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Attache le chameau

désert

 

 

 

Attache le chameau d’abord !

 

Eclat de rire à Kalma


 

 

 

Fête à Kober

   Fin de journée, fin d’aboub, dans la fine poussière qui a envahi le vestiaire, l’ambassadeur, son air matois de maquignon « Dites Tiago, vous pouvez passer à la résidence ? J’ai quelque chose pour vous. »

    Ce quelque chose, c’est une épaisse enveloppe.

   C’est Abbia qui me la tend et Abbia est radieuse …  L’ambass encore transpirant « Vous l’ouvrirez chez vous, il y a tout, j’ai vérifié. Vous avez rendez-vous avec Miss Dallia El Roubi pour finaliser. Pour le moment, prenez une bière et racontez à Abbia l’exceptionnel joueur que je suis. Je vais prendre ma douche. »

   Chez moi, à Kober, enveloppe ouverte, contenu étalé, il y a vraiment tout : passeport au nom d’Helen Zula Faytinga, titre de voyage et visa canadien, billet d’avion, départ dans quinze jours, convocation à l’OMI à Montréal, dates du stage d’insertion … Fatche de fatche ! Vive le Québec !!!

   J’appelle Salif. Le grand sort de son antre. Je lui montre. Bien sûr, il comprend tout de suite et entoure les papiers de ses avant-bras :

– Patron, j’y croyais plus. Inta el Akbar !

– Vache, moi non plus ! Regarde y a tout ! Cette fois le chameau hein ?

– Dis Francis, si tu fais pas la fête aujourd’hui, autant te faire kwari !

– Pour le coup tu vas voir le curé ce qu’il va faire … 

   On se répartit les potes. La plupart habitent à Oumdorman et à Kober. On a juste le temps mais Salif « Stana schwai Francis, attends !» Il rentre chez lui et en ressort muni de sa dague fur. Il me la présente à plat sur ses deux mains. Il me la présente cérémonieusement en inclinant légèrement le buste :

– Edéya ya sadiki, je m’étais promis !

– Vache, grand ! Ta dague, la dague de … T’es sûr ?

– Je m’étais promis… L’aurait fait chuis sûr. Cette fois le chameau, il est bien attaché hein ? Prends-la, tu la mérites, t’es le plus grand attacheur de chameau de tous les déserts. Il te faut maintenant ton xanzar. N’oublie pas ! Ca s’appelle un xanzar.

– Vache ! Si je vais oublier, un xanzar, mon xanzar ! 

   Et les gens arrivent. On fait auberge espagnole. On sort la bière de ménage. On débouche les bouteilles whisky. Pour certaines moins étanches, on en siphonne précautionneusement avec une seringue le pétrole puisqu’elles transitent dans les citernes de camions en provenance d’Ethiopie. Cela nous fait rire.

   Tout nous fait rire.

   Les gens s’échelonnent…

  Dago est au portail. Il tremble un peu de la voix en nous annonçant qu’ils ont pu les contacter « Maintenant, ils savent, maintenant elle sait… »  

  Dallia arrive, Dallia l’imposante, ses lunettes triple foyer, sa bouche effacée, Dallia que Jesse et Jill (ji and ji) ont amenée. Dallia la reine. On l’a fêtée la Dallia, on l’a ovationnée, elle en fut un peu effarouchée. On la comprend la timide madame El Roubi, on la comprend puisque dès son arrivée, Marc et sa trompette lui a dédié un « en er mundo » suivi d’un olé général.

Ce fut un déclic.

Christoph et Victoria, les archéos, l’entourèrent et lancèrent en cri de triomphe leurs « Hoite hol i olle o », un yodel tyrolien assourdissant. Djemila et Assia, les linguistes, roucoulèrent leurs you you et percèrent en vrilles nos oreilles. Les yodels et les you you, on ne pouvait qu’écouter et applaudir. Mais on a eu droit, lancé par Asling au « Fields of Athenry » suivi du « Swing Low, Sweet Chariot » dirigé par gros John. Et là on a tous participé. Discordance maximale mais le cœur y était. Dans le brouhaha revenu, la cornemuse de la frêle Aigneas envahit l’espace, l’allume d’un souffle puissant et nous fait silencieux avant que de reprendre en choeur le « Flower of Scotland ». Et puis, monsieur l’ambassadeur, oui l’ambass, le colonel, se plante au milieu et barytonne un « Bella ciao » des plus caverneux dont, la surprise passée, nous reprenons le refrain …

   Et c’est reparti pour une deuxième salve british …

   Les paroles de ces chants de bataille ont pour nous un sens particulier. C’est sûr, Helen va sortir de sa nuit The young might see the morn pour trouver un nid apaisé Coming for to carry me home. C’est sûr que ces salopards de djandjawid, maintenant que la preuve est faite, vont y réfléchir à deux fois Tae think again. Les yeux pétillent. Ce sont des chants de bataille, de victoire future. Chuya le japonais, l’a bien senti. Après un teishi élastique, on lui fait place et il se lance dans un kata d’enfer mâtiné de lutte soudanaise. On applaudit la perf mais c’est vrai, c’est comme un match gagné, une revanche gagnée. Pour le grand, c’est même un petit bout de vengeance. Pour moi, c’est comme une délivrance…

   Depuis notre retour, on n’a pas lâché le morceau. On avait promis. Abbia complice, j’ai tanné l’albatros qui a grogné « On n’est pas une ONG, je suis pas là pour perruquer chez l’humanitaire… » Mais elle, « Mon cher ami, si tu NE veux PAS, je … »

   A chaque rencontre, Salif a noyé l’ambass d’aphorismes arabes appuyés de regards lourds et sous-entendants. On a eu ainsi droit à des maximes plus ou moins inventées. Certaines incitant à agir « Ce que tu donnes aujourd'hui te sera rendu demain … Les actes des hommes ne se jugent qu’après leurs morts », d’autres pour parler d’elle et de son état « Tout l'espoir des vaincus est dans leur désespoir … La jeunesse est une fraction de folie …  L'attente est plus dure à supporter que le feu »,  et les dernières, peut-être les plus sévères, condamnant l’inaction et l’indifférence « La vie finit, mais l’indignité jamais … Si tu veux que quelqu'un n'existe plus, cesse de le considérer.»  

   On l’a tanné jusqu’à ce qu’il nous obtienne ce premier rendez-vous avec Miss El Roubi. Frances m’y a accompagné pour lever tout soupçon tout trouble. Eh oui ! Helen est jeune et jolie... On l’a tanné l’albatros et il a craqué. En fait, on le soupçonne d’avoir adhéré d’emblée mais il aime bien se faire prier notre Marcel l’ambass surtout par Abbia… 

   Marc a tanné Dawit le représentant de l’Érythrée. Il a tout utilisé : la flagornerie « Oh toi, fils du royaume de Saba, digne représentant du pays de Pount et du royaume d’Aksoum », le faux étonnement « Mais enfin l’université d’Asmara a bien des archives non ?» l’intérêt « Faïd Tinga, c’est du lourd non ? Si tu aides sa petite fille, ça va te placer non ? Et tu sais un fac-similé certifié suffit... » 

   Et Dawit a craqué et a obtenu le double des diplômes et les duplicatas des papiers. On sait maintenant que depuis le début, il était décidé et même presque obligé car il appartient comme Helen, aux Kunamas et que Faïd Tinga est pour ce peuple, là-bas à l’est de l’Erytrée, un héros de la résistance, une autorité morale incontestée, un mythe vivant …

   Dès l’obtention des papiers, Ji and Ji ont initié les procédures et ont continué le travail de sape quotidien « Des nouvelles pour le dossier de… Et pour cette Helen, toujours rien ? » Et là aussi, Dallia, dès le début émue par le cas de la princesse perdue à Kalma, s’est personnellement impliquée et a pesé de tout son poids (non négligeable) et ce jusqu’à l’inscription d’Helen dans le programme.

   De son côté et en attendant, Salif s’est procuré au souk lybia de vrais faux papiers au cas où ça ne marcherait pas. Toujours en attendant et toujours au cas où ça ne marcherait pas, on a fait dresser plusieurs contrats de gens de maison, contrat pour amener les futurs enfants à l’école, contrat de cuisinière éthiopienne pardon érythréenne, contrat de chanteuse de berceuses, contrat de spécialiste de l’injera, tous dûment visés par les autorités, signatures bien sûr négociées et donc achetées par Rhatim. On a dix hébergements possibles « Comme ça elle choisira ». Et je ne te dis pas les habits ! De quoi remplir cinq penderies. On l’a inscrite aux cours de Français. On l’a inscrite au club « Elle est jeune non ? » On a fait une collecte… 

  Mais ce soir, tout est oublié.

   Cette nuit, on fait la fête. Ca se congratule, ça se tape sur l’épaule, ça boit à la santé, ça down down. Ca s’interpelle, ça s’invective. On mélange les musiques. On bouge, on saute, les corps improvisent. Tout le monde danse. Salif met les chansons de Kalma « ana taban, erna taban ». Il nous traduit les paroles (c’est pas compliqué) et on les chante. On danse, on chante, même Salif, faut dire qu’Anelli et ses vieux anglais sont là, même Rhatim et Malika, ouah ! La danse du ventre qu’elle nous a faite. Tout le monde danse même l’ambass avec la belle Abbia, même la sévère Dallia …

   Ce soir, il ne manque que Maddie, Jean, Alpay et bien sûr Helen mais leur aura habille la nuit.

   C’est un moment partagé, une parenthèse magique, une page bonheur. On en est étonné et cet étonnement ajoute à ce bonheur partagé. Tous ont participé, contribué, soutenu, appuyé. Cette plage, tous la respirent, elle nous oxygène. Ce soir, il n’y a pas d’anglais, de français, de soudanais … il n’y a pas de chef de ci, de responsables de là, on est d’une autre amplitude, d’une autre clôture et on s’y reconnaît.

   Ce soir, il y a « Nous »

   Et dans cette clôsure, couvre-feu oblige, la fête dure toute la nuit …

 

Fenêtres sur cour 

   Après le déjà lointain coup d’état islamilitaire organisé par le général el Béchir et son mentor el Tourabi, il ne restait que peu d’étrangers au Soudan et la majorité d’entre eux n’y séjournaient que par défaut et avec comme objectif principal le poste d’après.

   D’autres au contraire se trouvaient là par choix ou par nécessité de terrain : linguistes étudiant les distorsions que le dialectal faisait subir à l’arabe, égyptologues spécialistes du méroétique, archéologues œuvrant à El Kourou ou sur la nécropole néolithique d'el-Kadada, pro de sport de combat s’initiant et participant à la lutte soudanaise, membres d’ONG, amoureux et amoureuses d’un ou d’une soudanaise, chercheurs d’or, agronomes spécialistes du coton à très longue fibre ou jeunes loups dans le phytosanitaire…

   Ceux-là vivaient la pénurie de carburant, l’absence d’électricité, le couvre-feu, la surveillance fliquée. Ceux-là vivaient la sharia. Ceux-là, généralement jeunes, faisaient bande cosmopolite, écossais, anglais, irlandais, français, sud-Af, autrichien, japonais, et surtout soudanais bien sûr ... Ils s’appelaient Oliver dit Zeitoun, Luigi, Djamila, Dago, Khatim, Yassim … Ceux-là échangeaient, s’entraidaient et étaient d’autant plus proches qu’étaient grandes les difficultés de vie quotidienne inhérentes à ce régime d’ouverture et de liberté, le régime de la Djoumouriyat as Soudan.

   Ceux-là faisaient bande et moi, conseiller près du ministre de l’éducation, moi Tiago Francis, moi qui n’étais pourtant là que pour fuir le quotidien métropolitain, qui n’étais au Soudan que par hasard, moi l’agité, moi Titou, j’en étais.

   Ceux-là s’appliquaient à oublier la morosité mortifère ambiante en multipliant les occasions festives. On se rencontrait autour d’un film magnétoscope, on organisait des parties de tarot, de bridge, de whist ou de gros cochon, on écoutait les contes soudanais, on s’essayait aux danses du ventre, aux chants traditionnels britanniques…

   Bien sûr, les soirées les plus unanimement et assidûment suivies étaient les soirées KGB. L’association KGB, lire « Khartoum Generation Beer », avait pour but secret de contourner la loi coranique en ce qui concernait l’alcool ou plutôt de privilégier la sourate An Nisa (les femmes) et plus particulièrement son verset quarante-trois qui conseille tout au plus d’éviter de prier complètement ivre.  Il revenait à chacun de ses membres d’importer des kits de bière de ménage consistant en boite de mélasse étiquetées « confiture » échappant ainsi à la vindicte douanière. Et chaque mois, le dernier vendredi, le président de l’assoss désignait un maître de cérémonie qui désignait un jury qui, et toute tentative de corruption était permise, désignait, généralement sous les huées, la meilleure production.  L’élite de cette confrérie s’essaya un temps et sur le même modèle à la fabrication de vin mais elle eut, vu la qualité du nectar millésimé « broyat de punaises de l’année », de la difficulté à fidéliser des goûteurs. 

   Les jours vacances, nos embarcations allaient saluer le Nar el Azraq (Nil bleu) ou le Nar el Abyat (le blanc) et leur frontière où se rencontraient le nuage boueux de l’un et la presque transparence de l’autre. Nos balades nous amenaient sur des plages désertées de crocodiles mais pas de bilharziose, nous obligeant à nager dans le courant. Une fois par semaine, et comme un rituel, on organisait à tour de rôle le Hash, sorte de jeu de piste anglais se terminant obligatoirement par un down down scandant l’absorption d’un litre de bière imposée aux nouveaux, aux filles et fils dix (fois)…aux mères et pères cinquante, aux grands-pères et grand-mères cent …

Les provinciaux étaient, quand ils nous arrivaient et parce qu’on savait leurs conditions de vie particulièrement difficiles, accueillis et choyés par ceux basés à la capitale. C’est ainsi que j’avais hébergé entre autres, Alpay, jeune turc œuvrant dans le phytosanitaire cotonnier en Gezira (l’île), province encadrée par les deux Nils et bordant Khartoum par le sud.  J’avais aussi particulièrement sympathisé avec la plantureuse Madeline au sourire gourmand et avec le timide et chevelu Jean surnommé Loblik car il avait une jambe plus courte que l’autre, ce qui lui donnait un air penché. Lui et Maddie étaient tous deux en charge d’une antenne MSF Belgique dans le camp de Kalma au Nord Darfur. 

   En fin d’après-midi, les points de rencontre habituels, étaient ce qu’il restait du Gordon pacha qui fut en d’autre temps la plus grande boîte d’Afrique de l’est et pour les sportifs, le vieux club anglais. Et c’est là au club où j’ai connu Marcel Gello, l’ambassadeur …

   Ancien méhariste, grande gueule, arabisant, spécialiste de la région, proche de Sadek el Mahdi qu’il avait réussi à contacter (acrobatiquement) lors de son incarcération, sa présence dans ce lieu de plaisir sportif aurait pu paraître incongrue. Mais voilà, l’âge déjà génaire, la fonction nécessairement sédentaire, son cuisinier français, tout ceci le faisait un peu protubérant. Ce qu’il abhorrait d’autant plus qu’il avait épousé Abbia, une toujours jeune libanaise aussi jolie que sympathique. Son excellence avait donc décidé de faire du sport, et plus précisément sur les conseils de Marc L du squash, sport kilophage s’il en est. Bon sportif, friand de la balle, il ne tarda pas à acquérir un niveau acceptable lui permettant de participer à nos modestes tournois. Le surnom dont il me qualifia, trottinette, était lié à mes jambes courtes torses et droppeuses. A l’inverse, ses grands compas lui firent attribuer celui plus valorisant, respect oblige, de l’albatros. On lui cacha qu’en le surnommant ainsi on faisait aussi référence à l’épithète hurleur attaché à ce nom d’oiseau et donc à ses coups de gueule quand il ratait. A chaque fois qu’il le pouvait, il s’invitait aux discussions qui suivaient et qu’il appréciait d’autant plus que le milieu dans lequel il évoluait, l’ennuyait passablement.

   Après défaite et donc généralement de mauvaise humeur, il en profitait pour nous faire part de sa nostalgie de l’active et pour vilipender dans son jargon militaire tous ces blouseux qu’il était obligé de fréquenter. Il grommelait contre ces saucissons (corvées) contre ces TIG (Travaux Inutiles et Gavant) dans lesquels il rangeait cocktails rond de jambe, réunions zopluhonivo, pailles qu’il lui fallait lire ou rédiger … Il détestait ces casques à pointes, collègues par trop rigides passant leur temps à balancer doctement sur la fréquence, à craquer leurs billes et à se poignarder à coup de saucisses molles.

   Certains d’entre nous étions attachés à un des services de l’ambassade, lien lâche, lien ténu mais lien tout de même. Alors quand sa propre ambassade n’échappait pas à sa vindicte et quand il enchaînait sur cette chèvre de … qui bite rien à rien, ce pailleux scribouillard de … , ce purge totalement nul, ces suppôts cireurs de botte, on l’arrêtait prudemment en lui proposant une revanche qu’on s’arrangeait pour perdre. C’était devenu presqu’un rituel auquel on ne dérogea qu’une fois, le jour où il nous a scotchés en nous annonçant que le chargé des affaires culturelles justifiait sa méconnaissance de l’arabe par « Comme ça, les soudanais ne comprennent pas ce que je dis ! » Ce jour-là, incrédules, nous le laissâmes dire …

  Pour la revanche, la plupart du temps c’était Salif, encombré de ses longs bras, qui s’y collait. Et les deux, aussi grands l’un que l’autre, faisaient alors un drôle de duo. L’un massif raquette fusil à l’épaule, l’autre fil de fer pendulant négligemment la sienne, l’un en terre l’autre au ciel, ils allaient attendre leur tour tout en parlant désert. On n’a jamais su si ces assertions évaluatives à propos de ses collègues étaient véritablement pensées, ou si ce n’était que pour en arriver là, une partie gagnée…  peut-être les deux.

   Ambassadeur et fier de l’être mais détestant la diplomatie et ses atermoiements, matois et pourtant franc du collier, catho pratiquant et pêcheur assumé, l’albatros n’était pas à une contradiction près. Capable de conférer en arabe classique des plus pur, il adorait échanger avec Salif les sentences populaires les plus imagées, les jurons et insultes les plus dialectaux. Cela les faisait rire. L’un appréciait la classe nature de Salif et l’autre la simplicité retorde de l’ambass. On l’aimait bien et les chats maigres pêchus que nous étions quoiqu’un peu pink Floyd selon lui, le rafraîchissaient, notre colon « tala » (il allait tala messe et pas to temple).  Il n’était d’ailleurs pas rare qu’il nous invitât Marc L, Michel F, A Dago et moi à la résidence pour dérouiller la pompe à glutte. Au pays de l’étouffante charia, une bonne bière bien fraiche ne se refuse pas d’autant plus que, hiérarchie oblige, on ne pouvait se soustraire à l’injonction d’un ambassadeur, de surplus colonel (N’est-ce pas ?)

  Et c’est au cours d’une de ces discussions chez lui prolongée que le projet fut envisagé. Il s’agissait de créer un réseau d’ancrages culturels où seraient organisés suivant possibilités, cours, films, bibliothèque, vidéothèque… Disons que c’était aussi et surtout pour notre ambass de combat, la possibilité d’avoir des informations fiables sur la situation en province. Et après avoir dénigré, toutes ces grenouilles encravatées qui encombraient son service culturel, son service diplomatique, son service consulaire, ses agents des renseignements très très généraux, après avoir mis en exergue leur côté pantouflard, velléitaire, encroûté, vieux avant l’âge, pusinallime, sous-entendu qu’il faudrait quelqu’un de dynamique, jeune, pas froid aux yeux… Et après ce préambule donc :

– Mais au fait Tiago, vous êtes amené à bouger je crois (Tu parles, je crois …), vous pourriez peut-être vous charger de l’étude de faisabilité non ?  

   Contrairement aux diplomates en effet, je pouvais et devais, puisque intégré au Ministère, me déplacer régulièrement en province et c’est ce qui l’intéressait, le matois. Il savait que son administré n’était pas très convaincu de l’utilité de sa mission et que je l’accomplissais un peu comme un mal nécessaire et sans trop me poser de questions. Pour le reste, la prégnance du quotidien suffisait amplement pour occuper la tête du touriste de la vie que j’étais alors. Curieux de tout mais sur le mode butineur, je prolongeais l’adolescence en épongeant la surface du présent que je tenais à distance prudente. Par ailleurs, spécialiste en cas de problèmes des stratégies d’évitement, j’étais atteint d’une maladie courante à cet âge « la bougeotte » et cette agitation me tenait lieu de dynamisme. Je fus donc enchanté de la perspective en essayant de ne pas trop le montrer.

– En fait qu’est-ce qu’il nous faut ? Des gens, des locaux, un peu de matos non ?

– Pour les personnes, je pense pouvoir compter sur les profs du coin mais bon y a quand même les rémunérations et surtout les loyers, d’accord ils sont pas chers mais bon, et puis il faut meubler, des bouquins, des méthodes, des films …

– Pour le budget, je m’en occupe, je verrai avec la guimauve du culturel et ces mous de l’AFP.

– Et puis tu peux taper dans les réserves de l’institut…

   Et c’est ainsi que le projet « Fenêtre sur cour » démarra.

 

 Tiago l’espion

   Wad Medani, dans la Djesira au sud de Khartoum, fut notre première opération. Relativement facile d’accès, à deux heures de route macadam sans trop d’escarres, la ville présentait en effet un terrain favorable. J’avais pu m’appuyer sur les représentants d’une entreprise phytosanitaire, sur un milieu universitaire jeune, sur le directeur de l’hôpital, chirurgien formé en France. Mais c'est surtout un drôle de belge noble, polyglotte et érudit qui, en décidant de faire un stop dans son périple africain, deviendra pour un temps le moteur du centre. Ces gens étaient très liés et faisaient, peut-être plus que nous, naturellement bande. Le premier « client » du centre fut d’ailleurs Alpay, un turc, et son séjour au Soudan, lui apporta une langue de plus…le français ! Langue qu’il se mit à posséder parfaitement si ce n’est quelques petits problèmes d’interférence ! On comprit bien plus tard que son intérêt pour le français et donc le belge de Wallonie, ne procédait pas seulement d’une curiosité intellectuelle ou d’une admiration pour le siècle des lumières …

   L’affluence ne tarda pas. Il y avait bien sûr les journaux même si un peu dépassés, les films même si censurés, la bibliothèque, les cours mais aux dires de Bernard le belge qui se vantait en riant d’être le plus grand marieur de la province, un des principaux attraits du lieu, était le fait qu’il était le seul mixte de la ville. Au fil du temps, le centre est devenu une alliance reconnue qui assure encore de nos jours, toutes les activités culturelles traditionnelles et met de surplus à disposition une salle informatique et une connexion internet.  En revanche je ne sais pas s’il a conservé sa fonction de courtage marital.

   Cette première s’avéra donc encourageante.

   Juba fut plus acrobatique. L’arrivée en feuille morte sur la capitale du Sud, assiégée par les forces de Garang nous eut été fatale si précaution de ne pas encombrer nos estomacs n’avait été prise. Le séjour nous permit, en projetant la première saison des shadoks exhumée des caves de l’institut, de faire l’actualité culturelle de la ville. L’université habituellement à cette époque désertée fut pour l’occasion emplie de tout ce qui comptait dans la ville d’officiels, de commerçants et d’enseignants (il en restait). Deux profs avaient présenté les mondes, plat multiforme chez les Shadock, plat et instable chez les Gibi, particularités déplaisantes qui poussaient les uns et les autres à envahir la terre. Ils insistèrent sur l’intelligence des gibis sise dans leurs chapeaux qu’il ne leur faut pas perdre au risque d’en travailler (mad as a hatter) et sur la bêtise crasse des Shadocks due à la structure en quatre cases de leurs cerveaux. Le terme Shadock perdura quelque peu comme insulte modérée. Ce fut, je crois, la seule trace de notre passage puisque l’avion d’MSF ayant été canardé, l’expérience ne sera pas renouvelée.

   La prochaine tournée, El Obeid Nyala El Fasher, intéresse particulièrement l’ambass puisqu’elle inclut une double étape à Kalma. Cela l’intéresse fortement puisque nous savons qu’il s’y est passé des événements assurément violents mais dont nous ignorons la gravité. Nous le savons car nous avons récupéré deux infirmières, Pauline et Virginie, présentant toutes les caractéristiques d’un stress post-traumatique. Elles avaient catégoriquement refusé de s’installer dans la maison mère de MSF Belgique et ne voulaient plus les voir. On les avait hébergées en attendant leur rapatriement. Incapables de dormir normalement, de lire, de regarder un film jusqu’au bout, elles pouvaient s’écrouler à tout moment pour se réveiller en pleurant et terriblement angoissées. On n’a même pas pu leur faire raconter ce qui s’était passé. On a essayé de les traîner au club mais contrairement à l’habitude, elles ne participèrent à rien …

  Les troubles au Darfur avaient donc apparemment repris. De simples échauffourées aux dires des autorités nous informa l’ambass. A son bureau, on le sent ce soir militaire. Il est dans son élément, l’action. Pour le moment il se tait et, ses mains en bâillon, semble plongé en réflexion, alors Dago, chef de l’antenne MSF :

– Des nouvelles, monsieur l’ambassadeur, parce que nous …?

– Aucune fiable Dago, et au fait vos aspirines, toujours mutiques, elles vont pas mieux ?

– Non, et elle ne veulent même pas nous voir, et à ce sujet monsieur l’ambassadeur …

– Oui, je sais, pour vos sorcières, y a deux places réservées, deux sur le vol de Mardi et deux sur celui de Jeudi, par sécurité. Chance qu’elles soient françaises… Et la radio, c’est des faucons ou elle est vraiment décoyée ?

– Non, y a pas de faux contacts j’ai fait vérifier, elle est vraiment brouillée. Ch’ais pas quoi faire, vraiment ch’ais pas ...

– Chiabrana chiabrana … et de la part du ministre, Titou, pas de contre-ordre ?

– Non non, j’ai l’ordre de mission, daté d’avant-hier, tenez regardez !

– C’est embêtant, ça ! J’aurais autant aimer rolexer un peu, mettre l’eau sous la quille si vous voyez ce que je veux dire ...

– C’est-à-dire monsieur l’ambassadeur, ça me mettrait dans une situation délicate, je veux dire vis à vis du …

– Oui, oui, et puis vous avez très envie d’y aller, mais c’est vrai ça mange chaud … 

   L’ex-colonel se tait et tapote ses fiches et des photos. Moi, j’attends. Je sais qu’il ne peut pas trop s’opposer à la décision du ministre (En fait, ce n’est pas une décision du ministre qui s’en tape totalement, mais cela le deviendrait si quelqu’un, surtout l’ambass, s’y opposait).  Moi, je veux y aller. Pas par conscience professionnelle hein ! Plus par envie de bouger et puis ça vous place un mec que d’aller se balader dans un pays en rébellion voire en guerre surtout aux yeux de Francès, enfin je suppose …

– Donc, Bidou, vous y allez mais vous me promettez hein ! Vous tapez la mef et à la moindre alerte, on bâche, vous psychotez pas hein ! Repli offensif hein !

– Bien sûr monsieur, vous connaissez ma prudence et mon sens du repli offensif …

– Oui, oui, c’est ça ! Je vous crois…  Vous prenez votre Salif n’est-ce pas ? C’est pas un pneu lui, il se dégonfle pas !

– Affirmatif ! soldatè-je, comme ça je fais le poids mort. Il conduira. Pour les photos, c’est mieux les mains libres …

– Ah justement ! je dois vous parler. Bon Dago, vous pouvez attendre Titou dans l’anti…  j’ai deux trois choses à lui dire …

   Dago sorti, l’ambass m’entraîne à la table basse et sans s’asseoir, il y étale trois photos. 

– Vous connaissez ces joujous ?

– Un peu, enfin c’est pas ma partie. Des kalach non ?

– Oui, mais pas n’importe lesquelles. Là, c’est une 56-2, repérez la crosse en bois. Vous voyez, la crosse en bois !  La deuxième, une karar, c’est une mitrailleuse légère MG3 et là une Khawad mitrailleuse lourde type 85. Ces armes sont produites par la Military Industry Corporation, la MIC soudanaise. Vous me comprenez ?

– Pas vraiment monsieur l’ambassadeur, vous savez, j’ai même pas fait l’armée…

– Oui, je sais et c’est un de vos plus grands défauts sourit-il, et Dieu sait que vous en avez ! Non, juste ce que je vous demande c’est d’un peu perruquer pour moi, j’ai pas complètement mis les cales voyez-vous !

– Oui, oui, je vois mais si vous pouviez me préciser ...

    Quelque peu rompu à son jargon, je pouvais traduire qu’il voulait que je travaille pour lui mais je ne voyais vraiment pas où il voulait en venir.  Il prend le ton d’un pédagogue agacé et déçu par la bêtise obtuse de son interlocuteur l’obligeant à reformuler simplement sa pensée :

– Voilà, si vous en repérez sur le dos de nyakoués ou dans des mains de pékins enfin des mains autres que militaires, quoi ! Je sais c’est un peu bosniaque mais ça me changerait des billes en bois que me balancent ces nuls des RG. Je voudrais du tangible quoi ! Vous aimez toujours la photo non ? 

L’ambass fixe les clichés sans les voir et prend son air obstinément sous-entendu. Il n’ira pas plus loin dans l’explicite et il attend que je manifeste ma compréhension à savoir qu’il apprécierait d’avoir la preuve que c’est bien le gouvernement qui arme des civils.

– Ah d’accord, pigé ! Et je mime un cliché.

– Discret hein ?

– J’ai un 70 300. Avec ça je vous shoote un tisserin à plus de cent mètres !

   Il marmonne « On s’est compris » puis me tend les trois photos « Bon, Titou, passez à la résidence ! Je vous ai mis une caisse de bordeaux et deux bouteilles de whisky de côté. Vous les planquerez hein ! Et ne les lichez pas en route, c’est pas pour vous ! Et j’ai fait préparer des tickets supplémentaires pour le gasoil. » 

  Je souris en constatant que concernant le voyage, sa religion au matois était faite bien avant la réunion. Et après avoir juré de pas trop pétarder « Dix jours pas plus hein ! » de lui faire parvenir azape (as soon as possible) la feuille de route, je rejoins Dago. Demain matin après le carbu, on passera chez eux prendre des tas de trucs pour Kalma …

  En attendant, me voilà espion de l’albatros …

 

 Fenêtres à l’ouest.

   La nouvelle du départ scotche Salif. Il me propose immédiatement de prolonger le voyage par la Darb el-arbaïn, la mythique piste des quarante jours et d’y retrouver une caravane.

– Tu parles bien sûr que je suis d’accord mais pour le diesel ? 

– Tu sais patron, à El Fasher, je connais des gens... »

   Je le sens hyper motivé, hyper excité. Et en effet, il s’occupe de tout. Après une nuit à dormir dans la voiture près de la station Mobil afin d’être dans les premiers servis, il passe à MSF récupérer le courrier et du matos pour Kalma puis me rejoint chez moi. C’est aussi chez lui depuis qu’il y a aménagé une dépendance.

  On prépare le BJ 70. Vidange, vérif, niveaux, pression, tension courroies … puis on charge. On entasse jerrikans, ballons de foot, jeux de maillots, baskets, magnétos, une coupe, des bouquins, des manuels, des journaux sans oublier la confiture. On planque l’alcool entre les deux réservoirs. On attache le tout. On aménage une place à l’arrière pour Rhatim, matelas siège et dossier fixé à la traverse. Puis on rédige les feuilles de route, itinéraire en dix étapes, objectifs pour chacune d’entre elles, lieux d’hébergement, contacts. Seule, celle transmise à l’ambass mentionnera un prolongement possible par la Darb el-arbaïn et donc un éventuel pétardage de deux ou trois jours.

  Départ cinq heures du matin, on cueille Rhatim devant chez lui. L’inspecteur général Rhatim Souleymane a soutenu le projet. Lui, ce n’est pas la bougeotte qui le pousse mais plutôt les frais de mission qui lui doublent le salaire.  Comme tout bon soudanais de Khartoum, il a peur du désert et demande à ce qu’on ne se sépare pas de l’ancienne voie ferrée, cela rallonge le voyage. On s’arrête pour les prières, pour le fatour (petit dej de dix heures) à Kosti pour le thé, pour des photos des monts Noubas…

  Nous arrivons à El Obeid à la nuit penchée. Khatim remet sa cravate et nous amène au « Kars Duallin », le palais (l’hôtel) international. Une délégation d’officiels et de profs nous y attend. Khatim ne tarde pas à se tirer avec le directeur de ci, le responsable de là pour, dit-il, préparer le lendemain et nous restons avec les jeunes autour d’un thé Ils viennent de terminer leurs cursus universitaires et c’est pour la plupart leurs premiers postes. On en connait deux perso, le sport, le théâtre. Yassin, géant maladroit surnommé « canne à sucre », avoue qu’ils s’ennuient ferme dans ce trou et Ousman, dit bouboule, approuve. Les autres sont au début étonnés de leur franchise familière mais ne tardent pas à se mettre à l’unisson. En fait ils n’attendent qu’une prochaine mutation qui les rapprocherait de la capitale. En attendant ils se sont regroupés en association, ce qui leur permet, une fois par semaine de rencontrer leurs homologues féminins pour des échanges purement pédagogiques naturellement.

  Coup d’œil au grand, qui demande avec l’innocence dont il sait faire preuve à l’occasion, des nouvelles de Fatima et Leila, leurs partenaires de danse et de théâtre et dont on sait qu’elles officient dans le collège des bannâts (des filles) de la ville. Sourire et soupir. Tiens ! Tiens ! On pense à Medani et au marieur belge… Le terrain nous semble alors plutôt favorable.  Et en effet l’annonce de la possibilité d’une île culturelle déclenche sinon de l’enthousiasme, la réserve est de mise, mais beaucoup plus qu’un simple intérêt. Les questions fusent, Yassin prend des notes, Ousman répartit les tâches…

   Le lendemain, après une nuit passée à ne pas compter les punaises et les cafards du palace international, tous les points seront en effet très positivement traités. Une maison centre-ville, propriété de la famille d’un prof, sera mise presque gracieusement à disposition. L’organigramme est calqué sur celui de leur association. On y greffe toutefois en tant que président d’honneur, le directeur bedonnant de l’éducation qui vu son apathie ne les dérangera guère mais dont la respectabilité garantira celle de l’établissement. Le jour d’après, on fournit quelques bouquins, des affiches, un magnéto et une méthode. Et on inaugure ... Fatima et Leila sont là. Bien sûr, on ne les connaît pas … Nos potos sont aux anges mais les anges se doivent d’être discrets …

  Ces déracinés viendront, à l’aube, nous saluer avec un petit discours de Bouboule Ousman le poète « Ce centre, monsieur Tiago bey, c’est une bouée pour nous les naufragés d’El Obeid». Puis il me tend un petit mot signé Fatima et Leila qui se termine par « Merci merci, mille fois merci »

– Ce n’est donc pas seulement l’amour du français qui les motivent, enfin je crois remarque perfide et souriant Salif en quittant El Obeid.

– Tu crois à quelque chose comme le syndrome Anelli …

– Je sais pas ce que c’est qu’un syndrome. En Islam, patron ignare, y a pas de saint !

 

 Kalma

   La deuxième étape doit nous amener à Nyala dans le sud Darfur. Arrêt au Dar Hamid, pour quelques photos, les monts Nouba même de loin, c’est toujours beau. On traverse Abu Zabab puis al Fula. On stoppe à Ed Da’ein où Salif se fait défier à la taoula (backgammon) dans un troquet de hasard.

   Jusqu’à présent les barrages sont autant d’écluses policières aux villages traversés, écluses de couleur bleu marine. Ils vont devenir plus fréquents et se faire kaki car plus souvent militaires. La présentation par Rhatim des papiers officiels suffit pour le moment à les franchir. Quelques contrôles plus loin, on le laisse à l’entrée de Nyala. Il y est attendu et rendez-vous est pris pour « demain neuf heures ».

  Direction sud-est, douze à quinze kilomètres de piste totalement défoncée. Deux rails creusés par les véhicules précédents forcent le volant mais pas toujours dans le bon sens. Puis tôle ondulée et donc du 80 à l’heure. Des trous marmite, des marches d’escalier obligent à des évitements accompagnés de glissades abruptes …

  Un barrage, des civils, des armes. J’ai le réflexe reflex. Abdou voix blanche « Gaffe patron pas encore ! » Mon geste se transforme en recherche et branchement d’une cassette.  Palabre, backchich, palabre, nous passons …  Salif mutique complet, dur, enfermé. Qu’est-ce qu’il a ? C’était prévu non ? 

  J’écoute distrait le prélude d’une suite de Bach (Eh oui ! Françes tente de m’initier au classique). C’est drôle en désert ce grincement harmonieux du violoncelle et cela fait sourire petitement Salif. La clim ne marche plus. Le vent de la voiture danse une poussière fine et dense qui danse. Le grand met son keffié en filtre, j’essaie avec une serviette humide vite orangée par la latérite.

   Kalma de loin, c’est presque beau... Coincé entre l'ancien chemin de fer et un wadi asséché, le camp scintille comme un lac sur fond de collines ombrées.  On double des pickups kaki, des pickups arrêtés. Y sont adossés des militaires verts et avachis.  On croise des civils armés.  Djandjawid murmure Salif. On borde enfin le camp. La piste est en deçà, on ne devine rien de l’intérieur. L’entrée est à l’extrémité sud. Barrage, vérifications, on entre.

   Et là, effarement …

  Une vraie ville, mais une ville d’abris, des abris s’accolant, des abris précaires fragiles. Une ville mais une ville de bâches, de toiles plastiques, de tôle ondulées, de branches. Des abris bas, des abris pour assis. Des emplacements nus délimités avec des cailloux par les derniers arrivants. Des emplacements en plein soleil et pourtant habités …

  Des gens agglomérés, empoussiérés sous le soleil. Des tas de gens en tas. Aucun arbre, la chaleur écrase. La peau ocre du sol et ses cheveux de poussière. La poussière, la poussière … « Et quand le wadi déborde ça fait de la boue, une plaine de boue …» souffle Salif.

  Le grand semble connaître. Ce camp, c’est apparemment pour lui du vécu, du mal vécu. C’est vrai qu’il a un drôle d’air depuis Nyala et jusque-là, il ne disait plus rien. Il désigne une bâtisse en torchis.

– La mandrassah ...

– Y a quand même une école !

– Tu parles ! Une école ouaih! … mais pour ceux qui peuvent payer !» précise-t-il acerbe.

  Plus on progresse plus les abris sont serrés et plus ça s’agglutine.

– Chouf, patron, le souk !

– Un marché ? Mais qui achète, ils ont du flouz ? Et on vend quoi ?

– Ce que les ONG ou la PAM donne. Tout Nyala vient acheter, tu comprends c’est pas cher. C’est les cheikhs, ces pourris qui vendent. Ils détournent. Ils ont des dizaines de cartes d'aide alimentaire. Tu parles c’est facile, ils envoient de faux réfugiés, les sharmuts ! 

Le grand est crispé, tendu, comme en colère.

– Tu connais ici ? Déjà venu ? 

– Men zaman, ouais ça fait deux trois ans, y avait encore des arbres. 

– C’est qui tous ces gens ?

– Surtout des fours, mais y a aussi des Zaghawas, des Masalit, des Dajo, des Bergit. Y a de tout sauf des arabes bien sûr !

– Pourquoi y sortent pas du camp ? C’est l’enfer ici !

– Patron, Kalma maintenant...  Kalma maintenant, c’est une prison. Si tu sors, soit t’es un homme et t’es mort, soit t’es une femme et c’est pire … Y sortent que pour le bois et en groupe … avec bâtons et dagues bien sûr mais c’est risqué très …

– Mais fatche ! Je comprends pas ! Y a la police, y a l’armée …

– Tu rigoles ! Ici, c'est la police qui rançonne les gens, c'est l'armée qui viole nos femmes. 

On dépasse les bureaux de l’union africaine. Deux bérets verts montent la garde. Mimique méprisante du grand ...

–  Et eux ?

–  Eux, des soldats de papiers, ricane Salif.

–  Eh mec ! T’es sûr que ça va ?

–  Oui ça va, ça va, y a que ça m’énerve un peu ! Excuse !

–  Tu rigoles, y a de quoi être énervé ! 

   Latrines pleines à ciel ouvert. Des rats, citernes vides, plastics, détritus, poussière …  Gamins dépenaillés, regards éteints, gestes désœuvrés, des mouches aux yeux, des lunettes de mouches, des nuées de mouches que personne ne chasse, des rats … Gamins sans jeu, sans rire, immobiles … Hommes debout inutiles, femmes assises silencieuses, regards éteints sous leurs tentes habits. Des noyés, des naufragés sur une plage de poussière, une plage de détritus. Patients du pire, yeux de peur, yeux sur le qui (sur)vive …

   Kalma terminus de la désespérance, neuvième cercle. Kalma, l’enfer.

   Je ne savais pas que l’humanité avait une poubelle. Tu peux lire mille fois, on peut te dire mille fois, faut voir pour saisir cette misère.

   Je peux pas te dire …

   Il faut voir et … je vois …

 

La gamine sans nom 

   Salif klaxonne au portail « MSF Belgique ». Loblik nous accueille. Un peu d’eau en visage, un thé et nous rejoignons Maddie à la tente hôpital. Pas de bises bien sûr, sourires rapides et on la suit. Elle s’arrête près d’une femme et son bébé dont elle est le nid. Main température…grimace, thermoreille… grimace, yeux questions, la mère hausse imperceptiblement les sourcils … Deux cachetons. La femme fait très jeune avec son front pur et buté, son nez retroussé, son nez fronté. Elle est maigre, cela se devine malgré ses deux larges kangas. Elle n’a pas l’air d’ici, elle est trop claire. Regard interrogatif. Mimiques d’ignorance… « Arrivées y a trois jours, elle mal en point mais s’en sortira, parle pas arabe, s’appelle Helen … la gamine… l’a pas de nom. »

   Je chaleureuse un sourire, je tends les bras « Can I ? Mounken ? ». Bien sûr que je peux, un bébé ça se partage un peu, ça se prête, pas longtemps bien sûr mais ça se prête non !  Et la femme d'ailleurs, me le laisse prendre. Pèse pas lourd, pèse rien et pourtant le gros ventre. Langes humides foncées. Je parle bébé, lui fait regard content et dents d’accueil. Mais la petite ne sourit pas, pleure pas, gazouille pas, yeux éteints enfoncés, l’apathie. La femme me regarde intensément. Madeline et Jean aussi avec une petite grimace désabusée. Les autres malades aussi mais avec sévérité, presque réprobateurs. D’habitude, les enfants ça aide, ça rapproche mais là apparemment non ! Je rends la gamine.

– Il a quel âge le bébé ?

– Un bébé, tu rigoles ! Elle a quatre ou cinq ans.

– Mais les dents, les cheveux ?

– Ca se perd …

– Elle est quand même jolie et puis ça repousse non ? 

   Madeline se redresse, me regarde sérieusement, me regarde sérieusement tenter toujours de communier de mes yeux d'invite et de mes dents sourire avec la petite chose. Elle semble réfléchir et opte pour un uppercut verbal qui va me défoncer le plexus :

– Bon écoute, t’excite pas, la gamine, c’est trop tard, elle est foutue, y a plus rien à faire. Trop tard, je te dis, elle en a pour quelques heures, stade terminal … Rien à faire, toute façon, avec ce que j’y ai mis, elle souffre pas … Allez viens !

– Mais, mais … Maddie ! Tu peux pas dire …

– Trop tard, je te dis, elle est foutue. Allez viens !

   Foutue, terminal, rien à faire… Les mots rentrent, les mots t’assomment, la nuit, le froid. Je ne suis pas, je ne la suis pas. Je fixe la petite fille. T’espère quoi, la rallumer ?  La mort là tout près qui vient, j’accepte pas. Je peux pas. Mais c’est quoi, cet endroit ? Une gamine va mourir et c’est normal ! Ma tête vide refuse. Et puis, elle a quatre ans. On ne meurt pas quand on a quatre ans. On ne peut pas mourir. C’est interdit, c’est impossible, j’ai la nausée, le ventre tord. Et puis il y a Maddie, ma Maddie. Elle, laisser tomber ! Tu comprends, c’est Madeline, l’épaisse la rassurante Madeline qui parle, phrasé chirurgical, lucide … révulsant. De quel droit, elle décide ? Un toubib, ça se contente pas de ses yeux froids, ça ne se contente pas d’évaluer les dégâts ...

  Je dois faire une gueule ! Jean voit, Jean me met la main sur l’épaule.

– C’est pas la première, et c’est pas la dernière, tu comprends on est presque habitué. Habitudes, tu parles ! En tout cas pas les miennes, jamais les miennes… Madeline s’occupe déjà d’un autre lit, d’un transpirant.

– Mais bordel, tu … Vous faîtes rien… Vous ... 

  Je m’arrête, le silence m’arrête, on nous regarde, la femme a un léger sourire d’acceptation. Je suis colère, désemparé, j’ai la nausée, le ventre, je sors. J’ai envie de cogner (je sais faire)… Mais sur quoi, sur qui …  Je sors. Salif et Jean suivent.

  Madeline me lance un regard bleu glace. Elle reste et prodigue des soins utiles à « ceux pour qui ça vaut encore le coup » murmure Jean. Je marmonne « Pour ceux en bonne santé, tu parles d’un toubib ! »  Dehors, je tente de mettre de l’air dans mes poumons. Y a pas trop la place, enfin j’essaie. J’ai le regard opaque, aveuglé, noirci.

  Salif me reluque, interrogatif, étonné.  Jean me secoue l’épaule. 

– Viens, je vais te montrer le puits !

   Jean parle sans discontinuer, il parle à une ombre. J’en ai rien à cirer de son puits, de sa flotte. Ce qu’il fait noir sous ce soleil, ce qu’il fait froid… Un type, en djelabya, armé d’un fort bâton monte la garde.

– Salam yah Cheikh, mafish muskela ?

– Colo kwies, ya doctor.

– Je lui ai demandé si y a un problème.

– Ca va j’ai compris, (ton agressif) qu’est-ce qui fout ce type, t’es docteur maintenant ?

– Pour eux, on est tous docteurs, et ces types comme tu dis, ils gardent le puits et les trous de sonde.

   Une dizaine de galabeyas entourent Jean, manifestement prêts à recevoir des instructions. C’est plus que du respect qu’ils lui témoignent. C’est étonnant mais, la gamine dans ma tête envahie, je ne le note qu’à peine. Cette mort annoncée, cette annonce acceptée, ne sont pas de mon monde. Elle me désarticule, me fait étranger, m’exclut. Je ne suis pas comme eux, je ne veux pas, je ne veux pas accepter, je ne voulais pas savoir. Fallait pas qu’elle dise… J’ai la rage. J’ai le dégoût contre eux. Fatche, ma solitude ! Son impuissance m'immobilise. Alors Salif me pousse et m’oblige ainsi à me joindre à eux.

   Et Jean de nous montrer son œuvre. Ils se penchent, moi simple coup d’œil. Salif apprécie :

– Ouah ! Chouf, la profondeur, 'aya eamal ! Kayf eamiqa?

– Ashrin teddawins.

– Ça fait quarante mètres environ, un teddawin c’est la hauteur d’un puisatier les bras tendus, tu comprends ? Et les creuseurs ce sont eux.

– Remarque qu’ils sont grands pareils.

– Ah bon c’est important ? Ma bouche acerbe pleine de fiel.

– Bien sûr, regarde !

   Salif fait le clown, il veut récupérer son petit blanc qui, et c’est bien la première fois, s’est fait d’absence, d’une absence aigre, acrimonieuse. Cela l’étonne et l’inquiète presque. Son Tiago Francis, il le découvre déstabilisé, concerné par autre chose que son minuscule univers.   

   Alors il fait le clown. Il s’assoit à terre jambe en V et mime le type qui creuse avec un pieu entre ses jambes puis tourne sur lui-même « Alors tu vois il faut que le rond soit pareil alors il faut que les jambes soient pareilles. » Moi je m’en tape de son cirque mais les autres non et les charpentiers lui montrent avec fierté le chadouf et son balancier de cinq mètres dont ils lui tairont, malgré son insistance, la provenance. L’un d’eux, sûrement le cordonnier, lui ouvre la poche en cuir, le delou qui piège à chaque plongée cinq à six litres d’eau.

   En mon indifférence affichée, en mon absence, Salif assure. Il s’informe de la dagara, la couronne de branche faisant filtre et empêchant l’ensablement. Ceux qui l’ont fabriquée et posée s’occupent aussi du yassa, le curage. En temps normal, je serais intéressé, j’aime bien ces techniques. En temps normal, je serais admiratif devant tant d’obstination et d’ingéniosité. Tout ça pour trois litres d’eau par jour et par personne or « Il en faudrait dix ! » soupire Jean.

– Le puits est tari dès après le lever du soleil mais tu vois …

– Elles attendent quoi, ces femmes de poussière puisqu’il est tari ton puits ?

– Elles font la queue pour demain. Elles veulent pas se faire piquer leur tour au grand dam de la PAM qui les attendent pour leur filer du savon, du maïs, de l’huile. Tu comprends l’eau en ce moment, c’est plus important que tout, ça déclenche des bagarres et nos cheikhs, ils sont là pour éviter que ça dégénère dans la file.

   Je comprends mais cela m’indiffère total. Salif me mime une photo en montrant le groupe. Ca m’énerve :

– Prends-la avec tes yeux ta photo !  La photo c’est aram non ? Ca vole l’âme, non ?  Et de toute façon, j’ai pas envie … On n’est pas au zoo ici, bo…l ! Une photo et pourquoi pas une de la gamine kelléfoutue, de la gamine kivamourir, juste avant qu’elle crève, une nature pas encore morte, une nature juste avant qu’elle soit morte, une photo pour lui voler l’âme puisqu’elle n’a plus que ça. Faites ch… ! B… !

   Jean et Salif n’entendent pas, ils ne veulent pas. Les autres ne voient rien, ils ne veulent pas. D'autres si…

  Et à une cinquantaine de mètres, des verdâtres s’agitent. Les soldats se tiennent à l’entour du camp et eux, ne manquent ni d’eau ni de nourriture. Deux d’entre eux s’approchent, gras, martiaux, importants, autoritaires, surjouant. Sans le vouloir, j’identifie leurs Kalachs, des 56-2. Ils s’approchent et interpellent le groupe « Min, el rawaga ? Gedide ? ».  Jean, surjouant à son tour le respect « Owa tabid, ya bey ! ».

   Tiens me voilà toubib à mon tour,

   Je voudrais bien …

 

 Maddie Shams

  On passe à la PAM où Madeline qui nous a rejoint persuade l’ingénieur de se déplacer jusqu’au puits et d’y organiser la distribution. Maddie, je la découvre professionnelle, autoritaire, jamais un regard autre que médical sur les réfugiés, jamais une marque d’empathie. Cela me fait froid. Et ce qui me gène à ce moment-là, sera dans le futur l’objet de mon plus profond respect et même encore quand on se revoit je ne peux m’empêcher d’être un temps petit garçon piteux.

   Cela me gène, son froid professionnalisme. Je suis prêt au mépris. Elle me murmure :

– Je l’ai mise sous perf.

– Tu dis ?

  Elle ne répète pas mais fatche ! Le ciel redevient bleu, le sable blond, la vie légère. Ils sont comme moi, je suis comme eux. Je m’en veux de leur en avoir voulu :

– T’es géniale, t’es plus qu’une fée, trop bien, tu peux pas savoir, et au moins t’as (j’ai failli dire on) essayé ! 

  Elle me regarde comme on regarde un demeuré et sans transition :

– Bon, tu pars tôt demain matin, les seize responsables jeunes t’attendent avec Hamid le chef du Comité populaire.

– M’attendent ?

– Oui, Hamid est incontournable. On a dû lui dire ta venue.  

   Je renacle un peu :

– Bon écoute ! Moi, j’ai amené le matos, d’accord mais c’est pour vous et vous en faîtes ce que vous voulez …  Mais moi … 

   Mais la petite sous perf, mais ce que Maddie vient de faire, mais l’air ennuyé de Jean mais les yeux réprobateurs de Salif…

– Patron, c’est rien, c’est toi qui apportes, c’est toi qui donnes ! Normal ...

– Bon d’accord, je fais comme vous voulez, tout ce que tu veux, le puisatier tourneur, tout ce que tu veux le sourcier du désert, tout ce que tu veux la pro de la perf !

– Tu comprends Titou, c’est très important. Les jeunes, c’est 35% du camp et ils sont à l’origine de presque toutes les bagarres. Il y a deux semaines, ils en ont tabassé un à mort, un djandjawid.

– Au fait, le comité populaire ? C’est quoi ça ?

– Gouvernemental, ils essaient d’encadrer.

– Tu parles encadrer ! Des flics, des recruteurs … marmonne Salif

– Pas tous, et puis au moins, ils font quelque chose …

   Ce qu’on apporte me semble dérisoire voire déplacé après ce que je viens de voir, mais pas à eux, les responsables. Dans le local du comité populaire, ils se répartissent avec gravité les maillots, tennis, shorts. Ils essaient le sifflet, ils caressent les ballons, de vrais ballons ! Ils rangent leurs trésors en souriant. Ce camp pourri leur vole l’adolescence. Et là, ils la retrouvent un peu. C’est déjà ça ! Ils partent rejoindre leurs districts, en s’autichant, en se traitant de Rooney, de Ricosta, de Zinedine…

  Hamid et son importance onctueuse annonce l’organisation d’un tournoi entre les seize districts du camp. Il me demande la date de mon retour. J’évasive, je n’aime pas ce type et ses mains molles. Salif non plus, Salif méfie … On se quitte poliment. Mad et Jean nous ramènent et j’essaie de me rattraper en parlant de ce puits incroyable « Quand on repasse, je le prendrai en action et en lumière rasante, puis gros plan sur le mécanisme, sur le contrepoids, puis ta bande de puisatiers, là tu vois ça serait bien que je les shoote en train de puiser, de curer … » Jean n’est pas dupe mais il joue le jeu. Il gesticule un peu des bras en nous faisant l’historique de la construction. Ses cheveux christiques volent en désordre malgré le bandeau. C’est marrant, quand il marche, il penche moins. Il est tout à ses explications et son corps oublie de claudiquer. Il est tout à ses « comment ils ont fait pour » mais Maddie qui connaît tout ça par cœur :

– On mange dans une heure, la nuit tombe vite. Jean te passe sa piaule. Il te dira le puits plus tard, ça c’est sûr t’inquiète ! On s’arrange comment pour ton chauffeur ?

– Salif va passer la nuit avec des gens qu’il connaît, il est un peu du coin…

– Ah bon… T’es d’où ? Le ton est un peu suspicieux.

– Moi, je suis bagarra.

– Du djebel Moun, misseira?

– Non, je suis tchadien.

– Ah Bon ! OK, parce que les arabes, hein ! Personne n’en veut ici à part … un coup d’œil vers les soldats réguliers ... Pour ta douche, t’as trois litres.

   On entre dans la concession où on a garé le BJ 70 et là un type, un blanc yeux bleus, jeune, fin, en nage, s’occupe de décharger le véhicule « Mais c’est Alpay ! Tu fais quoi ici, t’es plus à Medani ? » Sans saluer, sans répondre, sans sourire, il me tend un étui. M… ! Le flingue ! J’avais totalement oublié, c’est un apport de l’ambass qui aime se la jouer cowboy. Il me l’a transmis dès qu’il a su le détour probable par la Darb el-arbaïn. Je le dis.

– Hıyar, planque ça dans ta chambre, personne ne doit savoir … Hamid a failli le voir, t’es complètement dingue !

– Ca va Alpay ! Ca va, il a pas vu, il a pas vu ! Allez, c’est bon ! intervient Maddie.

– Totalement irresponsable ! C’est pas vrai ! C’est pas possible ! Y se croit où, ce c.. ? Au ball-trap ! maugrée le jeune turc.

– Bon ! On t’attend, trois litres pas plus, Jean tu lui montres ?

– OK ! cowboy, suis-moi ! nazille Jean.

   La piaule ... Lit en fer dont les pieds trempent dans des boites de conserve pleine d’eau. C’est pour noyer les scorpions, seules bestioles je crois à ne pas savoir nager. Quatre ou cinq fossilisés par les soins de Jean sont épinglés au mur.

– Vache ! T’as un noir ? Tu l’as chopé où ?

– L’androctonuss, dans mon tennis gauche, et le jaune, le rodeur mortel dans le droit. Ils adorent ça, les pompes ! Demain matin, oublie pas de les secouer ! Tape fort ! enfin tu sais bien …

   Non je ne savais pas …

  La piaule ... Moustiquaire, petite table, douche arrosoir, miroir rétroviseur, une chaise à habits, carton table de nuit. Le meublé de Jean … Il récupère sa guitare et me laisse. Trois litres après, pas plus, je les rejoins. Alpay est là, redevenu amical.

– A part le plasma, le matos est là, et demain on amènera le tout au centre sauf bien sûr le sang de bourgogne et la confiture. Eh ! merci hein ! Excuse pour tout à l’heure mais on est un peu sur les nerfs, après ce qui s’est passé un rien et c’est le dérapage assuré. Bon mais j’avoue, j’ai brûlé la couverture pour une puce et pour l’ambass, ben ! Je savais pas, je t’ai fait explosé le citrouille sur la tête. Excuse, hein !

– Tu m’as fait quoi ?

– Hi hi ! Alpay parle franco-turc. Il veut dire qu’il en a fait des tonnes et qu’il t’a fait porter le chapeau à tort. En tout cas, il s’excuse …

– Tu rigoles, c’est moi qui m’excuse j’aurais dû y penser, trop con, mais dis, y a du malt liquide travaillé à l’écossaise planqué entre les deux réservoirs, c’est pour vous bien sûr.

– Ouais ! Génial ça fait trois mois qu’on se tape de l’aragui frelaté, ça va faire du bien !

– Avec modération hein, Alpay ! Je te connais, intervient Madeline faussement sévère, et donc légère comme à Khartoum, et lui faussement scandalisé :

– Quoi, qu’est ce que tu sous-entends, moi le musulman, moi le tempérant, mécréante, kefira ! 

   On se retrouve dans leur coin cuisine. Alpay nous sert son mélange aragui anis « presque du raki». Jean y mitonne une galimafrée de chameau et Madeline remue avec application une sauce arachide piment. Je m’étonne de l’absence de personnel. « Tu sais le soir on préfère être ensemble entre nous, tu comprends on peut parler librement et puis souvent on part au pieu direct, enfin bon c’est mieux… »

   C’est de toute évidence leur seul moment de décompression. Je les retrouve tels que je les connais. Les vannes se succèdent. On se traite d’empoisonneuse, on qualifie l’apéro de jus de cafard, on demande si comme d’hab, il faut sortir le burin pour couper la viande …  Je mets la table, c’est ma seule compétence en cuisine, et on s’installe sur des bancs en terre peints à la chaux.

   L’aragui, c’est vraiment sérieux, il en faut trois verres pour y déceler le goût de datte. C’est d’abord un sujet puis un formidable facilitateur de conversation et ces gens qui passent leurs vies à en sauver, ne parlent avec un détachement amusé que de préoccupations pratiques, bisbilles entre ONG, combines diverses, tractations et pots de vins, taxes sur les médocs (les miens y échapperont), bricolage d’une perfusion, fabrication d’attelles… J’ai l’impression d’être avec des violonistes qui ne parleraient que de leurs cordes, de l’acoustique de la salle, du bois de leur instrument, mais jamais de musique.

– Je suis grâce à Mad devenu spécialiste du redressement des seringues.

– Arrête ! s’esclaffe-t-elle

– Que j’arrête tu vas voir ! Avant-hier madame soi-disant appelée pour un accouchement urgent, a oublié les seringues au fond du stérilisateur. Faut dire que le stérilisaaatooor, c’est une casserole d’eau bouillante. Bref quand on s’en est aperçu, c’étaient des seringues à la Dali ...

– Oh ! Ca va et toi quand tu …

– ….

– Et au fait, donne-nous un peu de nouvelles de votre bande d’allumés.

   Je m’exécute, je parle du dernier Hash où les lièvres anglais nous ont amené au cimetière à bateau et là c’est Vlyne qui a dû faire le down down, elle qui n’aime pas la bière. J’enchaîne sur le dernier vainqueur du KGB, sur les soirées, le sport, le club, sur le cycle Fellini du CCF et comment Marc L échappe à la censure …

   Interrogé sur les deux infirmières qui ont « pété les plombs » je les rassure et en profite :

– Et au fait, qu’est-ce qui s’est passé ? Elles n’ont rien pu dire. Ca a dû être chaud non ?

– Chaud, ça c’est le moins qu’on puisse dire. Jean, Alpay et moi, on était à Nyala chez le gouverneur. Elles ont été arrêtées en plein boulot mais attends, plaquées au sol, kalach sur la tempe, poussées à coups de crosse dans leur camion tout ça dans des hurlements sauvages hystériques, tout ça devant les malades… Elles ont pas supporté ce cinéma, faut dire que la formation d’infirmier ça prépare pas à ce genre de situation.

– Mais pourquoi, l’armée s’en prend à vous les ONG ?

– Ah ! Pourquoi ? On empêche juste par notre présence de laisser les djindjawids nettoyer le camp, comprends bien « nettoyer » (doigts en guillemets) ça veut dire massacrer les « rebelles » (redoigts en guillemets) qui s’y trouvent et mettre la population en coupe réglée. On est des témoins gênants, alors dès qu’ils trouvent un prétexte …

– Et là, c’était quoi ?

– Je t’ai déjà dit … non ? Que les jeunes avaient tabassé un djindjawid à mort. Bon, ils en ont profité pour faire le ménage. Camp bouclé, toutes les ONG expulsées. 

– Mais vous, vous avez pas été virés finalement …

– Eh non ! Et c’est grâce à notre agronome national, j’ai nommé Maître Alpay, et grâce au gouverneur, crapule notoire mais lui aussi agronome et intéressé. Ils ont un projet de spiruline figure-toi ! 

– De quoi ?

   Et Alpay d’expliquer que la spiruline est une micro-algue super nutritive et qu’on peut la cultiver localement dans le Bahr el Gazal. Il fait prospection, identifie de futurs associés, prend des contacts … Pots de vin, pourcentages … Et la main d’œuvre ne manquant pas … Pour la boîte un très bon coup…  Je commence à comprendre ce que fait Alpay ici. Bien que prototype du jeune loup avec pour principal critère de réussite l’argent, son dynamisme son énergie le rendent fort sympathique. Je le reverrai en Turquie d’abord, en Belgique ensuite affublé de toutes les marques de cette réussite, BMW, i pad etc … Oui, je crois comprendre mais je me gourre, ou plutôt je ne comprends pas tout. Pour l’heure, il se lève et prend congé, regard complice vers Madeline qui m’explique ou plutôt ne m’explique pas « les affaires ». Jean allume deux photophores puis saisit sa guitare et nous quitte en nous souhaitant la bonne nuit.

   En fait, il n’est pas vraiment tard, mais ici, c’est le soleil qui fait l’heure.

  

Le kwashiorkor

   Nous sortons en terrasse avec à la main, moi un verre d’aragui allongé et elle une bière de ménage … On entend des accords sur la guitare de Jean, des essais de tambours qu’on tend à la flamme, des sons de flûte, tout ça en désordre, les instruments se chamaillent ….

Apparemment, pas que les instruments, ça se chauffe un peu.

– T’inquiète, c’est tous les soirs pareil ! On choisit les morceaux, leur succession, on désigne les chanteurs …

– Ils chantent !!!

– Et ils dansent. Jean dit que c’est peut-être ce qu’il fait de mieux ici… Ah ! Ca va commencer !

   Et en effet, des petits coups sec sur le corps de guitare, installent un silence relatif. Ce qui permet à Jean de présenter de sa voix douce le programme du soir. C’est pas possible ce type que je connaissais timide, discret, nonchalant, maladroit de la raquette, il creuse des puits, il répare, il assure la logistique, et maintenant chef de chœur, pour le coup chef d’orchestre.

   Jean parle, Jean place les musiciens, bruits de pas, bruits d’installation. Maddie murmure

– Il va commencer par la symphonie des dunes. Enfin, c’est moi qui l’appelle comme ça. Prépare-toi au concert du désert … »

   Re petits coups secs, silence complet. Sa main doit se faire impérieuse.

   Et dans ce camp de la misère, dans cette poubelle du monde, à dix mètres d’une gamine qui peut-être meurt, de son corps qui peut-être ne veut plus, dans la poussière latérite, dans la soif, dans la faim, dans la promiscuité qu’on oblige à ces gens d’espace, dans la nuit chaude de la fournaise du jour, dans ce temple de la désolation … La musique, la musique enlevée joyeuse, la musique jaillit…

  Les tambours d’abord seuls. Leur crescendo rapproche le bruit rythmé puis l’éloigne en diminuant l’intensité. Les tambours font ainsi vagues lentes, vagues misère, vagues inexorables. Et quand la misère se retire sans disparaître tout à fait, des solos de rababas, des solos de flûte et leurs notes d’espoir. La vague tambour revient puis s’éloigne sur la pointe des doigts. La lyre du darfur fait alors l’oiseau et nettoie de ses trilles l’air du temps.

   Tiago, l’inconsistant, est scotché. Tiago, le touriste, ferme les yeux et se laisse porter.  La musique lui transforme l’espace et distord le moment. La musique le rend, tant qu’elle dure, amnésique du lieu.

   Fin de la première partie. Trépignement, claquements de doigts …

– Mais dis ! J’y connais rien mais ça ressemble pas beaucoup à la musique arabe on dirait de l’afro beat non ?

– Ch’ais pas, ça vient du sud, mais ils ont des morceaux à eux aussi.

– Et pour les instruments, comment ils font ?

– Tu sais, le Jean il a des mains en or. Ils ont bricolé des flûtes, des lyres, les Tayr el Sayd (oiseaux du Darfur) des rababas, des tambours.

– La vache, ce mec !

Jean s’éclaircit la voix. Deux trois ordres … Bruits de pas, on se replace … Ca repart, se rajoutent les voix. Les instruments se font plus discrets, se font accompagnateurs, les voix de plus en plus en avant … Deuxième arrêt, bruit de rangement, bruit de c’est fini. Je le crois et vais pour me lever mais Maddie, ses yeux fermés :

– Attends Titou, ma préférée ! La leur … Ecoute ! 

   Les instruments se sont tus. Les tambours se sont tus. Seul le silence de la nuit pour habiller le chant. S’élève alors dans l’obscurité étoilée, une plainte rageuse et claire. Quatre notes croissantes portent une phrase féminine ana tabana (je suis fatiguée). La voix monte au ciel, une autre en canon la poursuit, puis une autre continuant la plainte, continuant le cri. Les fusées sonores se succèdent et illuminent le silence. Appels désespérés gagnant le ciel, plaintes perdues dans cette immensité … Et quand le cri retombe, les hommes font respons erna taban (on en a marre), et leurs voix, elles, restent basses, restent en terre, tremblent la terre.

   Dieu que c’est beau !

   Et cela dure rythmé, scandé, fugué. Cela dure dure. Tout y passe :

  Les filles, les femmes :

L’eau pourrie et l’eau boueuse, mais l’eau des yeux des enfants…

La faim, les ventres vides mais les dents blanches des enfants…

 L’ocre la poussière la boue, mais le doré de la peau des enfants…

   Les garçons, les hommes :

Le soleil mais il ne voit pas l’ombre…

Les tueurs mais on n’a pas d’armes …

Les djendjawid mais on aura la vengeance…

  Les voix rebondissent sur les étoiles. Ce cristal sonore éclate à la nuit et la ralentit. Cela dure dure … Trop court. Le silence nous revient, nous ramène. Des rires clairs, des youyous, des claquements de doigts. Je me secoue.

-        Mais c’est pas vrai ! Des filles qui chantent dans cet enfer !

  Je me lève, je veux applaudir, il me faut bouger, je veux voir.

-        Reste-là Titou, faut pas déranger.

-        …

-        Tu sais même les malades entendent …

   Pourquoi elle dit ça ? Et la gamine aussi, elle entend ?  Je la regarde, je ne sais pas si moi,  mais elle c’est sûr, il y a des larmes. Je lui prends la main.

-        Vous êtes incroyables !

-        C’est elles, ce sont eux qui le sont.

   On se tait. Je ne sais ce à quoi elle pense. Pour ma part, ce n’est pas brillant. Je me sens parasite, inutile, inconvenant avec mon fenêtre sur cour, mes ballons, mes maillots alors qu’eux, ils allument la vie, ils l’allument tranquillement, naturellement. Pour moi, une étape d’un voyage presque d’agrément, pour eux un champ de bataille permanent et quotidien. Ils agissent, je m’agite. Ils font des choix, je les évite. Je crois qu’elle sent mon trouble. Elle me secoue la main, de la sienne que j’ai oubliée de lâcher « Si tu allais m’en chercher une et ressers-toi hein ! ». La conversation se fait plus personnelle.  On se raconte un peu enfin surtout elle, les études, MSF Belgique et puis ici leur futur toujours très proche. Elle me parle de Jean.

– Finalement, c’est peut-être lui qui a raison avec sa musique, Il dit que tant que cette saloperie ne les empêchera pas de créer, de chanter, de jouer, tout n’est pas foutu. Tiens au fait, il veut enregistrer ce qu’ils font.

– Ah ! C’est pour ça le magnéto, c’est un UHER, un bon. 

On reparle des deux infirmières :

– C’est vrai qu’ici, faut des gens solides prêts, oui d’accord pas comme moi ... 

– Tu sais Titou, faut comprendre, on n’est jamais prêt à ça. Déjà, le pire est toujours possible, alors on pare au plus pressé, au plus possible. On fait avec ce qu’on a, ou avec ce qu’on espère avoir …

– C’est quoi les maladies les plus répandues, je t’ennuie pas avec mes questions à la con ?

– Mais non Titou … On traite beaucoup de cas de dysenterie. Ici c’est grave avec le manque forcé d’hygiène, le peu d’eau et sa mauvaise qualité, le manque de bois …

– Et tu fais comment ?

– Ben ! Jean a fabriqué un four solaire et avec ça il nous fournit en eau bouillie, qu’il réoxygène en faisant cascade. On les alimente régulièrement et généralement ça suffit.

– Mais ce mec, c’est , bo… l, c’est un géant !

– Ca tu peux le dire, Alpay le traite de tête d’araignée.

– De tête d’araîgnée ?

– Hi Hi, c’est turc, les araignées aiment les vieilles maisons et Jean il aime réparer les vieux truc, téléphones, ordinateurs, radio. Même son four il l’a fait avec de la récup mais tu sais il est aussi herboriste et chimiste.

– Ah bon … ! ?

– Eh oui ! Tu vois y a pas mal de palu alors Alpay et lui sont allés voir les toubibs chinois de la CNPC, la compagnie pétrolière. Ils leur ont filé des feuilles d’armoise et ils en font une tisane et figure-toi ça marche. Alpay en a même planté. Je le soupçonne d’avoir sa petite idée.

– Et le chimiste ?

– Alors là on est scotché, les chinois lui ont donné de l’antimoine, ne me demande pas ce que c’est hein ! Ils lui ont montré comment le préparer. Il en fait une espèce de poudre. Il le mélange à un peu d’aragi, mais ça hein ! La ferme ! Et on utilise ce truc contre la bilharziose.

– Et ça marche ?

– Pas mal, moins bien que l’armoise pour le palu mais ouais ça marche et de toute façon avant qu’on ait du praziquantel …

– Et avec ça, vous traitez combien de cas par jour ?

– Oh ! Je sais pas trop on compte pas !  Disons une cinquantaine, on compte pas tu sais, c’est à la demande, on est obligé de se disperser, alors on se disperse …

– Les urgences du désert, c’est dingue !

– Ca tu l’as dit ! Et on est à l’opposé de l’acharnement thérapeutique. Ici, les soins c’est du luxe et c’est sûr que quand t’arrives de chez nous c’est dur à encaisser. D’ailleurs, on s’était un peu engueulé à ce sujet mais si en plus tu te fais sortir à coup de kalach …

   Un long silence, on écoute la nuit, je pense à la gamine, elle aussi :

– Tu sais Titou, faut que je te dise, la petite, elle est au-delà. Je pense pas qu’elle passera la nuit. Enfin je veux dire, j’en suis sûre … La perf, je regrette pas bien sûr, mais inutile … C’était pour toi ou par acquis de … Elle est au-delà quoi ! Tu comprends …

– M.. ! Comprends pas non, au-delà de quoi ?

– Comment te dire, si je te parle de kwashiorkor, tu vas pas capter bien sûr. Voilà, c’est la faim, elle est au-delà du mur de la faim. A partir de ce mur, le corps se nourrit de lui-même et quand le processus est engagé …

– Tu crois, y a pas une chance ? Même une petite … Dis-moi que si !  M… ! Tant qu’il y a de la vie …

– Y en a si peu de vie dans ce corps, mais bon, un miracle peut-être, mais ici, j’en ai pas encore vu de miracle … 

– …

– Bon dis demain y a école. T’as tout ce qui faut ?

   Bises du soir, je reste un peu. Je ne suis pas très fier….

   Le lendemain, Salif me réveille. Il a les yeux rouges.

– Alors patron, ça va mieux non ?

– Pas vraiment non !

– Pourtant, Ma doctor, elle a …

– Je t’expliquerai, j’arrive.

   Petit dej, fassolia, café pipi de chat, thé, mangue.

   Madeline va faire sa tournée. Non, je ne l’accompagne pas, pas très envie de constater un décès, de commencer la journée avec la mort d’une gamine de quatre ans. Je dis à Salif … la petite … le mur de la faim …

  Normalement c’est l’heure … Pourtant, inconsciemment je crois, on tarde, inconsciemment (ou pas) on attend le retour de Mad. On refait le chargement et on stabilise la place de Rhatim. Il n’en est pas trop besoin puisque l’étape est ultra-courte et que Rhatim n’est pas là, mais … On tarde quoi !   

  Et puis bon, on a rendez-vous, faut partir.

  A la sortie nord du camp, contrôle suspicieux de l’armée très régulière. Salif fait le fourbe, discute, sourit, sort deux vannes, moi bien sûr je ne comprends rien, les français sont monoglottes, c’est bien connu.

  Le pickup MSF nous rejoint. Tiens pas prévu !

  En descend Madeline. Elle s’appuie à ma portière, ses bleus quinquets brillent :

– Juste pour te dire, elle est pas morte !

 

Kobbe

   Vu l’état de Salif, je prends le volantCe n’est pas loin une quinzaine de bornes. Je les avale au rythme « Elle est pas morte ». Note ! Maddie , elle a pas dit qu’elle était vivante mais bon, elle n’est pas morte, c’est déjà ça.  Avant de décoller, le grand a décrété :

– Si elle vit, et elle vivra inchallah ! On l’appellera Hayetla vie 

  Maddie et Jean ont approuvé.

  Gravement …

  En tout cas, maintenant, elle aura un prénom.

  A Nyala, on est attendu, tout ce qui se fait de francophone plus quelques officiels. Rhatim a bien fait les choses et c’est lui qui mène la danse puisque je ne suis là qu’en tant que conseiller. Quelques discours plus loin, sans aucuns bâillements, on envisage le projet. Les gens semblent lointains, poliment concernés. Je m’en tape, je suis content. Tu entends Hayet, je suis content…

  On passe une courte soirée avec la bande de profs qui nous assurent que la piste jusqu’à El Fasher est redevenue praticable mais qu’il y a pas mal de barrages. Il faut compter au moins six heures. L’hôtel est du même standing que celui d’El Obeid, Ah punaises ! Nuit agitée donc et départ vers El Fasher. Quelques check-up, certains sauvages, nous retardent et je m’aperçois que Rhatim et Salif se répartissent les « formalités » suivant qui fait barrage. Quelques photos souvenir souvenir, sur djemel Marah et sur des camions bus surchargés qui nous saluent joyeusement.

  Mais Salif serre les dents quand on croise des méharis enfusillés, des cavaliers en khalach « Les chevaux ce sont des Dongola, y a pas meilleur. » murmure-t-il. 

  Mais le sourire de Khatim s’efface quand on double des pick-up plein de turbans en arme entourés de motos jawa. Leurs pilotes ont le dos barré de fusils d’assaut. Le trafic a bien repris entre Nyala et El Fasher mais il est de toute évidence très militarisé.

  Mon zoom 70 300 m’a permis de prendre discret et de loin des photos de "56-2" (crosses en bois). J’ai aussi en boite un khawad monté sur un pick-up toyot. Sur les conseils du grand, quand je shoote, je planque l’appareil dans une serviette « Rod ballak patron, fais gaffe, je sais c’est important mais fais gaffe ». Khatim est un peu crispé.

  L’accueil à El Fasher est pour le moins succinct. Trois profs nous amènent à l’hôtel et nous quittent. C’est étonnant et mes deux compagnons partent, chacun de leur côté, aux renseignements me laissant avec les cafards de l’hôtel. Je l’ai un peu moi le kefir !

    Les nouvelles qu’ils rapporteront le lendemain matin, attaque de l’aéroport par des rebelles, pénurie généralisée, climat d’insécurité, expliquent en grande partie le manque d’empressement à notre égard, surtout au mien, l’étranger.  On fera donc, en ce qui me concerne service minimum à savoir un entretien avec le directeur de l’éducation, une visite d’école. Je m’ennuie sévère…

    Retour tôt à l’hôtel où on retrouve un Salif excité et fier de lui. Il est apparemment plus qu’un peu du pays puisqu’il a déniché une réserve de carburant de contrebande (et donc plus cher). Si je suis toujours d’accord, et le bandit sait très bien que je le suis, il fera les pleins cette nuit. Ce qui va nous permettre comme prévu si on trouvait du carbu, d’aller faire un tour sur la piste des quarante jours.

   Il m’apprend que si tout va bien, on y rejoindra son frère.

   Rhatim ne viendra pas. Il prétexte d’inspections à faire, en fait il n’aime pas le désert, cette immensité non balisée lui fait peur. Mais qu’on y aille, ça l’arrange, deux trois jours de frais de mission de plus … Le lendemain, nous partons donc sans lui à Kobbe, l’antique capitale du Darfur dont les seuls habitants périodiques sont des archéologues autrichiens avec qui nous comptons passer la soirée. Sauf qu’à notre arrivée, Ahmed le gardien nous apprend que cela fait cinq jours que les rawagas sont partis sous escorte.  Je traîne un peu mais bon ! Y a pas grand chose à voir, surtout quand on est aussi sachant que moi en matière archéologique.

    Salif entre en parole avec le gardien. Je leur demande s’il est encore temps de rejoindre le puits de Sweini, un des points possibles de rencontre avec son frère. Ahmed se récrie dit qu’il est trop tard qu’il ne faut absolument pas rouler de nuit. « Inta aref, ya Salif ! » Oui, Salif sait et il voit bien que le gardien s’ennuie. Celui-ci nous invite à partager les lieux et le repas Edfadal… Techerafna ya sadik, …  Béti betac.

– Patron, il est presque tard. On a crevé deux fois, on n’a plus qu’une roue de secours disponible … Je crois qu’il nous vaut mieux rester. 

– Et ton frère ? 

– Il est passé rapide. On pense qu’il a dû dépasser Sweini, mais il va faire grande étape à l’oasis de la lune, la waha hilal, c’est l’habitude. On le rejoindra là-bas. Avec El Obeid, ça nous fera que deux jours de retard, par rapport à l’ambass je veux dire, ça va non ? …  

   Depuis notre rencontre fortuite au resto indien où il faisait la plonge et un peu le service, Salif ne cesse de m’étonner. Son parfait français, le fait qu’il sache conduire firent que je lui proposais ce poste de garçon de course pas bien payé bien sûr mais plus qu’au resto et c’était provisoire. Il m’appela patron au début pour jouer à l’obséquieux, puis cela s’est cicatrisé, c’est devenu un diminutif. Plus tard exfiltré en Belgique, il aura du mal à supprimer cette habitude langagière, et il ne l’utilise plus maintenant que comme rappel de ce temps-là. Très vite, sa bonne humeur, son humour, sa gentillesse, sa disponibilité, sa tranquille vivacité, firent qu’on devint inséparables, et lui pour moi indispensable. Ses fonctions furent naturellement et rapidement élargies, logistique, traducteur, et même partenaire de jeu. Il s’amusait aussi à améliorer mon arabe de cuisine et me le transcrivait en français. On me le jalousait et je craignais tout en le souhaitant quand même un peu, qu’on me le détournât. Je m’arrangeais donc pour doubler ses émoluments et les compléter par des petits boulots supplémentaires. Mais je crois (je suis sûr) que sa décision de rester a été surtout motivée par des tresses en cascade et des yeux d'amande. Elle officiait pour un vieux couple anglais qui étaient, et c’était pour lui une de mes plus grandes qualités, de mes amis.

    Ce soir-là, on a commencé par faire nos chambres (à air), comprendre : décoller les pneus en roulant sur le bord des roues crevées, les démonter, retirer les épines, allumer des rustines au phosphore, remonter, regonfler à la main, pression réduite puisque demain c’est du sable. Pendant ce temps, Ahmed nous ouvre deux containers aménagés parfaitement propres et rangés. Cela nous changera des hôtels cafards punaises. Puis il nous prépare une décoction de pétales, du carcadé. Il nous explique qu’avant, y a pas longtemps en fait, il avait un champ d’hibiscus plus au nord dans le wadi howar et qu’ils en vivaient lui et sa famille. Les djandjawids lui ont tout pris, chevaux, charrette, outils. Alors il ne peut plus cultiver et de toute façon, il ne pourrait pas amener au marché et de toute façon y a plus de marché.

   Il nous raconte sa première rencontre avec Christoph et Victoria. Totalement désœuvré, il a été intrigué et attiré par le comportement bizarre de rawagas qui ramassaient avec précaution des cailloux sur un monticule. Ils lui ont demandé s’il connaissait d’autres endroits similaires dans le coin. Il a ainsi été d’abord leur source d’info puis ils l’ont officiellement engagé et nous comprenons qu’il a, en fait, plusieurs casquettes, homme de confiance, informateur, gardien, agent d’entretien… Il nous montre fièrement le contrat à l’entête de la SFDAS (Section Française de la Direction des Antiquités du Soudan). On promet d’aller saluer les rawagas de sa part et de les rassurer sur l’état du campement. 

   Son terrain ne produit plus que de ci de là et par habitude. Il propose à Salif d’y faire, le lendemain, cueillette et lui en indique la localisation. Ce fut long puisqu’il leur a fallu trier et mettre leurs repères en commun.

   L’homme à tout faire est aussi cuistot et après avoir dégusté son fasouliya d’haricots blancs agrémenté d’une sauce taghaliya mélangeant gombo et ail pilé, il est qualifié de tabbax el Akbar, roi des cuisiniers.

   La nuit penche puis tombe. Silence … Les idées vagabondent. La gamine me revient.

  Je vois Ahmeh qui n’a plus rien et qui nous l’offre. Je vois Ahmed qui après salutations du soir de ses dents blanches part dans l’obscurité. Je vois Ahmed son hospitalité viscérale, son sourire chaleureux, ses yeux ses mains quand il parle de sa famille. Je pense à Kalma. Je vois Salif, sympa, doux, sûr de lui. Je vois Salif, sa classe, son détachement. Je pense à Kalma, à la gamine. Je vois Rhatim le calme. Je vois son demi et perpétuel sourire. Je vois les soudanais pacifistes sans haine qui aiment tant la parole. Je pense aux djandjawids. Je vois la gamine, je pense à cette foutue guerre. Je sens la nuit le calme la paix, je vois la haine, je vois la gamine. Je vois la misère, toute cette misère.  

   Ca me fout en pétard « Tu sais grand, j’y comprends pas grand chose à ton pays. Je comprends pas grand chose à ces massacres … à cette guerre p…g ! Je comprends pas pourquoi vous êtes toujours en train de vous mettre des piles alors que vous avez de tout. Le Soudan ça doit être le seul pays à avoir un ministre de la paix non ?  De Dieu, d’abord le sud, déjà, je comprends même pas pourquoi. Tu dis quoi toi ? »

  Salif est un peu surpris. Il le connaît son « patron ». Il connaît son insouciance, sa légèreté, son imperméabilité aux choses dérangeantes. Sa réaction à la mort annoncée de la petite fille, il l’avait mise sur une espèce de choc culturel « Nous la mort, on connaît, elle nous accompagne, on l’accepte mais eux non, on dirait qu’ils ont oublié qu’on ne peut pas vivre sans mourir ! ». Cette émotion, il l’avait mise sur le compte de son formatage occidental. Il avait pensé que ça lui passerait vite fait.

  Et puis maintenant, cette question …

  

Les Djandjawids 

   Bon, il va répondre oui ou M… ? C’est quand même pas difficile la vie ! Des amis, une Francès, des soirées, un boulot pas trop prenant, du sport tant qu’on peut, de la musique, de la bière … C’est à la portée de tout le monde. Et au lieu de ça, mais c’est vrai quoi ! Pourquoi ils se chicornent ? Et en plus, il fait toujours beau … Bon ! Il va répondre oui ou …

– Bon, d’abord le sud, tu m’expliques, je t’avertis, j’vais pas te lâcher !

– Le sud, patron tu sais bien. Tu les entends au bureau « On a rien contre les sudistes, du moment qu’ils sont musulmans. » 

– Vache, Salif, les guerres de religion c’est fini ça fait longtemps. Tu vas pas me zigouiller parce que ch’uis pas musulman. Vache ! Faut que je te planque le flingue et puis j’ai vu que tu crachais pas sur l’aragi, au fait il est où ? Et Anelli tu vas l’éviter parce qu’elle est catho. Mécréant !

  Salif se marre en remplissant son verre de thé noir : « Tu rigoles mais t’as raison patron, y a musulman et musulman. Je m’en tape qu’Anelli et toi, vous soyez pas musulmans, du moment que vous croyez en Dieu. El Kitab, le livre, nous rassemble, et la plupart des gens pensent comme ça, Rhatim le premier. Tu comprends c’est pas la religion, c’est ce qu’ils en font et pourquoi, et des deux côtés hein ! »

  Je crois que ce n’est pas le moment de faire part de mon athéisme ou plutôt de ma totale indifférence en matière religieuse. Je continue de l’auticher …

– Bon mais ces gens comme tu dis, c’est vous qui les avez choisis, Nimeyri en premier non ?

– Tu parles « choisis » ! Nimeyri, coup d’état, Bachir coup d’état mais Nimeyri, ça a été le pire. Pour garder le pouvoir, pour se faire bien voir de l’Arabie saoudite et des frères musl soudanais, il a imposé la sharia dans tout le pays, et il a enlevé l’autonomie au sud, d’où la guerre et tout ça pour voler, c’est pas moi qui le dis, pour voler le pétrole et l’eau du sadd.

– Du quoi ?

– Du saad, le Bahr al Jabal, ça veut dire barrière, c’est des marais, le canal de Jonglei t’as entendu parler non ?

– C’était pas une bonne idée, canaliser le Nil blanc, assécher les marais, les rendre fertiles et en même temps, récupérer l’eau pour là où y en a besoin. Ca paraît gagnant gagnant non ?

– Ecoute patron, je sais pas si c’est bien, mais les prédicateurs, y z ont dit que les muslems voulaient leur piquer l’eau, leur piquer la vie. Tu vois quand je te dis, des deux côtés c’est pareil …

– De toute façon, l’ambass m’a dit qu’un accord avec Garang et son SPLA, est imminent et que normalement …

   Il m’interrompt d’un haussement d’épaule : 

– Bon écoute, déjà même si le sud devient autonome voire indépendant il y a trop d’intérêts, pétrole, flotte pour que ça s’arrête. Garang est fragile et tout le monde sait ici que le sud ne tient que sur lui et tout le monde sait qu’il est pas éternel si tu vois ce que je veux dire… Mais ça c’est le sud, c’est pas chez moi … »

  Salif se lève, s’étire regarde la lune. Et ho ! Ca m’intéresse ce qu’il dit. Et puis je n’ai pas sommeil. Et puis j’ai rien à faire. Il va pas aller au pieu si vite. Je réalimente le feu, remue le thé, vais chercher l’aragi. Je nous sers. Le grand va prendre deux couvertures et se rassoit. Je le relance :

– Chez toi, au Darfur tu veux dire. Ben, c’est pas mieux non ? Pourquoi vous vous chicornez, y a même pas de pétrole …

– Détrompe-toi, y a du pétrole et du gaz et c’est même les chinois qui ont les concessions mais t’as raison c’est pas là le muskela. Le problème, c’est que les états du nord piquent toutes les ressources et partagent pas le gâteau. Et donc, les jeunes surtout les jeunes mais pas qu’eux, se rebellent. L’Armée de libération, c’est eux. Et ils sont très liés au SPLA de Garang. Et ça, c’est sûr, ça leur fout la trouille au gens de Khartoum cette association de nous les Noirs de l’Ouest et du Sud négro, du sud un jour indépendant, du sud pétrolier et donc riche …

– Noir, négro, y a pas un peu de racisme là-dedans, et toi t’es quoi là-dedans ? Oh ! Salif excuse !

  Oui, « excuse-moi », parce que je le sens un peu tendu un peu vexé, un peu déçu par ma légèreté alors que ce doit être la première fois que je l’entends parler si sérieusement. Et en plus, bougre d’idiot, c’est toi qui as commencé. Je le sers.

– Je veux dire comme t’es d’ici, t’es pour, t’es contre les rebelles enfin t’es pas obligé de répondre et puis tu sais bien moi, chuis daltonien. Blanc, noir, jaune, rouge tu sais bien, je m’en tape complet. 

   Il hoche légèrement la tête, boit une gorgée, écoute la nuit.

– Oui, je sais … Mais ici, on est tous le nègre de quelqu’un … Et pour les djanjawids on est des esclaves des Abids, et nos femmes, des servantes des Khadimats.

– C’est quoi, en fait les djandjawids, je sais c’est des salopards des voleurs, des tueurs, des violeurs des … mais ils viennent d’où, enfin qu’est-ce qui les motive, pourquoi y font ça ?

– Bon patron, faut que tu comprennes qu’ici, t’es dans la maison des furs, le Dar fur … Et les furs sont généralement sédentaires cultivateurs et proprio. Mais il y a aussi des nomades, des éleveurs et eux se disent arabes.

– Arabes ? Ils sont arabes ?

– Pas plus que moi, mais ils s’inventent un ancêtre arabe, s’inventent une lignée. Pas tous hein ! mais la plupart font ça. Ils se déclarent nomades et donc forcément supérieurs et tu sais que depuis Habyl et Gabyl …

– Abel et Caïn, mais dis à l’occurrence, c’est pas l’agriculteur qui tue le nomade ?

  Mais vache Titou, laisse-le parler. Arrête de ramener ta petite science…

– Ecoute, je veux dire, ça peut s’arranger ces choses là, non ? Ch’ais pas moi, faire des accords, se partager la flotte …

– Et c’est ce qui se faisait jusqu’à la grande sécheresse. Mais même maintenant, ça se négocierait, si y avait pas les djandjawid justement. 

– Ah nous y voilà, alors ces salopards ?

– Les cavaliers du diable, ou les diables à cheval ? Eux s’appellent des fursans, c’est des milices payées et armées, en secret mais tout le monde le sait, par le gouvernement.

– Des supplétifs, comme dit l’ambass.

– Je sais pas mais si ça veut dire des supplémentaires, je peux te dire que non. C’est eux qui font le travail.  Et en plus, le gouvernement les laisse se payer sur la bête, sur nous quoi ! Au début c’était des misseira du djebel Moun, mais maintenant y a de tout. N’importe qui veut se faire de l’argent facile, tu te joins à une bande. Mais je t’en ai montrés. Ils rôdent autour du camp. Des charognards …

– Mais, quand y aura plus de villages, y aura plus rien à voler, plus rien à vendre ?

– Restera toujours les gens.

– Quoi ! Tu veux pas dire …

– Si Francis, des Abid, des Khadimat …

  Ses dernières paroles dans un murmure sec triste, je le devine plus que concerné, plus que sachant. Il se ferme. On écoute le silence, la nuit, le froid, le ciel blanc d’étoiles …

  Salif alimente le feu, le fixe. Dans sa tête ça a l’air de remuer. Deux trois coups d’œil à ma personne, comme s’il me découvrait, comme s’il me jaugeait. Un regard plus appuyé. Regrette-t-il de s’être un peu laisser aller ? Accroupi genoux aux épaules, immobile, il refixe les flammes, il n’est plus là.

– Dis Salif ?

– Oui, patron ?

– Non, rien, excuse …

Moment suspendu, dans le feu m’apparaît la flamme légère de la gamine, ses yeux vides. Et pourtant, plus fort que tout… 

Et pourtant l’espérance.

 

 

 T’es pas bon à marier !

   Le lendemain, boussole plein est, la piste devient extrêmement large tellement large qu’elle en perd ses bords et dans cette immensité sans limites et pour moi étale, Salif ne regarde jamais la carte ni la boussole ou alors avec un petite mimique presque méprisante.

– Tu vois la frise orange là-bas ?

– Ouais, ouais, peut-être ...

– C’est le Wadi Howar, l’ancien Nil jaune.

– Le Nil jaune ?

– Ouais les frères disaient qu’il y a 7 à 8000 ans, le désert c’était pas le désert et qu’il était traversé par un affluent du Nil.

   Il n’en finit pas de m’espanter. Il ne m’avait jamais parlé de sa connaissance du terrain, de son expérience évidente de nomade.

– Mais vache comment tu fais pour te repérer ?

– Mais patron, avec l’épaule.

– Avec l’épaule ? T’as une boussole dans l’épaule ?

– Non, mais elle fait de l’ombre et l’ombre me montre. Bien sûr, en roulant je fais avec celle de la voiture …

– Bien sûr, mais bien sûr, c’est évident. Bon je range tout ça et me fie à ton épaule, tu descends dans le wadi ?

– Ouais, pour le moment y a pas danger mais à la saison des pluies qui d’ailleurs va pas tarder, ce truc complètement sec maintenant, ça peut te rouler des montagnes de moya (de boue) que je te dis pas.

– Il pleut beaucoup ?

– Ici, non pas vraiment mais sur le Djebel Marra si, et la flotte suit les wadis… Le champ d’Ahmed doit pas être très loin.

– C’est quoi, cette bouteille de Périer ?

– Ah ça, c’est un baobab chacal, père François l’appelait la rose du désert. Joba faisait des médocs avec sa sève. Voilà le champ d’Ahmed. Dis patron, y a de tout par ici, Y a pas que des hibiscus, on a le temps, on va faire les chasseurs cueilleurs comme ils disaient ...

   On range la voiture sous le parasol d’un acacia, l’arbre du désert. Il est un peu déplumé puisque les chameaux lui ont boulotté les feuilles faisant perdre à son ombre de son efficacité, mais bon c’est mieux que pas … « Et tu sais, c’est vraiment l’arbre du désert, l’arbre à tout faire, les vaches bouffent ses fruits haricots, on se chauffe avec les branches tombées et t’as vu le chadouf… »

   D’abord les hibiscus. Salif en cueille des pétales rouges et roses pour le carcadé du soir, et coupe deux ou trois plants pour un éventuel bongo. Il désigne un arbuste.

– Nous, on dit un toumfafia, les frères disaient turjât ou pommier de sodome. Achta en mélangeait les fruits séchés avec du beurre, ça soigne la teigne et les problèmes de peau.

– Mais dis, les fruits, ça te fait penser à rien ?

– Hi ! hi ! les blancs l’appellent le roustonnier. Ongour disait qu’il était trace d’ancien campement, je vais voir s’il y a du miel …

Fatche ! Je viens de planter ma chaussure à un drôle de truc qui rampe plein d’aiguilles.

– C’est quoi, cette vacherie ?

– Euh! ça, croix de malte enfin en français, ça peut crever un pneu tu sais ! Um Hassan disait en riant le fruit pour faire des enfants et qu’on comprendrait plus tard. 

   Salif ramasse des orobanches, ça ressemble à des asperges. Je flanque un coup de pied dans une coloquinte.

– On peut en prendre pour les graines, je les ferai griller, c’est bon. Pour quand le ventre bloquait, Joba faisait sécher la pulpe… 

   Le grand se gratte la tête et murmure « Joba ou ummi, je sais plus … » et plus fort « En tout cas je peux te dire ça débloque. »  puis se met à fouiller de son bâton le pied d’un arbuste.

– Hé, tu fais le klebs ?

– Hi, Hi ! Ca, espèce de rawaga ignare, ça c’est l’arbre à dent, un arak.

   Il déterre une racine qu’il fera bouillir pour faire des meswak, des tiges brosse à dents 

– C’est bien mieux que vos dentifrices. Um Halima avait une bassine exprès pour ça. 

  On rassemble notre récolte et on la range à l’arrière, on charge sur le toit des branches d’acacia (je suppose) charriées à la dernière crue. Et en remontant :

– Achta, Um Hassan, Um Halime, Joba, c’est qui tous ces gens ? Tes vieux ? 

– Ma grand-mère, ma mère c’est leurs noms. Enfin c’était …

   C’est la première fois qu’à part son frère, il fait allusion à sa famille. Le grand s’est fait lointain, il ne dira plus rien jusqu’à Sweini. En revanche, j’ai droit à des coups d’œil appuyés suivis de froncements de sourcil. Et moi, toujours cette impression d’être jaugé, soupesé, jugé ?

   Le puits est à sec, ce qui explique peut-être qu’on est seuls. On s’installe, on fait nos chambres, on fait du feu. Salif prépare le carcadé et rate complètement le bongo d’hibiscus « Pauvre Anelli ! T’es pas encore bon à marier » Mais Ahmed nous a donné dans une tinette assez de fasouliya à la taghaliya pour nourrir quinze personnes (j’exagère). Donc repas silence puis on sort l’aragi d’Alpay qu’on mélange pour voir au carcadé.

   Depuis Sweini, le grand est un peu bizarre, comme préoccupé, comme indécis …

– Ca va Salif, un problème ?

–…

– Bon d’accord, j’ai rien dit, t’es bon à marier … Et (main ostentatoire sur le cœur) je jure ! Pour le bongo, je dirai pas à Anelli. 

  Il sourit mais en retard. Il met les deux mains en prière sur son verre et fixe le mélange rose carcadé aragui. Qu’est-ce qu’il a ? On dirait qu’il hésite à dire, ou qu’il se prépare … Il inspire fortement puis :

– Ce que je vais te dire patron, j’l’ai jamais dit.

– Oui, Salif ? moi étonné (c’est pas nos habitudes) de cette précaution oratoire.

– Alors, faudra pas … C’est vraiment perso …

– Oh ! T’es pas obligé, ça peut attendre non ? 

– Non Francis, ce soir faut que ça sorte, tu comprends, c’est perso, mais faut que ça sorte.

– Ecoute grand, ana uqsim je te jure. Wallah al Adhim. Je jure, je te jure… T’inquiète … Ca restera entre nous. Wallah al Adhim !

  Mais vache qu’est-ce qu’il a, mon Salif ? Il me regarde pensif comme s’il regrettait déjà, comme s’il hésitait encore. Ses yeux vont au loin. Il se lance. « Je suis né à Mayba. Il y a 22 ans.  J’étais le troisième … Ma mère, Achta … »

  Premier arrêt. Première absence, premier balancement de tête …

  Fatche ! 22 ans comme moi ! Je savais pas, je m’étais jamais demandé. On est de la classe comme dit l'ambass ! Je le dis. Ca meuble son silence. Le même âge peut-être mais pas la même histoire et la sienne a du mal à sortir.

  Et tout du long du récit, sa parole restera sourde, intérieure. Sa parole saccadée s’échappera comme d’une blessure qui s’ouvre.

  Et tout le long du récit le ruisseau de sa voix, contrarié de ses souvenirs, butera sur ces rochers hachant d’autant le désordre de son débit.

 

L’encre du savant

   Il raconte sa vie. Il se la raconte plus qu’il ne me la raconte. Il parle de son enfance à Mayba.

   Il dit Ongour, son père, son abouna. Il dit Achta sa mère, son ummi …

  Ongour Hassan, l’homme que tous appelaient l’umuntu, le grand humain, son père nomade sédentarisé à la suite d’une chute de chameau, son père, marabout révéré, visité, redouté. Ongour Hassan qui avait assez de vaches pour doter somptueusement ses deux filles et qui en était fier. Son père qui disait que sa femme Achta lui était une offrande de Dieu. 

  Achta, Um Halimasa mère bruissant la cour avant l’aube, saluant de sa voix claire tous les voisins, sa mère au marché des femmes, Achta pliée pilant le grain, sa mère droite, fardeau sur sa tête, Um Halima et ses soudains éclats de rire, sa mère décortiquant les arachides, tournant la boule, ses regards qui t’enveloppent tant que tu ne peux pas mentir, sa voix qui roulait comme …. T’as déjà vu un wadi en eau non ? Voilà sa voix elle roulait comme ça, comme un wadi en eau ... Sa voix si claire, si chaude que tu peux pas désobéir.

  Il dit Joba, sa grand-mère, sa Jida adorée, Joba, Um-Hassan, ses yeux brillants clairs, sa bague dans le nez, ses cheveux blancs, sa grand-mère qui, pourtant malade, avait catégoriquement refusé de s’installer dans la maison et qui habitait, en nomade qu’elle était, dans une tente faite de longs bâtons et de nattes. Joba qu’ils adoraient rejoindre pour écouter ses histoires plus ou moins vraies tout en se tapant du yaourt rafraîchi. Grand-mère qui affirmait que c’était à cause de Menèce, l’idole de la famille, qu’ils étaient devenus nomades. « Elle parlait comme ça ma jiba, » et de la bouche du grand sort une voix fluette un peu éraillée « Oui, les walad, en ce grand temps-là une terrible marad endormait les hommes un après l’autre jusqu’à la mort. Alors interrogé par un marabout, Menèce avait décrété la maison maudite. Et quand une maison est maudite il faut la quitter forcément. Alors tous se lavèrent, se rasèrent la tête et partirent nus. Et voilà, mes petits, comme on devient nomade à voyager avec le bétail pendant la saison pluvieuse. »

  Salif quitte la voix de sa Jida « Et nous, on la croyait, ça nous faisait plaisir de la croire. Et nous, on la noyait de questions, toujours les mêmes et on avait toujours les mêmes réponses : un litre le matin et un le soir … Faut pas dire combien de vaches ça porte malheur …  des chameaux en nombre infini, ils sont près de Mongo … oui ils vont venir … Oui Abdallah, tu pourras maquiller un cheval … »

  Salif se tait mais pas dans sa tête, ça se voit. Je le sers et le prie dans la mienne « Vache Grand, t’arrête pas ! Ca m’intéresse si tu savais comme ! » Ce qui m’apparaît le plus à ce moment, ce qui m’arrive, ce sont les contradictions du personnage. Ce qui m’intrigue le plus par exemple et c’est complètement idiot, c’est comment ce gamin du bush, du désert a acquis cette maîtrise parfaite du français. Ca paraît peu compatible avec l’apprentissage du désert, apprentissage qu’il a de toute évidence terminé depuis longtemps.

  Le grand se tait et à ce moment du récit, je ne comprends pas, je ne peux pas, pourquoi cela semble si dur à sortir, son histoire. Alors, voulant l’aider « Ta grand-mère, elle était malade de quoi ? »

  Il sourit et me sort de la même voix douce un peu aiguë, celle de sa grand-mère « Comment j’ai attrapé la lèpre ?  C’est en mangeant des poissons d'Am-Timan. Je ne savais pas que c’était du poisson, je ne savais pas qu’il venait d’Am-Timan, le lieu maudit. En tout cas, c’est pour ça que je suis ici. Mon fils, votre père, m’a amené chez les sorciers blancs. » 

  Et il continue en alternant voix grand-mère, voix Salif. Sa Jiba qui les menaçait, puisqu’elle se sentait mieux, de repartir s’ils continuaient à tenter d’éviter les leçons de lecture.  Joba qui leur permettait de participer aux courses de chameaux et de chevaux quand le clan faisait étape en saison sèche. Et tu sais, elle en était fière « Chouf mes petits fils, comme ils sont beaux et forts, chouf ce sont des princes, des amirs ! »  Joba qui racontait toutes les versions de l’histoire de Baradine, ce marchand de mil qui avait demandé au marabout d'empêcher la pluie et pour cela avait dû sacrifier un chien noir. Pendant la famine qui forcément suivit, Baradine, le fou de fellouz, vendit son mil au verre et devint ainsi très très riche… Mais bien sûr, Dieu l’a puni.   Grand mère qui avait tant et tant d’histoires dans la tête … Jida Joba, ma jida. 

  Salif raconte de sa voix monocorde. Il raconte ses frères et sœurs. Sa petite Amina qui avait exigé qu’il lui tienne la main pendant qu’on lui perçait les oreilles aux trois endroits traditionnels et aussi le nez. Il raconte Hissein le petit frère qui voulait tout faire comme les grands. Il raconte Halima qui refusait, elle pourtant, je te jure, la plus belle fille du désert. Oui, elle, la plus belle je te jure, elle refusait d’être grande. Halima qui préférait participer à leurs jeux de garçons plutôt que de se préparer à être femme. Il raconte leurs chasses dans le wadi howar, les batailles de bâton nubien contre Karnoi, village soudanais de l’autre côté du Wadi, leurs parties de sidje, « Je te montrerai, faut trente trous dans le sable et des cailloux parce que le mancala c’est pour les vieux. »

  Il dit les soirées sous l’arbre à palabre …

  C’est là qu’avait été décidé après un travail de sape de Atcha et de Joba sur Ongour, d’envoyer les enfants à l’école, même les filles hein ! L’école la plus proche était à Berdora et son maître Edo Zrapper était un frère d’Atcha. Au-dessus de l’entrée, il y avait peint cette formule « L'encre du savant est aussi précieuse que le sang du martyr. » C’est d’Averroès et on ne doit pas écorner les paroles d’un sage. Pourtant Edo avait un jour effacé « aussi » et l’avait remplacé par « plus » et leur avait fait une grande leçon « Les enfants (yeux terribles) sachez que (baguette levée) chercher la connaissance est une obligation pour les musulmans et les musulmanes (silence, regard circulaire sentencieux)… Le martyre, c'est le seul moyen de devenir célèbre quand on n'a pas de talent quand on a rien dans la tête, quand on est un minable, quand on est rien ! Alors, l'encre du savant est PLUS, vous m’entendez, PLUS précieuse que le sang du martyr.»  

  Edo les hébergeait et surveillait leurs études très très sévèrement.

  Et ils ont failli réussir …

  Salif raconte. Il raconte son adolescence :

– Et on a grandi, patron, on a grandi. Abdallah et moi, on a été sélectionnés pour aller chez les jésuites à Sahr dans le sud. Eddo Zrapper en était fier, tu sais l’encre du savant, mais nous, on voulait pas. Trois nuits sous l’arbre à palabre plus tard, ils ont décidé que l’aîné resterait au village et que moi seul irais au collège Charles Lwanga. (Ah ! c’est pour ça son français nickel). J’aimais bien les études, j’aimais bien les pères mais tu penses bien, le village la famille me manquaient et pendant les trois ans qui suivirent la vraie vie pour moi, c’était les vacances … 

  Nouvel arrêt, un peu plus long…

– On a pas bien réalisé que la situation se détériorait vitesse grand V. Les grands, Oungur, Ummi, les sages savaient, mais ça n’était pas pour nous, ils nous gardaient dehors de ces problèmes. Tu sais dans nos villages, tout ce qu’on demande aux enfants, c’est de grandir. Bien sûr, Abdallah savait … 

  La parole se tend.

– Oui Abdallah savait mais quand j’arrivais on était repris par l’enfance. Après échange des derniers secrets, on repartait dans nos jeux dans nos défis, dans nos courses. On était insouciants, tu comprends, rien ne pouvait nous arriver …

 

Un jour … 

   Et là, dans le crépuscule violet, Salif va devenir ce type que je ne laisserai jamais tomber, qu’on ne laissera jamais tomber, va devenir mon ami, mon frère, mon frère … Va devenir ce type qu’on exfiltrera même si pas vraiment vengé

   Le silence de la nuit, le silence lourd, les étoiles, le feu… Sa voix revient encore plus sourde. Ses souvenirs l’habitent. Ils sont en surface et nul n’est le besoin de rappeler. Je me fais absent, immobile tant sa parole semble fragile. Il dit les images, mécanique, il dit les images comme elles émergent. Il ne parle pas. Ce sont ses souvenirs qui s’échappent. Ils ont besoin d’air et sortent en un murmure froissé. Le discours jusqu’alors seulement décousu, seulement en désordre, devient sporadique, haché comme arraché par petits bouts …

– C’est le matin, un jour comme les autres … Dans l’air encore minéral, d’abord au loin, du ciel, une sirène aigüe,  une stridente aigüe qui arrive … puis un bruit de flap flap, ça se rapproche … des hélicos … les hélicos de l’aube … y en a deux … deux hélicos, presque stationnaires. Deux hélicos lents systématiques…  C’est pour nous mais on comprend pas... Et puis ça bombarde en cercle, méthodique… Les bombes, c’est des incendiaires …  Le bruit, le feu … les hommes avec leurs fusils inutiles... On court, on court, on appelle, on crie … Tout brûle, toutes les maisons … toutes les cases, toutes les tentes … tout brûle … 

   Sa voix devient sourde encore plus sourde …

– Amina … Amina brûle, je peux pas l’éteindre … je peux pas l’éteindre tu comprends, Amina brûle, tu comprends … Je peux pas l’éteindre … Je la noie de sable, mais je peux pas l’éteindre … Tu comprends … Amina est morte … asphyxiée … brûlée … J’ai pas pu … 

   Il respire, essoufflé, à petit coup rapide. Il a mal mais sans geste. Il est tout en dedans. Je ne sais ce qui m’habite le plus, la compassion, la colère, l’incrédulité… Dans ma tête, roulent des papillons noirs. Salif poursuit le cauchemar, me replonge dans cette folie dans cette barbarie d’un autre temps, que je croyais d’un autre temps.

– En haut de la dune, deux camions plein de militaires. Ils regardent.  Thcop tchop, … les hélicos partent… Partout des morts, du sang … restent les cris, les gémissements, les plaintes, les imprécations… Les hommes en fusils, en dagues, en couteaux, autour d’Ongour… Joba, grand-mère, ses yeux hallucinés presque dehors. Elle crie, elle maudit, elle crache du sang en criant … Elle brûle mais on l’éteint. Elle crie … 

  Salif se tait, sa tête pend à l’avant. Ses mains derrière la nuque. Je sais qu’il ne va pas s’arrêter. Il parle de son ventre, il parle de son dedans … J’écoute horrifié.

– Et puis … on aperçoit et on se montre. Autour du village, des chevaux, des chameaux de course, des motos … et dessus des vociférants, des hurlants, les djandjawids… Armés, criant, vociférant, criant des insultes... On a pas peur, non pas peur mais on comprend pas. Là-haut, un cri commande le silence … puis un deuxième cri …

  Nouvel arrêt, Salif tout pierre, mais le récit le pousse …

– Et c’est l’attaque … Ils veulent le puits…  Ils veulent effacer le village et s’approprier le puits…  Les hommes d’abord abattus … Halima assommée et couchée au travers d’un chameau … Joba la crieuse brûlée, ma grand-mère, Joba égorgée… On voit tout, tu comprends, on est cachés… Ummi nous a cachés … Abouna, mon père, lance son cri d’attaque… Ongour se rue avec sa dague Beja… Ongour Hassan le sage, notre abouna le sage, le pacifique … fou en rage… C’est ma dernière image de lui tu comprends, mon père fou de rage …  mon père fauché, découpé, troué partout le corps, troué d’un rire saccadé de kalach … Achta nous ordonne de fuir… nous supplie de fuir…  Achta, ma mère, se jette pour cacher notre fuite, notre course, notre abandon ... Ma mère éclatée ouverte jusqu’à la tête, la dernière image de ma mère … Ummi ouverte … On lui obéit…  On l’abandonne … On lui a obéi, ce sera la dernière fois … la dernière … On court, on court vers le Sud vers le Wadi howar … On y a nos cachettes, on y a nos trésors… On y reste jusqu’à la nuit … 

  Salif a plaqué ses bras en tympan, yeux fixes, lèvres arrêtées. Je crois qu’il a craché le plus dur, je ne vois pas ce qui pourrait l’être plus. Les papillons dans ma tête volent de plus en plus noirs. Je ne veux pas qu’il s’arrête. Il ne faut pas qu’il s’arrête. Je lui tapote la main avec un verre de carcadé brûlant. « Continue grand, je t’en prie ! ». Il me regarde, j’ai l’impression qu’il me traverse, qu’il ne me voit pas. Il me traverse de son regard comme endormi, de son regard vague, drogué. J’insiste doucement. Il prend une gorgée et repart en souvenirs.

– Abdallah a décidé. On doit rejoindre Aamm Hassan le frère aîné d'Ongour. On n'a pas le choix, maintenant c'est Hassan le chef de la famille, tu comprends.... Il est au grand marché d’Hagize dans le sud. On sait qu’il prépare une debuka, une caravane. On n’a plus que lui…  On attend la nuit… Hissein pleure, Hissein crie qu’il les tuera tous. Je le prends dans mes bras, Abdallah le raisonne, le calme … Enfin il essaie « Je te jure Hissein, qu’on les tuera tous, je jure sur le coran» qu’il lui dit. Hissein se calme, il n'a plus de larmes… Je prépare une partie de sidje, c’est machinal tu comprends, c’est par habitude quand il était pas content on faisait une partie … Mais Hissein n’a plus de rire non plus. Hissein ne joue pas, ne veut pas. Il dit qu'il ne jouera jamais plus. Hissein se couche. On croit qu’il dort mais ses grands yeux sont bien ouverts… Il tremble. 

  Salif se fait un peu d’absence, vide son carcadé et soupire …

– Dans nos trésors, il y a nos arcs, nos flèches, nos lance-pierres. Il y a une outre, cadeau de Joba. Abdalla a sa dague Beja, cadeau d’Abouna. Je prends le couteau et l’aiguise dans le sable. Abdallah est le chef, il est déjà allé à Hagize avec Aamm Hassan. Il y est allé mais en camion pas à pied tu comprends… Aamm Hassan lui a quand même appris à se diriger avec les étoiles et la lune. Il connaît le chemin de Venus la marcheuse de la nuit, il sait où dorment la chamelle et son petit, la Grande et la Petite ourse… Abdallah décide. Abdallah commande. On va marcher la nuit. On s’arrêtera quand la marcheuse de la nuit nous montrera l’heure de la traite. S’il n’y a pas d’arbre, on fera la tente avec les deux nattes … À la nuit on part et on fera ainsi pendant quinze jours. 

   Le grand se déplie, se lève, s’étire et s’adresse au croissant de lune.

– Au début Hissein suivait bien. Le matin, on chassait à la fronde les serpents et les lézards endormis sur les pierres pas encore trop chaudes pour leurs ventres… Mais quand même, je me rappelle, on a eu deux fois de la chance. On a enfumé un lapin dans son terrier et paf ! Un coup de bâton. Un autre jour, Abdallah a chopé deux perdrix, des alhjl qui marchaient comme des idiotes. Moi, j’ai loupé. Pour la bouffe, tu vois on s’est débrouillé…  Pour la bouffe ça a été, ouais ça a été, mais c’est l’eau qu’a fait problème… C’est l’eau qui a tué Hissein. On pouvait pas la bouillir… D’abord, il a eu mal au ventre. Et il avait toujours soif. Plus il buvait plus il avait mal. Et puis il n’a plus pu marcher. On a fait un brancard… C’était la dysenterie. Y avait pas de Ma doctor … Y avait que nous  … Alors il est mort deux jours avant Hagize … Alors on a frotté son corps avec du sable … On a lavé sa djellaba avec du sable… On l’a enveloppé avec sa djellaba …  On a creusé un peu. Ca lui a fait un lit creux … On l’a couché … Abdallah a parlé. Il lui a dit qu'on gardait sa vengeance puis il a dit les prières, il a inventé je crois … Alors on l’a recouvert de sable puis de pierres. Il pourra pas les tuer tous… Abdallah a redit les prières. Mais tu sais nous le coran , je suis sûr … Il a inventé…

   Salif reprend place assise. Puis, bras droit plié, armé de son poing, poing serré pointant la lune : 

« Un jour tu verras, un jour … »

 

La piste des 40 jours 

   Salif arrête sa parole mécanique. Je le distingue à peine à la lueur du feu, assez cependant pour voir ses yeux fixes et qui luisent. Mon Grand, je ne l’avais jamais vu triste ni colère, là j’ai les deux. Tristesse géante, au delà du désespoir, colère majuscule au delà de la rage. Je mets une dernière branche. On ne peut pas partir dormir dans cette désespérance. Mes papillons noirs lui frappent l’épaule. « Il te faut continuer le voyage Grand, c’était comment Hagize ? » Il se secoue, croise ses bras derrière son cou et après un grand temps …

– Tu verrais, Francis, plein les yeux, des centaines de chameaux entravés qui marchent à cloche pied, des tas de types en djellaba blanche, turban en tête, bâton en main… On a eu aucun mal à retrouver Aamm Hassan tant il est connu, son surnom c’est el Awas, le brave. C’est un colosse indestructible mais quand on lui a raconté, il s’est totalement écroulé puis ça a été la colère. Il a convoqué ses amis son équipe et ils ont fait le tour du camp en criant Itar, antikam, vengeance ! Nous, on a suivi … Quand on est rentré sous la tente, il était plus calme mais tout autant décidé. L’iman est venu et on a prié. Ca nous a fait du bien...Tard le soir on a parlé. Tu t’es enfui, Abdallah ! lui a dit Aamm Hassan. Mon frère s’est levé comme piqué par un scorpion, son xanzar à la main Je voulais me battre mais ummi nous a obligé à partir …   Et là je te jure sous l’insulte, enfin sous ce qu’il prenait pour une insulte, il était prêt à tout ... Et elle a bien fait a dit El Awas en apaisant légèrement de la main avec un drôle de sourire et sur un drôle de ton … Comme ça j’ai gagné deux garçons… 

   Salif boit une gorgée. Il fixe le feu puis reparle à la lune à qui il manque un gros morceau. Le débit se fait moins haché.

– Son équipe est dehors, en attente des instructions qui forcément vont venir, tous prêts à faire tout ce que Aamm dira. Il y a là Fares le cavalier, Fahd le guépard, Houari le courageux, Jounaidi le combattant, Salah le loyal, tous unis à El Awas par des liens de fidélité que tu peux pas comprendre. Ils sont là depuis longtemps, mais nous, tu sais, le temps… Ils sont là depuis longtemps, tous en silence. Il les convoque dans la tente. C’est très rare. Les ordres sont clairs. Pendant les cinq jours qui suivent, Fares et Fahd devront nous entraîner ou plutôt nous perfectionner, maniement du fusil, monte des chevaux et des chameaux, soigner et rassembler les bêtes. Houari et Jounaidi descendront sur Juba avec la toyot pour ramener des Kalach et des fusils. Salah ira recruter dans les familles amies. Lui complétera la debuka, il n’y manquait qu’une dizaine de bêtes... Je crois que dès le lendemain, il a informé la SLA, l’armée de libération du Soudan, de ses intentions. Ami d’Abdul Xahid el Nour, il n’avait jamais voulu participer activement au mouvement, mais tout le monde savait qu’il les avait aidés en argent ...  Tu comprends, ce qu’il n’aimait surtout pas c’était la discipline de la SLA et lui les ordres, c’est lui qui les donnait, alors en recevoir. Mais là, il était décidé… Je ne l’ai jamais revu mais je sais qu’il est vivant et qu’il nous venge...  Ce soir-là, Fares est resté quelque temps avec El Awas … Voilà comment on est parti, Fares comme rhabir (chef spécialiste), Fahd, moi et Abdallah comme chameliers. On a pris la piste des quarante jours. C’était ma première. Malgré tout j’étais fier, tu sais c’est pas rien de s’occuper d’une caravane… Faut avoir la confiance et la confiance d’el Awas c’est quelque chose… Mais, tu vois, je crois surtout qu’il pensait que la debuka nous aiderait à, non pas oublier, ça c’est pas possible mais à faire avec, à faire avec tous ces morts... A faire avec la vengeance dans nos têtes... mais ça aussi on peut pas oublier. 

   Ca va mieux. Salif revit l’aventure, sa voix est moins monocorde. Comme il fait silence en regardant la marcheuse de nuit.

– Dur, la piste, il faut vraiment 40 jours ?

– Plus ou moins, ça dépend si on arrive à Wadi Halfa ou à Daraw en Egypte. Mais oui, c’est dur. Surtout nous au début, on en faisait trop et pas trop bien. Physique, ouais c’est dur, c’est quarante à cinquante kilomètres par jour, à pied hein ! On monte que s’il y a attaque et on n’avait que cinq chameaux de selle et cette fois pas de chevaux. Et puis, il faut s’occuper du troupeau, vingt-cinq bêtes par homme, vérifier les longes en permanence, soigner les plaies, guider. Cette fois-là, on n’en a perdu que trois, c’est bien. Il fallait ramasser le bois, préparer l’assida. A chaque oubli, Fares n’arrêtait pas de nous servir le proverbe Fais confiance en Allah mais attache ton chameau d’abord.

– Tu dis ? Ca veut dire quoi ?

– Ca veut dire, en gros, fais tout ce que tu dois faire, fais tout ce que tu peux, avant de t’en remettre à Allah. Fares nous racontait tous les soirs l’histoire d’où la formule est tirée, et bien sûr avec des tas de variantes. Tu veux savoir ?

– Bien sûr, vas-y !

   C’est sûr, la crise, le dur à dire, le terrible à sortir est passé. Je crois que quelque part il ne veut pas rester dans ce trou noir, qu’il ne veut pas s’y être aspirer. Faire avec, The show must go on, d’accord d’accord, mais fatche comment il fait? comment il fait! En tout cas je suis bien décidé à le suivre dans sa résilience. Et cet enfermement, cette noirceur, une histoire hors temps c’est pas mal pour s’en échapper un peu, alors j’adhère.

   La voix du grand se fait lointaine, se fait d’ailleurs, se fait conteuse.

– Cher commensal, je vais te narrer l’histoire du Cheikh Serigne Bara et de son disciple Souleiman. Es-tu tout ouïe ?

– Je le suis, oh ! Toi, le plus grand conteur du désert libyen, meilleur même qu’El Bisatie de Port Soudan …

– Alors écoute, rawaga ignorant, l’histoire véridique de Cheikh Serigne et de son disciple Souleiman ! Emphatise Salif.

  Il prend position de parole …

« Cheikh Serigne, le plus célèbre marabout voyageur de tous les temps arrive un soir au caravansérail de la lune. Le grand cheikh est épuisé. Il a connu maintes et maintes tribulations, maintes et maintes péripéties passionnantes certes mais fatigantes pour un sage vieillard. Ces aventures je te les conterai un autre soir et si tu le mérites. Il arrive donc en compagnie d’un chameau porteur et de son disciple serviteur aussi croyant que bête, comme tu pourras en juger. Ils arrivent épuisés et le cheikh est accueilli selon son rang avec une gharraf de tamarin régénérateur et une invitation à se sustenter qu’il ne peut refuser. Il accepte donc, non sans avoir enjoint à son suivant de décharger le chameau et d’en prendre soin comme tous les soirs. Souleiman, le disciple, était lui aussi épuisé et il fut accueilli lui aussi selon son rang, c’est à dire qu’on l’ignora totalement. Un cobaya d’eau et un morceau séché de chameau aussi dur qu’insipide fut son repas. Toujours aussi crevé et au lieu de décharger proprement, il dégagea le bât et tout dégringola à terre. Il retira en baillant sévère son tapis de prière et sa natte sommeil qu’il disposa l’un à côté de l’autre. En fin de prière, trop fatigué pour faire à l’habitude, il demanda par trois fois à Dieu de prendre soin de la bête.  Il bascula sur la natte et rien n'étant plus valorisant que la satisfaction du devoir accompli, il s’endormit avec volupté. Au matin, Cheikh Serigne le trouva ronflant au milieu du chargement éparpillé et en fut quelque peu irrité. Il lui administra deux trois coups de pied vigoureux et bien ajustés. Conscient de ses fautes à savoir de n’être pas debout avant le maître et d’avoir oublié de ranger les affaires, Souleiman se mit à genoux et implora son pardon. Et le grand cheikh pardonna. Ecoute-les … »

Et de la bouche de Salif sort au besoin du dialogue la voix grave lente du sage ou celle haut perchée hésitante respectueuse du jeune Souleiman.

– Bon, Souleiman je mets ça sur le compte de la fatigue, mais maintenant, il nous faut partir alors lève-toi et va chercher le chameau, paresseux ! 

– Mais maître, il est où le chameau ?

– Mais là où tu l’as attaché, imbécile !

– Mais maître, je ne l’ai pas attaché.

– Comment ! Qu’est-ce que j’entends, tu n’as pas attaché le chameau alors que je t’avais ordonné d’en prendre soin !

– Mais maître, j’en ai pris soin, jamais je n’oserais vous désobéir ! bredouilla en larmes Souleiman.

– Et comment en as-tu pris soin sans l’attacher ? s’interloqua le grand cheikh.

– Mais maître, vous m’avez bien enseigné de faire confiance en Allah, de lui faire totalement confiance et ce, toujours et toujours et en toute circonstance ... gémit le disciple.

– Bien sûr, tout musulman doit faire confiance en Allah, bien sûr que c’est bien sûr ! Mais je ne vois pas …

– Mais maître, alors hier soir j’ai demandé à Allah de prendre soin du chameau, trois fois j’ai demandé comme vous avez dit. Oui c’est ça, je jure, j’ai demandé à Allah trois fois comme vous avez dit. J’ai fait mal ? J’ai fait mal ? Expliquez-moi oh ! Mon maître.

   Devant tant d’innocence, tant de candeur naïve, le maître fit taire sa colère et patiemment lui expliqua :

– Fais confiance à Allah ! Fais confiance à Allah bien sûr mais d'abord attache ton chameau et sais-tu pourquoi ?

– Mais maître non, sinon j’aurais attaché.

– …

– Maître, je vous en prie…

– Parce qu'Allah n'a pas d'autres mains que les tiennes pour le faire.... »

  C’est la chute. Le conte, dans sa plus courte version me précise Salif, le conte terminé, on revient au présent.

– Superbe, ton Farés est un sage.

– C’est vrai et pour cette première fois, il nous mettait constamment la pression et se justifiait par d’autres sentences. Tiens écoute celle-là : Pressées sont les olives et les fruits et les fleurs pour avoir ce qu’ils ont à la fin de meilleur.  Et il précisait « C’est ce que je fais avec vous et un jour vous serez votre propre pressoir. » Pas mal hein ?

– Fatche, je note. Et l'autre ... Fahd, il vous mettait la pression aussi ?

– Lui non, c’était Fares le chef, et Aamm Hassan lui avait demandé de nous apprendre. Oui un sage mais tu vois, c’est surtout un homme libre. Par exemple, il a un chien, Aïdi, c’est un chien du désert, un loup peint ça s’appelle. Tu sais qu’on aime pas les kelbs, mais lui, les interdits il s’en tape. On n’aime pas les chiens et au début on l’évitait le Aïdi, sa gueule bavante pleine de crocs et son air de hyène fourbe.  Mais on a vite compris, quand une nuit, il s’est mis à gronder puis à aboyer, puis à jaillir. On a pris les fusils, on a tiré. Je sais pas ce qui a fait le plus peur à nos voleurs, les détonations ou la gueule et les aboiements d’Aïdi. 

– Ca arrive souvent, ces attaques ?

– Bè tu sais, pour les Zaghawa, voler un chameau c’est pas vraiment un crime et même avant c’était obligé pour être un homme.

– C’est du joli ! Belle mentalité !

– Arrête ! L’occidental. C’est quand même mieux que de tuer un homme pour en être un, non ? A Sparte je crois, c’était comme ça, les pères disaient … Et ils disaient aussi, le berceau de votre grande civilisation… Non ?

– D’accord, d’accord mais ça peut quand même dégénérer ces histoires ?

– Rarement, ils sont pas fous. Eux ce qui les intéresse, c’est les chameaux mais pas au point de mourir. Et nous ce qui nous intéresse c’est de garder le troupeau, pas de tuer quelqu’un. Alors quand ça arrive, on tire d’abord en l’air, pour leur montrer et généralement ça suffit…

– Tu m’espantes, c’est vraiment pas de tout repos votre debuka !

– Ouais, tu vois, c’était dur mais au moins avec le chien, un seul et même un demi suffisait. Oui, c’est ça, un œil et une oreille suffisaient, les autres pouvaient dormir. Ouais, la première fois c’était vraiment dur mais pour moi moins que la dernière, en fait la quatrième. Cette année-là, j’ai pris la lishal et c’est comme ça que j’ai atterri à Khartoum.

– La lishal ?

– La dysenterie. Au début, j’ai rien dit bien sûr mais Fahd s’en est vite aperçu. Donc, ils m’ont mis sur un chameau et tous les soirs, j’ai eu droit aux Allah ya'ster, au La ba’sa, tahouroun insha allahou. Tu parles si ça me purifiait, toutes ces invocations avec leurs mains sur mon ventre. Et là aussi, pour ma guérison, Fares faisait bien sûr confiance en Allah mais le « Attache ton chameau d’abord » a fait qu’on s’est dérouté sur Khartoum. Là ils m’ont laissé au souk Lybia, chez un parent de Fahd qui m’a amené à Dar el Elaj, à l’hosto. Ils m’ont gardé sept jours et m’ont filé les médocs. Bon tu connais la suite, dans le resto indien où je faisais la plonge, je suis malheureusement tombé sur un rawaga bakhil qui paye avec du sable et qui exploite ce pauvre meskin de Salif que je suis … Un rawaga qui pose parfois trop de questions …

   Bon le grand plaisante, enfin j’espère (C’est pas vrai, je suis sûr). Ca va vraiment mieux.

  En tout cas moi, je suis démoli par les saloperies que je viens d’entendre. Fatche, le grand, mon grand, mon Salif vivait avec ça, vit avec ça dans la tête. Comment il fait pour s’endormir ? Comment fait-il pour cacher sa colère, son besoin de vengeance ? Je comprends qu’il hésitait à dire, le grand ! Je le prends dans mes bras, l’accolade. Bon je sais il est grand, bon je sais la pudeur, mais il se laisse faire… Moi, un peu étonné d’avoir été jugé digne d’être le réceptacle de cette histoire, lui comme allégé comme libéré …

Tout en buvant un dernier carcadé, Salif recouvre les braises avec du sable et sur le léger monticule ainsi construit, déplie sa couverture.

– Et voilà patron j’aurai pas froid. Et toi ?

– Moi, je vais pioncer sur la caisse, le toit est encore chaud et je vais pouvoir mater les étoiles, le ciel en est blanc.

– Bé oui, quand la lune se met en deuil, ça les réveille les étoiles.

Ma main sur son épaule, ses yeux sur la marcheuse de la nuit.

– Ne pense pas trop à la petite, ça porte malheur. Mon ti frère il est mort comme ça, mais nous, y avait pas de toubib, et t’as vu le toubib y m’a guéri hein ! Fais confiance à Allah puisque t’as attaché le chameau.

– Comment tu sais que j’y pense…

– Je sais, c’est tout. Et puis y a ta Maddie, c’est un soleil, un chams qui disent au camp. Même si c’est un soleil qui voit l’ombre, c’est un soleil.

    Il m’expliquera plus tard cette expression vincinienne qu’il a transmise à ses pots de Kalma et qui lui vient des jésuites … Pour le moment, l'étonnement d'avoir été, par la noire magie du verbe, si proches nous retient encore un peu.

– Dis Salif, je voulais te dire ... Shoukran pour ce soir,  Shoukran gezire. Merci hein ! Merci mille fois ! 

– C’est moi Francis, c’est moi, tu peux pas savoir… Tu peux pas …

 

L’oasis de la lune 

   Le lendemain, nous rejoignons l’oasis de la lune et des coups de fusils nous souhaitent la bienvenue. Retrouvailles, embrassades, accolades, Abdallah me salue avec gravité. Chez ce mec, tout est grave, tout est pesé, réfléchi. On comprend mieux qu’à pas vingt-cinq ans, il puisse être le rhabir, le responsable d’une debuka.

  Cérémonie du thé… Abdallah me fait l’honneur de me parler dans son français quelque peu oublié. Il me fait compliment, lui qui mène une debuka depuis trois semaines, sur mon voyage en quatre quatre climatisé et qui d’ailleurs ne l’est plus. Il me fait compliment, lui qui se tape cinquante kilomètres à pied par jour, sur mon voyage voituré avec chauffeur. Ce n’est pas ironique, c’est de la politesse ! Ici, on complimente d’abord et ce n’est pas non plus de la flatterie.

  Je remarque qu’il connaît mon nom complet « Ya Francis, ya Tiago », qu’il sait où je travaille, qu’il sait notre itinéraire, qu’il sait le projet.  J’en déduis que les deux frères doivent échanger assez régulièrement. De son côté, Salif parle désert et chameaux avec les autres…

  Clin d’œil d’Abdallah vers moi m'invitant à l'autiche et un ton plus haut pour Salif. « Ouli, ya Francis ! Cette Anelli, gamila keda, si jolie que ça ? » Deuxième clin d'œil, et donc :

– Ah ! Elle est bien assez jolie pour ce qu’elle est intelligente !

– Ah ah ! Dis moi ça …

– Escot ya patron ! Ekrass, ferme-la !

– Tu vas voir si je vais …

   Salif m’entoure la tête de son keffié m’empêchant de parler. Les autres le secouent en riant et à chaque fois que l’étreinte se desserre. « Des yeux doux de petite chamelle, mais sait pas faire la cuisine » blocage …  « Un port de reine, mais parle même pas bien français » blocage… « Des cheveux Angela Davis, mais sait même pas compter plus que trois » blocage… « Des hanches d’amphore, mais elle aime Salif » … Puis « Ader, ader, je dis plus rien »

– Patron tu me le paieras ! menace Salif le poing un peu trop levé pour être vrai.

– N’oublie pas Aroui, que le rawaga est sous ma protection !

– Et puis moi, je n’ai fait que répondre à ton frère ainé à qui tu dois obéissance, non ?

– Bon alors, pour cette fois ça va, je passe l’éponge. Ana nessit.

   Les chameliers se marrent mais Abdallah met fin tranquillement à la récréation et ils repartent faire boire les chameaux. Les deux frères ont de leurs vies à se dire. Je surprends les noms de Fares, de Fahd, de Am Hassan. Ils habitent leur monde et j’en suis, bien sûr, absent. Je vais voir un des chameliers soigner deux plaies à mouche en les recouvrant d’un cataplasme de latérite humide et de ezzouf (jujube).

   Un Berliet assez récent se présente à l’entrée. Il avance péniblement. Les deux roues avant sont seules motrices. Les passagers sautent du toit.  Descendent de la cabine le propriétaire, le chauffeur, le mécanicien, et l’arpette chargé de la cuisine et de menues réparations, équipage classique. Il y a conciliabule auquel participent Abdallah et Salif. Le pont arrière bloqué, ils ont dû le désenclancher. Deux roues sont crevées. Le mécano s’attaque au démontage et Ali, l’arpette s’occupe des pneus. Ce sont des tubeless et là, le grand apprend quelque chose. Après avoir enlevé l’épine croix de malte, Ali repositionne le pneu et y injecte du nettoyant de frein puis l’enflamme, ce qui le recolle à la jante. Effet garanti dit-il.

   Le soir arrivant, est décidé, en fait c’est obligé, de faire repas commun. On se remplit le ventre d’un thé très (plus que très) sucré et d’assida, boule de farine et de bouilli d’oignon. Bien sûr on mange à la main, et plus exactement de la main droite en faisant glisser la boule du bout des doigts vers la paume. Les os du dos de la main cachent, et on met ainsi la nourriture en bouche sans qu’elle ne se puisse voir. Heureusement Salif m’a fait la leçon. « Ne mange que ce qui est devant toi, morceau après morceau, ne respire pas dans ton verre, laisse un tiers de ton estomac vide, et remplis le reste moitié nourriture, moitié boisson, ne parle pas en mangeant» Je ne m’en tire pas trop mal sous les regards sévères du grand et amusés de son frère.

   Après le repas, la discussion s’engage en arabe soudanais et je peux y participer quelque peu, d’autant plus que j’en suis le premier objet. Mohamed, le proprio, c’est quelqu’un d’important. Salif lui explique les raisons de ma présence puis avec respect, avec la politesse du désert, avec circonvolutions tant il faut ménager les susceptibilités, propose de l'amener le lendemain, lui et le mécano, sur El Fasher. Je n’ai pas trop le droit mais dans le désert le règlement concernant l’utilisation de la voiture de service, oublie hein ! Tous se joignent pour convaincre le commerçant qui fait mine d’hésiter avant que de se laisser persuader. On le sent soulagé et la conversation se fait générale. J’apprends ainsi que le trafic commerce a repris presque normalement. Toutefois, Mohamed préfère passer par la gauche (shemal, le nord). C’est plus sûr, il n’y a pas de barrages sauvages et pour les voleurs, ils ont de quoi les recevoir.

  La nuit, les deux groupes se scindent. Salif et les chameliers reparlent en Konjara, je me fais un peu traduire.  Les chameaux « pleins » et soignés, ils repartiront le surlendemain. Ils vont vers le nord rejoindre le lit du wadi Howar à Bir-Atrun. Avant que je ne rejoigne le toit de la voiture, Salif me glisse :

– Tu sais patron, le commerçant, c’est un chachati, grande famille d’El Fasher. Si tu veux, il peut t’avoir un rendez-vous avec Tijani Sese, le gouverneur. Lui aussi a fait les jésuites. Pour le projet c’est bien non ? »

  Lui et son frère passeront la nuit à murmurer et le jour venu, le grand a les yeux complètement allumés et arbore une splendide dague Beja (un xanzar)…apparemment plus qu’un présent de son frère. Vu son regard de fatigue, je conduirai et le grand dormira …

  A El Fasher, nous sommes les obligés du chachati qui nous fait la surprise d’inviter Tijani Sese le soir même pour un plantureux repas. Dès que présentés, Salif et le gouverneur échangent sur le collège Charles Lwanga qu’ils ont tous les deux fréquenté à des époques différentes bien sûr. Cela se fait sur le mode ancien combattant…

– Y a toujours Pet sec et sa badine,

– Lui oui, mais sa badine, on la lui a rangée dans le bêton quand ils ont monté le mur d’enceinte … Ca nous a fait trois jours de vacance …

– Et Catasfiore, elle a réparé son guide chant, parce que …

– Tu parles on lui mettait des chewing gum dedans … alors ça chwingait !

– Moi ce que j’ai préféré, c’était les séances de parcours suédois, on s’échappait pour en griller une.

– Et à la messe, qu’est-ce qu’on rigolait !

– Un jour à la quête, on a fait un croc à Lélèch le faillot, et on lui a piqué les pièces, en faisant semblant de l’aider.

– Et nous on disait sans rire « Ave seigneur ton fric amen vit ».

– Pour faire le mur, nous on passait par dessus celui de la chapelle ...

– Nous, on avait fait un trou dans le grillage, derrière le poulailler ...

– Et le grec, t’as fait du grec ?

– Non, j’ai pas fait les huma, juste la sensibilisation. Tiens, écoute… Kyrié, sans apostropher ma rhétorique dans l’emphase et la pléthore, j’analyserai elliptiquement, sans nul gallicisme, le dédale synchrone de …

– Hi! hi! Vous avez fait le coup de la mouche ?

– Non c’est quoi ?

– On lui avait attaché un fil à la patte et toute la classe suivait son vol.

– …

   Mohamed observe un peu ébahi le ping pong des souvenirs scolaires, ping pong moitié français moitié arabe entre son ami le gouverneur et le chauffeur du petit rawaga. Les deux ex potaches lui expliquent. Tijani est un mec classe. Il est d’ici, d’El Fasher mais son Darfur il ne le reconnaît pas. « Pas vrai, Salif ? Pas vrai Mohamed ? » Ils approuvent gravement. Il nous dit qu’il est assez désespéré par la situation, qu’il ne la contrôle pas du tout, que tout se décide à Khartoum… Puis on en vient à "Fenêtre sur cour" et lui, il en est enchanté. Il trouve super le projet et apprécie particulièrement son intitulé. Il suggère même de l'étendre à d'autres langues-cultures (Tiens j’y avais pas pensé, je passerai au British Council et au Goethe). Il dit qu’à son avis, c’est ce qu’il faut cette ouverture vers un ailleurs. « En regardant les autres, mes administrés pourront se voir eux-mêmes, enfin faut espérer. Ils pourront se regarder et s’apercevoir que c’est pas joli joli … »

   On parle de culture en miroir … Puis :

– Vous savez qu’on a un labo de langue, audio actif comparatif. Il a au moins vingt ou trente ans mais il n’a jamais été mis en marche. Cadeau américain, une autre époque n’est-ce pas ?

– Mais c’est génial ! On trouvera bien un technicien pour le mettre en route.

– Et on a un Kars el Sakafa, un palais de la culture complètement déserté sauf par le gros Hassan le directeur, qui y commence sa sieste à dix heures et la finit à cinq.

– Il y a des classes disponibles ?

– Tout est disponible. Passez demain nous irons y faire un tour …

– Eh Salif, faudra qu’on revienne …

    A l’aube, le grand et le mécano feront un aller-retour à l’oasis de la lune avec sur le toit un pont neuf pour le camion. Le chachati nous fournit le plein. Pendant ce temps Tijani, Rhatim et moi irons visiter ce Kars el Sakafa et le labo.  S’il n’y a pas de soucis nous repartirons sur Nyala le jour d’après. Tijani nous a promis une escorte, ce qui nous fera passer tous les check points en trombe et gagner deux heures.

   Ca marche, je pense à la petite fille.

   En fait, je n’ai pas cessé.

 

Tout va bien !

   Arrivé à Nyala, on oublie Rhatim et on fonce direct sur Kelma, toujours sous escorte. Personne ne nous arrête et je peux shooter sans problème. Vu les soubresauts, les photos ne seront pas toutes nettes, pas toutes cadrées mais bon sur le nombre… L’escorte nous quitte à l’entrée du camp. On entre …

   On entre en misère, on s’y attendait mais elle a changé la misère.

    Elle s’est compliquée en ce début de Juin. Il a plu sur le Djebel Marra et le wadi débordé a fabriqué des bourbiers. Il a plu. Donc normalement il fait beau ! Normalement chez nous (chez eux), il pleut donc il fait beau, donc c’est la fête. Tu parles ! La fête est cette fois boueuse, la boue partout, la fagne, mares d’eau croupie, cloaque puant. Hommes et femmes dans la boue, hagards, épuisés, gamins mornes hallucinés immobiles, gens finis vides indifférents, regards vides, yeux creusés noyés…  

   Salif entre ses dents « Tous les crever, nous les Abid, nous les Khadimat … » J'ai entendu. Ma main à son épaule, je sais sa colère, sa rage, sa haine majuscule. Tout ça bien caché derrière son sourire et sa décontraction. Coup d’œil au grand. Mâchoire, bouche, mains crispées … Salif tout entier crispé, le grand tout en pierre.

   Madeline, Jean et Alpay nous attendent sur le patio. Embrassades bien sûr, ils ont l’air exténués, bizarres, gênés. Hamid et quatre jeunes sont là, ça doit être pour ça. Hamid et sa gueule d’Iznogood parle. Rester le lendemain pour présider aux deux demies et à la finale. Pas très chaud, pas dans mes papiers, cela se voit, ça fronce mes sourcils. J’ai déjà trois jours de pétardage et j’ai promis. Faut comprendre, l’ambass, le ministre m’ont à la bonne mais ces types de soutien, c’est fragile, ça tient à pas grand chose … Et puis moi présider hein ! J’ai rien d’un officiel, d’un important, et puis présider dans ce camp de misère, autant faire le géant chez les pygmées, borgne chez les  …   Et puis je n’aime pas ce type et son air fourbe de saurien. Je ne comprends pas trop qu’on s’investisse dans du foot, alors que ça crève de faim, de soif, de maladie, de violence.

   Tu comprends, l’enfer, c’est difficile surtout quand tu n’y fais qu’y passer, quand tu ne nages pas dedans. J’y ai mis un pied, j’ai jeté un œil, ça me suffit ! Tout ce que je veux en fait, avant de partir demain matin, avant de quitter cette misère qui me dérange, qui me met franchement mal, tout ce que je veux c’est accompagner Maddie, voir la petite et la prendre en photo, et pas en nature morte hein ! Lui voler un peu l’âme pour la montrer à Frances et puis ranger ça dans ma boite à oubli. Tout ce que je veux, c’est la reprendre dans mes bras, et que cette fois elle fasse poids. Tout ce que je veux, c’est m’échapper. Remarque que j’en ai un peu honte …

   Regard noir acéré et cerné de Mad. Jean et Alpay font block. Et bien sûr ça argumente :

– Juste l’après-midi, t’es pas à un jour près quand même, et le matin tu pourras faire tes rapports, scribouillard !

– Taper dans le ballon, un petit discours, et distribuer les coupes c’est quand même pas la mer à boire !

– Et puis tu comprends un rawaga de Khartoum, ça va les rendre fiers.

– Et puis comme ça, tu pourras shooter le puits en action. On fait l’entretien, on démonte, on cure, on remonte  …

– Et puis patron, on n’est pas obligé de repasser à El Obeid, on peut couper par Habos, bon c’est du hors piste, mais j’expliquerai à Rhatim …

   Tiens, tiens ! Salif est passé de l’autre côté, pourtant Anelli...

   Bien sûr, ils ont raison, les rapports faudra bien que je les fasse, le discours personne n’écoutera de toute façon, et puis ouais le puits et puis tracer direct et éviter l’hôtel punaises cafards d’el Obeid … Et puis ça a l’air de vraiment leur faire plaisir ou plutôt de les arranger. Peut-être un deal avec Hamid …  Oui mais Francès, ça fait un bail, y a pas qu’à l’ambass que j’ai promis de pas trop pétarder ! Mais ça, c’est perso…  

   On en est là, je ne suis toujours pas très chaud mais le thé…

   Le Hamid attend avec son air fourbe. Ouais, c’est ça, ils ont du faire un deal qu’ils ne peuvent pas dire tant qu’il est là. Rien que pour lui, j’ai vraiment envie de dire non ! Salif m’a expliqué son rôle d’infiltré, d’espion recruteur délateur, et son côté consommateur de petit garçons contre de la bouffe … Mais le grand a dû capter quelque chose dans le climat ambiant pour soutenir notre prolongement de séjour, quelque chose qui m’a échappé.

   Je ne suis toujours pas très chaud mais le thé arrive …

   Le thé arrive et c’est Helen, la mère qui l’apporte. Helen, la mère ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?

– Et oui, Titou ! Tu dors au salon, Hélen occupe ta chambre. 

   Ca change tout, je ne sais pas pourquoi mais ça change tout. Helen est chez eux, avec eux. Pour la gamine c’est mieux ! C’est comme une famille ! Avec ces deux voyous et Maddie, elle doit manquer de rien, la petite ! Le Jean a dû lui bricoler un berceau et des hochets pour qu'elle refasse sa petite enfance. Alpay a dû lui faire un jus de spiruline spécial bébé attardé, spécial reine des abeilles. Maddie a dû lui construire le mur de la non faim …

   Je ne peux plus dire non : « Si la radio remarche, ça m’arrangerait de prévenir l’ambass. »

   Coup d’œil et acquiescement discret de Madeline à Hamid. Très léger soupir de soulagement d’Alpay. Donc c’est décidé, on reste. Et je vois que même Salif, malgré son aversion évidente pour Hamid, même Salif en est content. Faudra qu’ils m’expliquent ! 

   Jean m’annonce que la radio ne marche pas, et « c’est pas des faucons », mais Salif se charge de prévenir Rhatim et avec son aide de contacter Khartoum. Il repart sur Nyala. Le fax du gouvernorat, lui, fonctionne parfaitement et le message sera succinct « Arrivons après demain, tout va bien ». Ce « tout va bien ! » ici, à Kalma, me sonne drôle. Au besoin, je dirai pour le retard que je n’ai pas voulu donner l’impression de faire de ce camp de détresse, de ce camp où les détresses s’entrechoquent, une simple étape.

   Hamid ses mains molles et son air fourbe se tire avec les quatre capitaines non sans m’avoir redonné ses instructions « coup d’envoi fictif, petit speech et donner la coupe.» 

   Ils ne m’expliqueront leur marché avec lui que le lendemain soir et ce n’est pas joli joli ! Ils m’expliqueront qu’ils ne peuvent éviter le Hamid, qu’il peut leur amener nuisances, qu’il leur faut l’amadouer. Alors contre l’assurance de ne pas avoir les médocs bloqués à l’entrée du camp, de ne pas avoir les voitures fouillées, de ne pas avoir leurs passeports confisqués, de ne pas avoir leurs demandes de sauf-conduit ignorées, ils lui rendent de petits services, type piqûres gratos pour son diabète, eh oui ! En plus il est diabétique, type taxi pour Nyala, type aragi, type bière ... Ma présence à SON tournoi, entrait dans ces petits services. « Tu comprends, un tournoi avec un rawaga de l’ambassade de France qui préside, ça va le faire mousser, ça va le placer. Ca prouve quelque part que tout se passe bien, que tout est normal, qu’il a la situation en main. Bon on y a pas dit que tu travaillais pas à l’ambassade. »

  J’en serais d’un petit discours dans mon arabe de cuisine. Salif m’aidera …

  Tout va bien !

 

Baffes

   Helen sort sans un mot. On la suit des yeux.

– La petite dort ? Je peux la voir ? Tu sais, j’ai pas arrêté d’y penser. La mère vous l’employez, c’est super ! 

Ils se regardent, y a comme un froid. Hélène revient débarrasse.  Mad tape en touche, s’embrouille et ne répond pas.

– On l’a trouvée un matin sur la terrasse et elle est restée, tu comprends elle n’est vraiment pas de leur histoire. Il faut qu’elle parte, elle n’est pas muslem, elle est pas bien acceptée. Faudrait qu’elle parte, on sait toujours pas comment ni pourquoi elle est arrivée dans ce foutu camp … 

   J’essaie de capter Helen du regard. Ses yeux échappent. Je la salue, elle me répond distraite.

– Et ta fille, elle va bien ? 

   Coup d’œil sur Madeline, puis elle me regarde fixement, yeux grands ouverts presque accusateurs. Elle sourit :

– She’s died, two days ago …

– What !  died ! mais …

– Oui Titou, morte y a deux jours. Mad, elle, ne sourit pas.

   D’un coup, le vide. Ca recommence. Mon ventre plié, tordu, figure ouverte asphyxiée, cerveau absent. Morte, je me sens perdu, trahi, agressé, oui trahi. Et puis le sourire, le sourire de la mère et elle te dit ça direct dans les yeux en souriant. P… mais je suis pas de ce monde, moi ! En souriant, t’as vu en souriant, mais je la hais, je ne veux pas de cette mort … Et ça la fait rire mais c’est quoi cette nana ... Elle a l’air contente d’en être débarrassée de sa gamine. Je dis n’importe quoi. Je bredouille, secoue la tête, ouvre la bouche…

   Hélène disparaît sur un éclat de rire …

– P… ! Ca la fait rire, y a quoi de marrant là-dedans. Elle trouve ça marrant !

– Non, Titou, elle trouve pas ça marrant, je t’assure !

– Mais t’as bien vu !

– Mais qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse ? Qu’elle chiale, qu’elle se flingue ? Alors elle accepte, alors elle sourit, elle sourit de, comment dire de son insignifiance, de son impuissance. Elle peut pas faire autrement. Tu vois Titou, si elle ne souriait pas en te disant ça, je me ferais du souci. Là, ça veut dire qu’il y a accroche, qu’elle va faire avec, qu’elle peut voir devant voilà, je sais pas expliquer mais c’est ça, tu comprends, M…, tu comprends ?

– Mais enfin, elle m’a éclaté de rire au nez ! Elle se …

– Et alors ! me coupe Madeline presque agressive, tu es presque ridicule, tu te prends pour qui ? C’est ça qu’elle pense. Devant elle, tu trébuches, tu aurais vu ta tête, tu te casses la gueule, tu tombes de haut, de ta suffisance de blanc, de tes suretés, de ta supériorité. Et une chute, hein, bien sûr après on s’inquiète, mais la première réaction, qu’est-ce qu’on fait, ben ! Voilà ! … On rit ! 

   Maddie se mord les lèvres. Elle m’aime bien Madeline. Elle a peur de m’avoir fait mal mais elle ne regrette pas. Je me lève, respirer enfin essayer. Je leur tourne le dos. Pas qu’ils voient mes yeux… Et puis revient la colère du grand, sa grandeur comme eux, son « Attache le chameau d’abord, après Allah décide », son « Fais ce que tu dois, fais ce que tu peux »,  son « Un jour, tu verras... » Et puis reste la mère… Je me retourne. Ils me fixent tous les trois attentifs, presque attentionnés mais aussi prêts à défendre leur Helen.

– Dieu, que je suis …

– Non Titou, t’es pas … sinon on te parlerait pas comme ça.

– Dis, je peux la voir, lui dire que je comprends que je …

   C’est au tour de maître Jean de faire la leçon : « Tu bouges pas, tu ne lui en parles plus, elle n’a pas besoin de toi, de ta gentillesse, de ta compréhension, de tes condoléances de blanc, elle bricole tu comprends, elle se débat avec ses souvenirs, elle se refabrique mais c’est dur, elle bricole et c’est fragile… »

   Je les regarde assommé par leur profondeur, leur dure générosité. Jean continue plus calme : « Elle a choisi d’être là, peut-être pour remercier mais je crois plutôt pour s’installer dans des petits projets, des trucs qui ont un début et une fin, des petites obligations à vivre, la vaisselle, la cuisine, penser la journée de demain, peut-être celle d’après-demain mais pas plus, pas encore, alors va pas la perturber … »

   D’accord, d’accord, j’vais pas. D’accord d’accord, la misère, la détresse c’est pas pour toi, tu sais pas faire, t’es pas assez … Pauvre mec ! Laisse les choses sérieuses à ceux qui savent faire. T’occupe pas du malheur, t’es pas doué pour ça …

   Salif revient. Ils ont pu contacter Khartoum par radio, pas de problème. Je l’interromps :

– Elle est morte.

– Je sais Francis, je vois ta tête, aâdhama Allahou adjrakoum, on a fait tout ce qu’on a pu alors …  el baraka fi rassek. Francis, c’est fini, faut passer à autre chose !

– P… !  On l’appellera jamais Hayet. P… ! Ta colère, je crois que je l’ai. Enfin un peu ! Ma voix tremble.

– Alors fais comme moi patron, mets-la dans ta poche en attendant avec un mendil dessus et fais moins le blanc qui comprend tout, qui peut tout arranger et qui en prend plein la tronche quand ça marche pas.

  La vache, ils se sont donnés le mot pour me filer des baffes. Salif me tient par les yeux jusqu’à ce que … «  D’accord, d’accord, je mets le mouchoir, je comprends et tiens même ! Je souris tu vois M.., je souris. »

  Il me lâche. Fin de la séquence Salif. Les autres en sont quand même étonnés. Salif pour eux, c’était un simple chauffeur, ils le découvrent grand frère et sa sortie le fait des leurs. Jean lui donne rendez-vous pour huit heures « Tu comprends mon arabe est un peu succinct » et Madeline l’invite à dîner en le vouvoyant, invitation qu’il décline mais il promet de se joindre à nous le lendemain soir. Puis il part parler des vengeances en cours et de celles à venir.

   Je leur raconterai un peu le grand pendant le repas. Qu’un peu hein ! J’ai promis !

   Alpay et Helen apporte. Muette, rigide. J’ai quand même droit à un coup d’œil rapide. Elle étale une énorme crêpe grande comme la table et support d’un ragoût de légume et de viande, surtout de viande.

– Elle voulait pas venir. Tu lui fais peur, enfin quelque chose comme ça. La regarde pas trop.

– Moi peur, c’est bien la première fois que je fais peur … je grommelle. Et ça c’est quoi ? C’est turc ?

– Ca, c’est l’injera, c’est Helen qui l’a préparée. Tu vas voir, c’est super. Tu cherches quoi, le civilisé ?

– Ben, les outils ? Sauvages !!!

– Main droite, que la droite hein, tu déchires et tu prends ce qu’il y a dedans, elle dit du wat, fais gaffe, y a du berbéré, piment redoutable. Allez ! je te montre !

   Au début, j’ai un peu de mal et je crois que les lèvres d’Helen ont frémi mais quand je suis tombé sur un morceau de piment, ils se sont tous carrément mis à rire. J’ai voulu vider la carafe pour éteindre …

– Ay ! dit Helen en me tendant un morceau de crêpe vierge.

– Alors comment tu trouves ?

– Ça tape la langue mais c’est vraiment bon, c’est éthiopien ?

– Ay, érythréen !

    La petite morte, pour eux pas encore effacée et pour moi toujours en suspens, fait qu’on s’interdit le silence. Son absence, on la remplit de mes centres, mes profs, mon gros commerçant, la piste, les chameaux, leur pluie, leur crue, leur boue, ses opérations, ses bricolages, ses soins, son projet de spiruline en bonne voie. On parle français, anglais, quelques mots d’amharique qu’ils notent sur un carnet. Ce que je dis de mon voyage indiffère total Helen, en revanche Jean, ce qu’il dit … Alpay nous salue, regard appuyé et sous-entendant à Madeline. Jean cueille sa guitare.

– T’es toujours d’accord pour les bandes ?

– Bien sûr, vous allez nous faire Erna taban ? Je l’ai toujours en tête. 

– Ouais mais t’entendras pas, ce soir on enregistre et je veux le moins de parasites possible.

– Et allez ! Non seulement je comprends rien mais en plus je suis un parasite.

– Mais non Titou ! On s’enferme dans l’atelier, et puis demain, puisque tu restes, tu l’entendras. 

   Les filles se lèvent, je veux aider mais Madeline et ses yeux valise.

– Surtout pas ! Tu vas encore baisser dans son estime. 

– Ah bon ! C’est possible ? 

   Plus tard, Helen verse sur la table un sac de grains verts qu’elle se met à trier. Regard question « C’est du café. On va avoir droit à la cérémonie. Allez sers-toi, et va nous attendre sur la terrasse ! »

   Ce que.

   Seul, je suis retombé en déception, en dérision. Dieu, qu’ils ont raison. Cette gamine, je le réalise, j’en avais fait une affaire perso… Sauver une vie ça te place, ça te remplit l’égo, ça te satisfait l’amour-propre hein pauvre c .. ! J’en suis là à constater mon arrogance ma prétention ma suffisance, tout ce que je ne voudrais pas et pourtant que je suis quand Madeline me rejoint. Elle voit, se fait grande sœur, se fait bonne amie.

– Tu sais Titou, on y a vraiment cru. En trois jours, elle commençait à babiller et surtout elle avait repassé le point de non retour. C’était pas brillant mais elle se nourrissait. C’était devenu comme un symbole, un signe.

– Un signe ?

– Oui, signe que tout est possible ou quelque chose comme ça. Ils l’appelaient amira ou amirana, notre princesse et ils demandaient de ses nouvelles, si elle avait mangé, bu, souri, pleuré …

– Vache ! Elle est morte comment ? Puisque tu me dis pour le non retour.

– Ca allait vraiment mieux, on avait commencé à lui donner du solide mais tu sais, elle est même pas morte de faim, elle s’est prise une dysenterie et dans son état ça pardonne pas. Pour eux c’est Allah qui l’a rappelé.

– Si j’étais lui, je serais pas fier. M …, comme dit le grand, on avait pourtant attaché le chameau.

– Attacher le chameau ?

   Je lui explique un peu Salif, le nomade philosophe.

– Tu vois, ça a presque marché, t’avais raison finalement.

– Avoir raison, j’en ai rien à …

   Je ne sais pas si elle me dit ça pour que je remonte mais bizarrement ça me fait du bien …

– Et Helen, tu peux me dire pourquoi elle m’en veut, parce qu’elle m’en veut non ?  

– Elle, elle a bien vu que c’était à cause de toi, elle y croyait plus et tu l’as fait espérer, tu comprends ?  

– Qu’est-ce qu’elle fait, là maintenant ?

– Ah ! Elle arrive, tu vas voir ! 

   Helen, cheveux en foulard, pose à terre un brasero rougeoyant, un tabouret bas, une sorte de cafetière, des tasses. Elle allume de l’encens dans un pot en terre, s’assied, pile les grains de café puis les verse dans la jebena. Tous ses gestes sont lents cérémonieux comme exagérés.

Je chuchote : 

– Photo, je peux ?

– Oui, enfin je crois.

   Je reviens, lui montre l’appareil, demande des yeux, acquiescement indifférent. Première fumée. Elle a mis des crins de cheval dans le bec en guise de filtre. Elle laisse refroidir un peu et verse de haut. C’est noir. Madeline me tend le sucre « Moi, j’en mets deux cuillerées ». Nous buvons lentement par petite gorgée, âcre, âpre. Helen reremplit la jebena sans changer les grains. La deuxième tasse sera moins amère. Elle le fera une troisième fois. La faible lumière de la lampe babour, le silence, surtout les gestes amples longs calmes, récités, envoûtent le moment, le ritualisent. Nous sommes hors du temps. Helen met doucement fin à notre voyage arrêté. Elle rassemble et emmène. On émerge doucement.

– Comment on dit merci, dans sa langue ?

– Attends, Amasseguénalo, tu rajoutes batam pour beaucoup.

   Helen revient et j’essaie, ça la fait sourire très petitement mais sourire quand même. Elle nous souhaite le bonsoir et nous laisse en pénombre. Je regarde le carnet « Tenastelin ! ». J’ai dû faire une faute grossière car elle éclate de rire.

Je préfère et de loin, cet éclat de rire moqueur à l’autre qui me faisait d’ailleurs.

 

 Petit blanc arrogant

   Le lendemain matin à la table à tout faire, j’écris mon triple rapport, un ambass, un cons cul, un Ministère. En face, Helen repasse fer à charbon et de temps en temps grossit sa bouche d’eau pour asperger vapeur les vêtements. Elle apporte un thé en silence. J’ânonne  Amasseguénalo batam.

   Petit sourire. C’est comme une entrée. Tout en buvant, on discute en anglais. Je fais attention. Pas parler de pourquoi elle est dans ce camp, pas parler de la morte. Je passe par l’amharique et lui demande d’écrire mon nom puis le sien que je retranscris en français  Zula Faytinga. Elle écrit rapide et délié avec comme du plaisir. Elle me dit que ce nom Faytinga, les anglais en ont fait « fighting gun », surnom donné à son grand-père pendant la deuxième guerre d’indépendance.

   A ma demande, elle dessine rapide l’alphabet amharique qu’elle m’explique puisqu’en fait c’est un alphasyllabaire qu’elle translittère en anglais. Puis me tendant mon stylo « Your pen very nice ! » Tu parles, un mont blanc, sûr qu’il est super mon porte-plume à réservoir !

   Je me félicite intérieurement, le chat s’apprivoise, enfin tant qu’on reste sur du léger, du lointain. Elle reprend son repassage. Elle se met à fredonner distraitement dans sa langue. Quelques trilles plus appuyés. C’est clair, pur, si bien que « Où as-tu appris à chanter comme ça ? C’est trop beau ! » Ca la fait presque rire.

– Mais tout le monde chante chez moi, surtout les filles et d’habitude je m’accompagne avec un massinko ou un krar.

– Tu dis ? Tu dis un quoi ?

   Elle reprend le stylo avec, là je suis sûr, du plaisir, et les dessine rapidement. Elle écrit leurs noms en amharique et en anglais et ...

– Jean va m’en fabriquer un.

– Il est génial ce type non ?

   Aie ! Aucune accroche, au contraire, regard méfiant prudent fuyant, j’enchaîne vite fait sur l’enseignement en Erythrée « C’est mon job, tu comprends ! » et dérive sur ses études …  Si bien que quand l’équipe arrive, j’ai matière à un CV plus que défendable.

– Tu sais qu’elle a fait trois ans de médecine ? 

– Ah bon !? Mais alors, elle peut … »

   Salif me précise encore une fois mon rôle je lui montre mon speech en arabe latinisé dont il corrige la prononciation. Et une compétence de plus pour le grand, correcteur de discours en soudanais de cuisine. Trois matchs d’une heure, ils n’ont pas fait la consolante, micro, mon petit discours, remise des coupes. Musique, danses et chansons. C’est toujours bien, bien sûr moins que la nuit, mais bon en fermant les yeux, mais j’ai vu les danses. La danse de l’eau, les mains amples la cueillent dans un claquement de paume puis la soulèvent en visage, et tout ça en rythme en groupe. La danse des vaches où les bras font cornes géantes. Danses ballet, filles et garçons … Hamid n’a pas aimé. Ca c’est bien !  

   Les femmes ont lancé notre préférée « Erna taban » et les hommes ont fait respons. Hamid n’a pas aimé mais pas du tout. Il fait la gueule, ça c’est bien …

   Plus tard, je me fais chambrer sur mon arabe approximatif. Salif simule ma défense « D’accord, personne n’a compris mais … » Jean et Helen qui, je confirme, s’apprivoise, lui sont complices « He articulated very well, un vrai tribun !»

   Jean sort l’UHER. Musique et chants de son groupe nous reprennent un temps.  Salif traduit en français puis Jean en anglais pour Helen qui s’éclipse après m’avoir demandé de lui prêter mon stylo please, can I ? Pourtant il y a des bics sur la table… On rembobine et la bande est soigneusement empaquetée. On scotche le trésor précautionneusement dans le vide poche du BJ, dans la cache où je planque mes rouleaux de pellicules puisque je suis toujours à l’argentique.

   Dehors, on entre en soirée. Cérémonie du café, la magie ne tombe pas. Mieux, à la troisième tasse dans le silence partagé et après un coup d’œil en ma direction (hé oui !) Helen déplie un bout de papier à sa vue. Elle accompagne alors ses amples gestes lents de la version en amharique de Ana tabana. Ce qui donne dans la nuit Inè aalifwal. Le passage par sa langue lui fait sien le texte et c’est bien sa propre désespérance qui habite la nuit. Elle n’interprète pas, elle crie son désarroi, son vide, sa fatigue, son ras le bol. Jean est totalement subjugué. On applaudit doucement, avec précaution, avec respect mais la princesse déchue nous quitte sérieusement, toute droite. Alpay est déjà reparti. Salif aussi mais on a eu le temps de se mettre d’accord.

– T’inquiète patron, tu sais bien, je connais des gens, facile, je te dis !

– T’es sûr ? Longtemps ? 

– Pas de problème, je te dis patron, mafi muskela, trois quatre jours,

– Besoin de …

– Un peu de flouz, et encore … Mais ça va plus vite.

– T’es sûr hein ? Je peux …

– Oui, je suis sûr. Tu peux leur dire … 

   Vu la fatigue, la suite de la soirée sera bien sûr courte. Et pourtant Madeline et Jean qui sont manifestement épuisés, restent. Tiens ! Tiens ! 

– Dis Titou, on voulait te dire pour Helen, si tu (bredouillis…) enfin je veux dire à Khartoum tu connais des gens non ?

– Tu comprends, elle peut pas rester ici, enfin si tu …

   Je pourrais les laisser s’enferrer. J’ai même pas envie. Je pourrais hein ? Mais je n’ai pas envie. D’autant plus que s’ils n’avaient pas abordé le sujet, je m’apprêtais à le faire.

– Ecoute, bien sûr que je peux trouver quelqu’un qui peut l’employer, ne serait-ce que Francès ou à la rigueur moi, c’est ce à quoi vous pensez non ? Mais …

– Mais quoi ? Elle sait tout faire, intelligente, honnête …

   Jean est un peu agressif, un peu trop, la fatigue sûrement, je l’interromps.

– Je sais Jean, j’ai vu et d’ailleurs cela ne serait pas… Je te jure que si on pouvait la prendre dans la caisse, après-demain elle est à Khartoum.

– On sait que tu peux pas. On va pas risquer de la faire descendre au premier barrage mais nous, on peut …

– Donc déjà, ça c’est réglé. Dès qu’on arrive, Salif s’occupera des papiers au souk lybia, t’inquiète il connaît des gens, et avec ça on lui fera un contrat nickel. C’est presque facile. Donne-nous une semaine dix jours … Mais ce à quoi le petit blanc dans sa suffisance et sa supériorité, a pensé …

   Ils ne relèvent pas et me regardent, interrogatifs …

– Oui, je disais que le touriste et son arrogance incorrigible a eu comme un embryon d’idée… 

   Soupirs un peu d’exaspération, j’arrête ce petit jeu idiot. 

– Bon, je voulais pas trop vous dire tant que je ne suis pas sûr. Mais vu qu'on part demain ... Voilà, y a deux nouveaux dans la bande, Jesse et Jill, Ji and Ji. Ils sont à l’OIM, Organisation internationale pour les Migrations, et ils travaillent sur un programme canadien qui s’occupe entre autres et surtout des réfugiés érythréens… 

   Et bien sûr, ils veulent tout savoir « Ca consiste en quoi, c’est sérieux ? Ca coûte combien ? » Je les arrête.

– Ecoutez, j’en sais rien encore. C’est pas ma partie. Tout ce que je sais c’est que ça existe, qu’ils les envoient au Canada et que la responsable, Dalia El Roubi, ouais c’est du sérieux, genre missionnaire à moustache mais assez sympa, ji and ji dixit, et l’albatros la connaît sûrement.

– Titou, on rêve, si t’y arrives, trop super !

– Attendez, c’est pas sûr ! mais c’est quand même peut-être. J’ai le nom, l’âge, le cursus universitaire, et elle m’a même dit d’où elle venait en Erythrée, et elle m’a même parlé de sa famille. On sait jamais. Je vous assure de rien mais … C’est pas sûr hein, mais je vous jure, je vais essayer…

   Ils me regardent en silence. Peut-être pensent-ils que de retour à Khartoum, j’aurai vite fait d’oublier …

   « Vous savez, c’est aussi pour moi … »

 

Départ 

   Salif est allé chercher Rhatim. On est tous sur la terrasse. On s’embrasse. Moi qui ne voulais pas rester, voilà que j’ai du mal à partir, mais vraiment du mal. J’ai fait un paquet avec dedans le mont-blanc, la réserve d’encre, deux cahiers. Je l’ai confié à Jean :

– Tu lui donneras après …

– Pourquoi pas toi ?  Pourquoi tu …

– J’ai peur qu’elle refuse, qu’elle prenne ça pour, enfin bon c’est mieux. Je crois, non je suis sûr, elle aime écrire. Ca lui manque … Suis sûr, j’te dis !

   J’étreins Madeline. Dans ses yeux, ma promesse… Je lui chuchote :

– Je te jure, on va tout faire, pour Khartoum attends dix jours maxi … après je te jure, tout ce que je peux, même plus, je te jure, hein pas peur ! On va l’attacher le chameau ! 

   Jean et Salif, accolade puis regard :

– T’inquiète, t’inquiète je te dis, je connais des gens et Rhatim est dans le coup … 

  Alpey :

– Salut, cowboy … ! 

   On se sépare. On a du mal. Surtout moi. Je suis passé voir des amis de plaisir et j’ai gagné des géants. Je suis venu avec mon chauffeur, je repars avec un ami, un frère, un grand frère…

   Je crois avoir, moi aussi, enfin un peu grandi.

   On quitte des géants. C’est dur, on est factice, rires plaisanteries bonne humeur factices. 

   Helen est là silencieuse « Ciao afiti ». Elle hoche la tête…

   On part, il faut. C’est drôle, j’ai du brouillard devant les yeux. Sûrement mes lunettes ou le soleil … On part mais,  

   Je me demande si s’effacera un jour l’éclat de rire d’Helen,

   L’éclat de rire à Hayet,

L’éclat de rire à la petite morte.

 


Brèves de là-bas

Orphelins à jamais du Nil jaune, le Nar el Azraq, sa transparence, le Nar el Abyat son nuage boueux se rencontrent toujours sous le pont de l’île de Tuti. On dit que quand on s’y est baigné une fois, on y finira sa vie. Cela nous ennuie un peu …

La Darb el-arbaïn et le wadi howar continue d’accueillir les longues debukas et aucun touriste. Peut-être le seul point positif de la guerre ?

Le 30 juillet 2005, en revenant d’Ouganda, l’hélicoptère du vice-président John Garang s’est écrasé.  Un accident, si tu vois ce que je veux dire …

Juba est maintenant la capitale du Sud Soudan indépendant depuis 2011. Comme l’avait prévu Salif on s’y massacre allégrement. Vive le pétrole ! On note une forte présence d’affairistes chinois bien sûr mais aussi… français ( Strauss-Kahn, entre autres).

L’armoise annuelle commence à être reconnue et utilisée contre le Palu. On se demande pourquoi avoir attendu. C’est vrai qu’on avait la nivaquine produite par les labo Famar  Aventis Novartis, Marinopoulos … On avait la nivaquine qui nique les yeux, qui coûte cher et qui donc rapporte beaucoup…  

Le kwashiorkor gonfle toujours le ventre des enfants africains (pas que) et pourtant, on connaît le remède, même en haut lieu …

Abdul Xahid el Nour est réfugié en France et ne dirige plus qu’une faction minoritaire du Mouvement de Libération du Soudan (SLM). Il revendique un état démocratique, libéral, fédéral et laïc. Certains disent qu’il est fou …

Les cavaliers du diable, les djindjawids n’ont pas encore fait le plein d’Abid et de Khadimat. Jamais rémunérés par le gouvernement central, ils se plaignent toutefois d’un retard de solde. Paraît qu’ils vont changer de patron !

Omar el Bachir ne sait toujours pas ce qu’est un djandjawid mais a créé la Rapid Support Forces (RSF) pour les aider au Darfour. Même sans Turabi, mort en 2016, la sharia militaire a donc encore de beaux jours.

Soudan : prix du pain triplé, émeutes de l’estomac, Bachir arrêté, transition Abdel Fattah Bourhane, puis Abdalla Hamdok, vieil économiste international. Combien de temps ?  L’intérieur et la défense à l’armée, Frères muslem en attente … Bachir peut-être jugé. Jugé oui, mais pour, ne riez pas !  Pour … corruption !

Kalma s’est encore agrandi et a fait des petits qui le dépassent : Camp de Mourney Gereida (128 000 déplacés), Zalingeï (95 000 ), El-Geneïna… On y meurt toujours même si on a quatre ans et ce n’est pas à cause des poissons d'Am-Timan.

 L’union africaine, en manque de soldats de papier, cherche 13 000 hommes … 

La PAM continue de fournir forcément les cheikhs crapules et se fait même piquer ses camions. 

L’UNICEF et le Comité Populaire Soudanais pour l’Assistance et la Réinsertion encouragent les jeunes à participer à des activités utiles et productives, le foot … 

Hamid est mort d’une piqure d’insuline. Il n’y a pas que de mauvaises nouvelles …

La spiruline ne s’est pas développée et ne reste donc cultivée que par Les Kanembou autour du lac Chad qui est en train de disparaître. Le projet du détournement de l’Oubangi pour le renflouer intéresse fortement la société PowerChina. Cela servira les intérêts des uns et des autres mais sûrement pas ceux des paysans qui cultivent sur ces terres libérées, du poivron et du niébié …

A plus de quatre-vingt cinq ans, Sadek el Mahdi prône encore un islam interprété à la lumière du temps présent.  Ceci dit, un de ses fils est conseiller près le président et un autre membre du NISS (National Intelligence and Security Services). Personne ne sait s’il mourra premier ministre ou en prison …

La MIC produit toujours des kalach type 56-2, des AKM, des AR15, des Khawad, des Maz, clones chinois d’utilisation facile, même pour un civil. Pour les hélicos, le plus prisé pour sa polyvalence est le Mil mil 24 russe …

 

Brèves de nous

  L’inspecteur général Rhatim Souleymane a raconté mille fois notre périple. Promu directeur de l’éducation, sa femme Malika a pris de l’importance corporelle ce qui est bien pour la danse du ventre.

  L’association KGB persiste dans sa lecture du Coran. Marc L, Djemila, Assia, Victoria en sont devenus les piliers et Christoph l’autrichien, président à vie. C’est plus simple pour la continuité des activités.

  Le BJ 70 est un peu cabossé mais toujours vaillant. Fatche de vache !

  Les down down ont eu comme nouveaux prétextes les nombreux départs, Michel F au Nigeria, Dago en Afghanistan. Aigneas a amené sa cornemuse et Asling en écosse. Oliver dit Zeitoun et Vlyne malgré leur différend concernant l’absorption de bière se sont expatriés en Australie. Jesse et Jill ont rejoint la maison mère au Québec. Javier et Théo ont continué d’œuvrer dans la même compagnie puis sont devenus concurrents mais pas ennemis.

  Le directeur de l’hôpital de Wad Medani a jeté l’éponge et pratique à Lyon.

  Yassin et Fatima, Ousman et Leila, ont rejoint Khartoum. Ils continuent à danser et à faire du théâtre. Mais c’est dur …

  Ana taban a maintenant une version Rap et c’est aussi le nom du groupe qui la chante.

  Tiabo et Frances ont dépassé la barrière pyrénéenne de la langue pour faire un fils. Photocopie disait de lui Rhatim. Photocopie mais lui (le fils) il est beau, précisait Salif. Malgré les conseils du grand, le principe du pressoir n’a pas été trop appliqué sur Lucas. Francis ne perdra jamais son Xanzar ni son réflexe reflex.

  Abdallah, après une attaque en règle où le troupeau a été décimé, a rejoint Farés et Aïdi dans le groupe dirigé par son oncle, El Awas le brave.

  Salif fut interrogé sur les activités de son frère et de son oncle puis harcelé, puis menacé par le NISS. Persistant à l’ignorance, il fut incarcéré dans une cage de la prison de Kobar. L’albatros n’a pas pétardé et obtenu rapidement sa libération, un mois tout de même. Le séjour à l’hosto qui suivit nous a permis d’attacher le chameau, et donc de préparer son exfiltration. Adoptée par ses vieux anglais, Anelli a pu le rejoindre facilement en Belgique. Ils y sont traducteurs.

  Dawit est rentré à Barentu capitale du Gash-Barka, pays des Kunamas à l’Est de l’érythrée.  Il y est administrateur (préfet). Merci Faytinga !

  Miss Dallia El Roubi a un jour manifesté contre la politique du gouvernement au Darfur. Elle a été emprisonnée. Marcel l’albatros n’étant plus là, nous n'avons eu longtemps aucune nouvelle. Elle est au Canada 

  Helen Zula Faytinga, est sortie de sa nuit et a trouvé un nid apaisé. Elle a terminé (recommencé) médecine au Québec et rédige maintenant ses ordonnances avec un mont blanc. Jean Loblik continue à faire la tête d’araignée, mais dans le domaine informatique. Ils ont deux enfants qui ont l’accent de là-bas et qui adorent l’injera que leur prépare leur princesse de mère quand Jean trouve du teff, le blé éthiopien pardon érythréen. Jean est peut-être le seul à savoir le pourquoi et le comment d’Helen à Kalma. Ils ont l’intention de s’impliquer dans l’humanitaire  …

  Alpay peaufine son français avec Madeline la wallonne. Il brûle parfois la couverture pour une puce quand ses deux garçons ne vont pas dans la seule direction pour lui valable, l’argent. Madeline, maladie auto-immune diminuante, n’est restée le shams que pour sa famille. Un soleil qui voit sur elle l’ombre … 

  Ahmed le gardien a vu le camp complètement dévasté par les nettoyeurs d’impies. Il est réfugié en France.

  Bernard le belge a délaissé l’Alliance et a terminé son périple plutôt mouvementé puisque passant par la case prison malienne. Il a retrouvé ses treize quartiers de noblesse et vit dans le centre de Bruxelles. Il me rappelle, à chaque fois qu’on se revoit, à son rôle de courtier marital. Nous en rions … 

  Marcel Gello, en partant du Soudan, a perdu son surnom de l’albatros. Au Yemen, il a appris à poignarder ses collègues à coup de saucisses molles et à balancer doctement sur la fréquence. Il a continué à dérouiller la pompe à glutte sous l’œil faussement réprobateur de la toujours jeune et jolie Abbia. L’albatros a pris son dernier vol en 2013. Chiabrana chiabrana …

  Souleiman, le disciple de Cheikh Serigne Bara, n’a plus jamais oublié d’attacher le chameau.

La plupart de ces gens, sauf les deux derniers, gardent le contact. Y a pas de faucons sur Internet !

 

Notes :

Tiabo Francis n’existe pas vraiment quoique … Frances si, mais version française, et fait son bonheur.

  Shams doctor et son turc agronome sont fortement réels mais ne sont pas nés Alpay et Madeline.

  Salif n’est pas son vrai nom, Anelli non plus et de toute façon ils en ont changé.  

  Il ne s’appelait pas Marcel Gello, Dallia si !

 

Hayet, la gamine de Kalma n’a jamais eu de nom.

 

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