digne, c'est une véritable caricature de vénérable sage qui entra dans le salon d'honneur. La conversation fut menée par Hassan beaucoup plus au fait des coutumes locales que son chef. On commença par le choix de la boisson puis on glissa longuement vers la famille et on promit au passage une place dans un lycée fédéral pour le cadet, on s'offusqua de l'état du dôme de la mosquée qui sera redoré, c'est juré, par le gouvernorat. Conformément aux us qui veulent que plus important est le visiteur plus est différé l'objet de la visite, ce n'est qu'au bout d'une heure qu'on aborda mais comme une anecdote, comme un détour de la conversation, l'affaire Hamid. Cheikh Mohamed était, et tous les présents le savaient, parfaitement au courant mais il était de règle de présenter à la sagesse personnifiée, tous les aspects (origine, état présent, risques futurs) du problème et de souligner l'indispensable nécessité de l'intervention de sa sommité. Après un instant de silence pensif, le vénérable accepta de se charger de l'affaire.

 Un observateur averti et attentif, un de ses petits enfants par exemple avec qui, en secret bien entendu, il jouait tous les matins, aurait remarqué comme un éclair de malice dans ses yeux mi-clos et qu'on disait aveugles. Aidé par deux de ses fils, le patriarche se leva et s'appuya sur sa canne dont il n'avait nullement besoin mais elle faisait partie, au même titre que la longue barbe blanche, des accessoires liés à son statut. Il annonça qu'il se rendrait sur place le lendemain à l'heure du déjeuner et pria l'assistance de le faire savoir. Et après les politesses de départ, il se retira dignement lentement avec toujours cette lueur discrète et amusée dans le regard.

La nouvelle fut transmise officiellement à Yayah et Hamid.
charrette

   Puis elle courut. Elle vola de venelles en arrière cours, dériva de bureaux en maisons, passa
 
par les guichets, les boutiques, les officines, rejaillit de gargotes en cafés puis cabriola dans les
cours d'école, autour des étals, à la gare routière. Elle rebondit de cireurs de chaussure en livreurs de pain de glace et ricocha de kuladab en gardien. Elle voltigea dans les claquements des trics trac, dans le cliquetis des awalés, dans le murmure ruisselant des aiguières. Elle paralysa plusieurs fois le trafic du croisement. Elle cavala par les taxis voiture, les taxis moto et chemina par les calèches. On la trottina sur âne gris, on la pédala sur vélo taxi ...

 

 

La sentence

   La nouvelle courut et le lendemain il y avait foule chez Yayah qui avait déjà dû faire amener par deux fois le contenu de la caisse à la banque centrale. Il était donc satisfait malgré la présence têtue et presque indifférente d'Hamid. Celui-ci avait délaissé son coin à odeur et se tenait modestement debout, ses amis soufistes lui faisant cercle de soutien et l'encourageant de leurs dhikrs...

   Soudain une rumeur « Cheikh zua, Cheikh zua » fit pointer les pieds. Et en effet une limousine noire précédée par une Peugeot policière stoppa majestueusement devant l'estaminet. Les quatre sagas ménagèrent un passage. Il y fallut quelques coups de matraque factices tant la pression populaire était dense. Quand tout fut prêt, on ouvrit la portière arrière et la sagesse barbue descendit dignement. Un de ses fils lui offrit son avant-bras, l'autre déplia l'ombrelle mufti. En tant que maître des lieux, Yayah se précipita et voulut s'agenouiller en prononçant les formules de bienvenue « Maraba da girmama sheick ... » Mais il fut interrompu d'un geste petit mais impérieux signifiant que premier, le sage n'était pas là en visite mais pour rendre justice et que deuxièmement Flouzbey étant partie, il fallait proscrire tout soupçon de collusion. L'obséquieux se retira penaud.

   Le futur mufti s'avança lentement jusqu'à un fauteuil louis XV où l'attendait une carafe de carcadé, sa boisson préférée. Il s'assit majestueusement, convoqua les deux antagonistes et leur demanda d'exposer leurs griefs réciproques. Il sortit une pièce d'or et son lancer attribua la primauté à Hassan.

   La présentation avait été préparée par Ohnet qui à l'habitude orientale, l'avait construite en spirale où revenait cycliquement et de plus en plus fortement exprimé le thème du vol. On franchit ainsi les étapes inconvenance, indélicatesse, maraudage, VOL, escroquerie, exaction, pillage. Il remplit les intervalles par la dureté de son travail, son honnêteté proverbiale, la famille à nourrir, les employés à payer, la justice économique, le respect de la clientèle et termina sur une formule qui fit mouche dans le public : « Si l'argent n'a pas d'odeur, l'odeur, elle, a un prix ». La plaidoirie fut jugée habile et déclencha dans la moitié de l'assistance des murmures approbatifs.

   Celle d'Hamid fut plus courte, si courte qu'on a pu ici la retranscrire dans sa totalité :

« Allah a fait que la cuisson fasse odeur.

Allah m'a fait cadeau de l'odeur.

Peut-on refuser un cadeau d'Allah ?

Je m'en remets à la sagesse du représentant d'Allah. »

  Le regard au loin, il se recula de trois pas en psalmodiant ses dhikrs. Le cheikh Mohamed Charaaoui se retira un moment dans sa sagesse silencieuse puis demanda d'une voix profonde qu'on lui présentât son coran des grandes décisions. On alla quérir le livre enluminé de magnifiques tazhibs et on le lui coucha sur coussin vert. Abdou, le fils aîné, enfila son gant en peau de chagrin et dédié au maniement des pages sacrées. Il y eut dans l'assistance plusieurs regroupements autour de ceux qui connaissaient l'arabe coranique.

Les choix du cheikh furent diversement commentés.

   Al Anfal, la sourate du butin n'étonna personne, elle traitait de l'utilisation et du partage des gains et correspondait assez à la situation.

   Celle des fraudeurs, Al Mutaffifin, suscita des questionnements sur l'identité du suspect, était-ce Yayah en voulant monnayer l'odeur ou Hamid en la volant ?

   Les versets 178 et 179 qui traitait de la loi du talion inquiéta quelque peu les partisans de néovan, Flouz bey se présentant comme la victime, à moins que ...

   Jusque-là l'ambiance était bon enfant mais quand le cheikh lut la terrible sourate de l'araignée, la redoutée Al Ankabut, il pétrifia l'assistance puisqu'y sont évoqués les châtiments réservés aux criminels.

   Cette dernière lecture fut suivie d'un silence respectueux. La consultation du coran est, en effet, une chose, son interprétation en est une autre et elle nécessita à Cheikh Mohamed de s'entretenir avec lui-même, les yeux clos et intérieurs. Après plusieurs minutes, il se leva enfin. C'était le moment de la sentence.

– Hamid tonna-t-il de sa voix de prêche faisant avancer l'appelé,

– Hamid, tu as commis grand pécher continua-t-il en pointant le coran enluminé.

   Les partisans de Yayah souriaient, ceux d'Hamid baissaient la tête et l'accusé était blême. Flouz bey aux anges calculait déjà son profit.

– Il est écrit là que profiter du bien d'autrui sans son accord est qualifiable de vol et le vol est grande faute pour un musulman. Aussi, Allah par ma voix et dans sa miséricorde te condamne à rembourser l'aubergiste honnête que tu as escroqué.

   On crut que c'était fini mais il y avait cette petite lueur dans les yeux de Mohamed Charaaoui. On crut mais Hamid commandé par cette petite lueur que le grand cheikh lui laissait voir dans ses yeux, mais Hamid donc, en se tordant les mains :

– Mais grand cheikh, grand mufti sage parmi les sages, je suis un mendiant, je suis pauvre, je n'ai pas d'argent, je ne peux pas payer !

– Comment ! Tu ne peux pas payer ! Tu oses désobéir ! Si, tu peux payer ! Et je vais te montrer comment on s'acquitte de l'odeur puisqu'étant là depuis quelques temps, je l'ai respirée sans la payer et la gratuité n'est pas en odeur de ma sainteté. Si ! Hamid bey ! Tu peux payer ! Et je vais te montrer comment.

   Et le saint homme, l'écu d'or à la main, se dirigea vers une espèce d'étal. Tous le suivaient des yeux s'attendant à un possible miracle car il était hors de question qu'il payât avec l'écu d'or qui valait au moins ... Arrivé à la table de pierre, il leva son auguste main et lâcha la pièce qui fit en tombant un joli tintinnabulement ...

– Voilà, j'ai payé ! Garde la monnaie Yayah ! et il remit la pièce dans sa poche.

   Il se fit un grand silence. On s'entre regardait les yeux ronds.

– Ah que, béh quoi ! Comprends pas ... bredouilla Yayah.

– Si tu comprends Yayah et c'est écrit là, je l'ai lu !

   Silence toujours respectueux mais les sourcils arqués, les yeux plissés, les bouches bées, les têtes ébahies, demandaient explication ...

   Ce que donna doctement Cheikh Mohamed Charaaoui en scandant de sa canne :

– L'odeur au vent se paie en bruit d'argent !

   Hamid el Mutasawil fut le premier à éclater de rire.

 mendiants petits  Et cet éclat de rire secoua la salle puis se propagea. Il rebondit de venelles en gargote. On le servit en thé brûlant. Il résonna sur les étals, rejaillit dans les boutiques, plana sur le souk et sur la gare routière. Il arrêta les cliquetis des parties d'awalé et de tric trac, doubla le murmure des aiguières. Il cabriola sur les vélos taxis, pétarada les triporteurs de pain de glace. Il brimbala les cireurs de chaussure, ballota les barbiers, dansa les jambes des repasseurs à pied, saccada les frappeurs de tapis. Il secoua les épaules des rémouleurs, dandina les géantes marionnettes des bambocheurs, emplit l'outre des porteurs d'eau et leurs cloches de guerrab. Il scanda la voix des vendeurs ambulants, trémoussa les mama mercedes. Il ballonna le ventre des mendiants et alluma le visage des enfants des rues. Il tremblota les stylos, brandilla les bas joues fonctionnaires, remua les poitrines des sérieux professeurs. Il agita la bedaine du chef de la police. Il se transmit de bureaux en officine et s'installa longtemps chez le gouverneur...

    Personne ne sait si Yayah Flouzbey El Arami fut le dernier à éclater de rire.

 

 

 

Achèvement

   On est tous aller voir jouer Tarank qui a écourté sa troisième mi-temps (avec modération) et qui la continue (avec moins de modération) chez Djamila. On fait le point sur les textes. D'abord, on les relit. Philibert, Lyrian, Siloé, Magali, ma Maxandre, Alix, les rapportés, c'est ainsi qu'ils se nomment tant notre bande leur paraît bloc, font public et à la fin :

– Qu'est-ce que vous allez en faire de ces textes ?

– Bè, moi mon idée c'est de leur donner, comme un cadeau ça serait bien non ? Qu'ils sachent quoi !

– Cadeau mais comment, je veux dire en pratique ?

– Ch'ais pas mais oui cadeau, comme le dernier soir chez eux ...

– Le dernier soir ?

   Et en effet, le dernier soir, les farfadets aux yeux bleus nous avaient fait surprise. Tous les jeunes (enfin, les plus jeunes qu'eux) des alentours étaient là. Nous les avions déjà rencontrés chez eux mais en petit groupe et ça s'était bien passé, très bien passé. Bien sûr un grand repas et à la fin au gâteau, devant chacun de nous huit, un cadeau. C'était la première fois depuis l'incendie, et en plus un grand cadeau, en volume aussi je veux dire! Un cadeau tu comprends, c'est pas un service, ça se calcule, ça se considère et nous, on l'était pas trop considérés ! Djamila s'est mise à chialer et est sortie se cacher en courant bientôt rattrapée et ramenée par Hélène et madame Francès. Et tous de nous regarder en souriant. Le grand fixait Francis en bredouillant, le farfadet « Allez grand ! Allez, ça va te plaire, ouvre ! » Mais Shams n'ouvrait pas. Tab entourait de ses bras et psalmaudiait « C'est pour moi, pour moi, pour moi ... » et n'ouvrait pas. Tarank ses cent et quelques kilos était figé. Et moi Louka pas mieux « Pourquoi, mais pourquoi ... ». C'est madame Frances qu'a débloqué. Elle, Claire et Hélèna ont amené les filles dans une chambre pour les essayages et nous les mecs on est allé au bureau pour pareil. Quand on s'est retrouvé, bonjour les rires. Futs, manches parfois trop longues mais surtout chemises avec boutons, pantalons de ville « Vous n'allez pas vivre toujours dans les bois » Ouah les bourges ! Et les filles robes, chemisiers, tricots toutes trop belles ! Bon ça s'agenouille pour rectifier, faufilage, couture. Sapés comme des riches on se rassoit.

Et ça continue ...

   Devant chaque assiette un laguiole, les filles et les garçons, et là on sent que c'est un peu grave. « Si t'as pas ton côtel, t'es toujours qu'un enfant ! » Sur chaque lame nos noms gravés. Maniement, conseils d'entretien (ne lave jamais ou avec de la terre ou mieux du sable ... Tu peux faire changer la lame) et tous de montrer le leur.

Et ça continue...

   Olivier (Zeitoun entre nous), l'as en informatique, et Benji s'absentent 5 minutes et reviennent. Encore un paquet (mal fait, ils étaient pressés). On ouvre. Vache c'est pas vrai ! Un ordi, un portable, et deux téléphones. Olivier « C'est un DELL, il est nickel, je l'ai entièrement révisé, et les téléphones pareils, c'est pas les derniers mais impec !» Zeitoun nous fait la leçon. On s'entraîne, Adresse mail, Internet, carte sim ... Francis « Comme ça, pas d'excuse, on reste en contact ... »

   Il est tard très tard mais on décide nous aussi. Et ce qu'on s'interdit devant des gadjos on le fait, danse, musique tambour guitare, marche sur les mains, pétage de chaines par Tarank l'hercule, souplesse de Djamila, lancement des couteaux par Shams et Fidji, bien sûr pas de fil pour funambuler, pas de trapèze mais Gazzana en foulard mystérieux et ses yeux de nuit, tamise la lumière et leur dit la bonne aventure de son poing ventriloque et recouvert d'une serviette. Toute la nuit...

Retour chez Djamila.

– Un cadeau, vous allez pas leur envoyer ça par mail, tu parles d'un cadeau ... Si vous voulez, je vous fais un site ou un blog au moins ... propose Alix.

– T'es ouf toi ! Du virtuel ? C'est pas du virtuel qu'ils nous ont donné ...

– Alors là moi ch'uis d'accord, on a qu'à tirer quelques exemplaires et on les relie comme un doc de Fac quoi ! Moi ch'uis sûre que ça leur fera vachement plaisir.

– Moi aussi, et ça serait encore mieux si on pouvait y ajouter des photos ...

– Super, la prochaine fois qu'on les voit, hein  Shams ? Tu lui demandes de te montrer le « bouc pressé » de rugby et on enchaînera sur leurs albums. Puis on fera des scans, on trouvera prétexte ...

– Et mon Phifi, il les incluera et fera la mise en page, pas vrai monsieur l'infographilibertiste journaleux?

– Et on leur donnerait quand et comment ?

– Bèh justement, tu sais qu'avec Fidji on fait partie du comité et on prépare Noël, enfin le noël du village ... On est tous invité même les rapportés bien sûr (hi ! hi). Ca démarre vers une heure, apéro, repas, c'est pour les enfants alors cadeaux mais on voudrait leur faire un petit spectacle et là on cherche ... Bon y a déjà un couple de clowns et nous, on leur a montré ce qu'on savait faire au couteau Fidji et moi. Tu les aurais vus, trop scotchés quand elle s'est retirée et qu'ils ont vu son dessin sur la plaque. Et quand on a fait l'inverse, je te dis pas... Alors on leur a pas dit bien sûr mais on a pensé ... Enfin bon si vous voulez on pourrait leur faire une petite représentation et ça aussi, c'est sûr, ça leur plairait aux farfadets. Tu te rappelles ça lui plaisait trop ! Et après le soir, on leur donne chez eux. Enfin c'est si vous voulez ...

– Tu parles si on veut, ça c'est l'idée qu'elle est bonne !

Les rapportés :

– Une représention ? Quoi comme représentation, du théâtre, de la musique, du mime ...

– Et non mec ! Du cirque, et d'ailleurs si monsieur Loyal veut bien ordonner ...

   Et là sous les yeux ébahis des rapportés, toute la bande se mit à faire démonstration. Gazzana fit marionnette son poing et lui donna voix ventriloque « Je suis monsieur loyal et voilà miss caoutchouc que je prillerais de prendre le moins de place possible.» Shana se plie alors en quatre (mais vraiment en quatre) sur la table. Le poing Gazzana « Monsieur Louka pourriez-vous m'emmener prendre l'air ? » Et nous voilà valsant sur la rampe fine du balcon. « Monsieur Tab, vous salissez le plancher de vos brodequins boueux, veuillez prendre position adéquate ! » Tab se met en équilibre sur les mains, monte sur une chaise qu'il incline sur un pied. Tarank pose le tout de son seul bras droit sur la table tout en mimant l'allumage d'une bouffarde avec la gauche. « Vous de même, miss Djam, faîtes vous aider de Tab » Accroché au rideau Djamila fait le drapeau qui tourne au vent, se met en bougie qui tremble du haut et en face Tab accroché au poteau qui soutient la mezzanine lui fait miroir. Le « public » applaudit mais Monsieur Loyal « Comment comment ! Que vois-je ? La table n'est pas mise, Shams Fidji, je vous sommes de le faire avec étrangeté !» Et le grand et la grande de jongler bouteilles et verres en cercles aériens, de visser assiettes soucoupe volante à l'aide des couteaux et fourchettes. La table ainsi dressée, tous prennent place pour écouter Tarank jouer « She's a rainbow » sur des verres différemment remplis...

   Bien sûr Siloé avait assisté à des moments dits d'étirement de son bonhomme. Bien sûr Magali connaissait la force herculéenne de son mec, mais Lyrian n'avait jamais vu sa dulcinée repliée et Philibert la sienne accrochée à un rideau, pas plus qu'Alix sa Gazzana sur une rampe à 20 mètres du sol. Alors après les applaudissements « Mais vous avez appris ça où ? Ca paraît trop facile... » On tape en touche « Ouais, t'as raison, ce qui est difficile, c'est de faire croire que ça ne l'est pas !» Et durant le couscous que je te dis pas, on monte un scénario « cirque » qu'on appellera les évadés. Y est inclus quelques saltos, saut per, équilibres valsés de Magali la gymnaste.

   Puis on reparle du bouquin. Et on se répartit les tâches : Philibert, la mise en page « d'abord sur in design, puis je transfère sur PDF », Djamila les corrections (ses pots du journal), et Alix l'impression « Pas de problèmes, à la boîte on a quatre lazer couleur ». On décide du nom de l'éditeur «Tiago & Ciska édition » parce qu'en avoir un ... Oublie hein !

   Et donc quinze jours après, c'est la fête village. Après le père Noël Tiago, la poupée ventriloquée de Gazzana présente l'histoire des échappés de Big Bang Kwang et Monsieur Loyal scandera chaque évasion : Fidji disparaît derrière la plaque mobile alors que reste sa forme en couteaux trompant ainsi le clown blanc. Moi projeté de la bascule par les gros, je disparais sur mon fil en ricanant. Shana disparaît dans une valise portée par un musculeux voyageur vérifiée par l'Auguste douanier (y a plus personne dans la valise). Tarank fait péter toutes les chaînes dont l'entourent les clowns geôliers et les enfants du public ...

Plus tard la bande augmentée se retrouve chez Tiago et Ciska.

Vint le moment du repas ... de l'après repas ... Vint le moment de la lecture ...

Vint pour Francis et Ceska, le moment des éclats de rire.

 

 

 

Publicité
Publicité
Publicité