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Ecrivain main gauche

La colline des filles

 

 

LA COLLINE DES FILLES

  

PRÉAMBULE

   L’histoire qui suit, a eu une existence préalable qui répondait à la demande gouvernementale rwandaise d’inclure de manière transversale dans tous les enseignements, la tragédie du génocide de 1994, génocide perpétré par la population hutu sur celle des tutsi et suivi en représailles d’autres atrocités. En 2000, l’époque était à la reconstruction mais pas à l’oubli et il était de première importance, pour les instances dirigeantes, d’inscrire « le plus jamais ça » dans la tête des (de nos) enfants.

  Bien sûr la demande était plus que recevable mais dire crûment d’un génocide à des enfants dont, de surcroit les parents en ont été acteurs nous paraissait inenvisageable.

  Nous avons préféré (peut-être lâchement) nous concentrer sur ce qui a de toute évidence terriblement manqué, l’acceptation de l’autre et le savoir-vivre ensemble.

  Le texte qui suit a donc constitué sous une forme toutefois simplifiée, sans passé simple et avec un oiseau en moins, le dernier chapitre du manuel d’apprentissage du français de quatrième année primaire.

  Vu le public, nous choisîmes la forme d’un conte.

 

 

PARTIE 1. DÉRANGEMENTS

 

Le pays de Galassa

   Il existe au milieu de l’Afrique, le pays de Galassa. Vous ne le connaissez pas, vous ne le verrez jamais sur une carte, même avec une loupe, il est trop petit et bien caché. C’est un pays sans histoire, un pays hors de notre temps et pourtant pour ceux qui l’ont connu sur des chemins d’aventure, c’est le plus beau pays du monde … Flanquée d’un lac océan, la plaine du centre s'habille suivant l'humeur des habitants, de jaune tournesol, de vert thé ou café et donne aux vaches une herbe si nourrissante qu’elle leur fait pousser les cornes comme une prière vers le ciel. La plaine doit sa fertilité à des rivières paresseuses qui remplissent leur mission océane en méandrant paresseusement. Des collines habitées fripent la terre de ci de là et annoncent ainsi les volcans qui en fronçent le fond en pianotant le ciel. Pour un voyageur de hasard ce paysage appelait au séjour prolongé d’autant plus que chez les galassais, l’hospitalité est gravée dans les us et les cœurs et procède d’une curiosité bienveillante. Ici, on ne voit chez l’étranger qu’un plus, qu’un enrichissement du présent et plus l’étranger l’est, plus il est attendu et convoité.

   Aussi l’étrange personnage qu’on surprit un jour cheminant légèrement, fut-il particulièrement bien accueilli. Il faut dire que la peau lisse et dorée, les moustaches félines, le chapeau en forme de girolle à l’envers et la longue pipe dénonçait en lui un très lointain voyageur. L’étrangeté de l'errant enchanta donc et lui fit entrée chez les uns et les autres. On se le disputa de maison en maison à coup de sourire de bienvenu et ce jusqu’à la plus haute colline, la colline Tutstou, celle des sages. Au début, on l’invita à venir gratter le dos de la terre, ce qui se faisait tous les matins afin de la préparer aux plantes colorantes. On vit que dans cet exercice, il y était tout sauf maladroit. On l’amena saluer les vaches toujours prêtes à la tristesse. Le fluet farfadet leur fit compliment des yeux de leurs génisses montrant ainsi sa parfaite connaissance du caractère mélancolique et maternel de ces placides animaux. Le soir, on le conviait près du feu où on écoutait des amuseurs malicieux, d'agiles poètes, de vieux conteurs à barbes ou des citharistes itinérants. Et c’est au cours d’une de ces veillées qu’on s’aperçut que le fragile vagabond produisait avec sa pipe au long cou des bulles vaguement colorées dans lesquelles s’inscrivaient des mots souvent tristes. On remarqua bien que ces nuages ne s’échappaient que par inadvertance et avec comme de la retenue. On le pria de se laisser aller, on lui assura qu’il était chez lui et qu’il était libre de s’exprimer comme il l’entendait. Pour la première fois, le visiteur funambule sourit et les bulles devinrent plurielles au grand plaisir des regardants. Le petit homme restait toutefois un mystère jusqu’à ce que le très vieux Cornedor ne consultât sa boîte à oubli. Il y trouva enfouie et quelque peu jaunie l’existence de ces lutins philosophes et de grande sagesse qu'on appelait dans les temps très anciens et suivant les régions, chapôtres ou chamages. Il s'informa avec grand respect et après confirmation, il lui demanda l’honneur d’être son hôte permanent. Ecoutons sa réponse qu’il inscrivit dans une grande bulle bleue :

« Votre offre vient du cœur. Je le sens, je le vois.

Elle soulage mon malheur. Je l’accepte avec joie.

Tsantsao le chapôtre en vivant à Tutsou

sera un temps des vôtres et sera l’un de vous »

   Tsantsao était déjà entouré d’affection bienveillante mais le puits de sagesse qu’il était, au dire de Cornedor, fit qu’il devint le référent du conseil des neufs. Car il y avait un conseil des sages auquel on faisait appel par exemple, et cela était rare, quand problèmes, litiges et disputes n’avaient pas trouvé entre les protagonistes, leur règlement en paroles amies. Mais surtout cet aréopage avait pour fonction principale de discuter des lois régissant le petit pays. C’est ainsi que le chapôtre participa à une déjà ancienne décision prise par la docte assemblée, décision qui concernait l’éducation des enfants. Bien sûr, comme partout il fallait apprendre à lire, à écrire, à compter mais le plus important pour les galassais, c’était de savoir vivre ensemble, de savoir pourquoi on doit s’entraider, pourquoi on doit se respecter. Sollicité par le très vieux, le très sage Cornedor, Tsantsao le chapôtre avait suggéré :

« Pourquoi ne pas réserver une colline aux enfants ?

Mettre entre parenthèse les parents.

Au moins un jour, une lune, de temps en temps.

Ainsi, ils pourraient ensemble apprendre à être grands.

Bien sûr, il y faudra veiller discrètement. »

   L’idée bien entendu, fut longuement discutée, longuement travaillée puis fut finalement acceptée et mise en pratique. Et depuis, les petits galassais, dés l’âge de six ans, vont sur la colline de l’enfance. Au début, ils y vont un jour par semaine puis deux puis trois. La première année, les parents peuvent leur rendre visite mais d’une part les rencontres ont lieu dans un sas de verdure pourvu d’une hostière et d’autre part ils n’ont pas le droit d’y rester et de décider comment vivre sur cette colline. Toutefois, pour les cas graves (maladies accidents …) et pour en être avertis à temps, les vieux sages, par l’entremise des bulles de Tsantsao que les oiseaux comprenaient, avaient confié la surveillance aérienne de la colline à Catubodua (Catu pour les amis), vieille chouette acariâtre mais de toute confiance et Kibiribiri, bel oiseau blanc un peu poète. Tous les deux avaient beaucoup d’heures de vol et donc beaucoup de sagesse. L’une assurait la permanence de nuit et l’autre celle du jour.

  Et c’est sur cette colline que notre histoire commence…

 

 

Un vent mauvais

   Au Galassa, les enfants vivaient donc entre eux et déroulaient le temps suivant leur propre rythme. Le matin, on s’était réparti les tâches. Les grands, par exemple, devaient faire les gros travaux comme couper et élaguer les arbres du bois doré tandis que les petits replantaient de jeunes pousses pour remplacer les eucalyptus déchus. Les grandes s’occupaient plus particulièrement de la cuisine et de la couture tandis que les petites faisaient briller les assiettes et polissaient les verres en bois. L'après-midi, on allait à l'école et quand la nuit tombait, on se réunissait autour de grands feux de parole où on écoutait les raconteurs venus d’ailleurs essayer leurs histoires sur un public toujours prêt à s’émerveiller. Là, on buvait la musique de Pipelo, enfant aux yeux rêveurs et aux mains violonistes. Là, on dansait sur des airs cythariens qui, comme chacun le sait, électrisent les jambes et font vibrer les bras. Là on jouait avec les mots, là on poétisait la vie de tous les jours … Puis on rejoignait les huttes toutes habitées par un grand, une grande, un moyen, une moyenne, un petit et une petite. La vie ainsi déclinée, laissait de larges plages pour le rêve, la poésie, la musique. La vie ainsi dessinée laissait du temps pour le plaisir. Et à s’organiser ainsi, les enfants y gagnaient du temps à perdre dont ils faisaient ce qu’ils voulaient.

   Quand il était nécessaire, on réunissait le conseil des enfants et celui-ci se déroulait suivant un rituel immuable et grave. Les deux oiseaux sur la plus haute branche appelaient les enfants l’une avec une voix éraillée mais porteuse, l’autre par des cris perçants et clairs. Les enfants s’asseyaient, les petits devant à même le tapis d'herbe, les autres derrière sur des bancs en pierre d’accueil. Malinius le chef du conseil arrivait avec son chapeau rouge et pointu. On lui faisait large place. Adossé à l’arbre graphiti, il sortait précautionneusement son ouvre cérémonie, un couteau fin à la lame trempée à la lune et cadeau de son ami le chapôtre puis il découpait dans l’air ambiant un trou rond par où pouvait passer le vent majestueux de la sagesse. Celui-ci faisait le tour de l’assemblée et, même si certains fronts lui étaient peu hospitaliers ou peu confortables, il arrivait généralement à tous (enfin presque) les occuper. Le temps s’arrêtait et on pouvait alors débattre des points du jour. Les décisions prises devaient bien sûr être consignées et c’était le moment préféré de l’arbre graphiti. Cet arbre en bois d’écoute et à l’écorce de lait, avait à hauteur d’épaule d’enfant une fenêtre par laquelle on voyait faire vague son cœur de fibre. Et pour mettre en mémoire les règles, les mendements, et autres avenants Malinius ouvrait la fenêtre posait doucement sa main sur le cœur de l’arbre et écrivait le texte qui apparaissait quelques minutes après sur son écorce blanche. Le bouleau géant s’étirait alors de quelques lignes. C’était sa manière de grandir et ses feuilles applaudissaient sous la poussée. Quelquefois, mais le cas était rare, il fallait effacer. Il le faisait bien sûr mais il montrait sa désapprobation en produisant un craquement sinistre. C’est bien connu, les arbres n’aiment pas rapetisser.

    Malinius, hors la colline des enfants, habitait chez son grand-père Cornedor et c’est là qu’il avait rencontré Tsantsao. Ce fut un moment magique. Le chapôtre ne s’était pas arrêté à l’aspect chétif de l’enfant et avait vu tout de suite sa grandeur. L’enfant ne s’était pas arrêté à l’étrangeté physique du chapôtre et avait tout de suite décelé le vide immense qui l’habitait. Malinius détristait quelque peu Tsantsao (il lui rappelait quelqu’un) et le chapôtre avait promis au lutin lunetté de ne partir que quand il lui aurait appris le langage des bulles. A condition toutefois qu’il accepte de grandir et de se remplumer quelque peu. Cette exigence fit sourire tant le frêle physique du chamage était comparable à celui de Malinius. Car Malinius, le chef, était tout petit, tout maigre tellement maigre qu'un coup de vent un peu sévère pouvait, s'il n'y prenait garde, le mettre à terre.  Des épaules étroites, des bras ficelles, des jambes allumette, un nez carotte avec dessus en équilibre instable, des lunettes grandes comme des assiettes, Malinius n’était ni beau ni fort,  il était même d’une laideur et d’une fragilité remarquables. Alors, pourquoi me direz-vous l'avoir choisi pour chef, lui si fragile ? C'est que ce corps si faible, si fluet, portait une grosse une énorme tête et que dans cette tête se fabriquaient des millions d'idées. C'est que dans cette poitrine si petite se trouvait un grand, un très grand cœur. Et cette énorme tête était toujours au service de ce grand cœur. Cette tête fertile et ce cœur attentif faisaient que Malinius pouvait comprendre les problèmes de chacun et y trouvait toujours une solution.

   Le petit chef était en permanence accompagné de Césarine sa grande sœur, une fille réfléchie, très raisonnable et qui veillait en permanence sur lui. Et elle avait du travail parce que Malinius avait un défaut, un grand défaut. Il était distrait mais d’une distraction extraordinaire. Cela venait de ce qu’il pensait trop aux autres et pas assez à lui. Il oubliait tout, de manger et il s’étonnait d’être fatigué, de mettre ses chaussures et il s’étonnait de la dureté des chemins, de poser ses lunettes sur son grand nez et il s’étonnait qu’il fasse tant brouillard. Mais Césarine veillait, lui apportait son chapeau, lui apportait son tricot, lui apportait son stylo, et il pouvait toujours faire ce qu'il devait faire.

   Tout allait bien sur la colline des enfants mais depuis quelques temps un vent mauvais, subtil au début mais de plus en plus persistant soufflait sur la colline. Ce vent sortait de la bouche de trois garçons aussi méchants que menteurs, aussi menteurs que paresseux et aussi paresseux que méchants. Ils avaient pour nom Malamar, le plus fort et le plus bête de la colline, Vorien, le plus fourbe et le plus fainéant, et Veutou, le plus prétentieux, le plus envieux et donc le plus dangereux. Pourquoi ces trois-là avaient-ils viré ainsi ? On sait maintenant que c’était par facilité, mauvaise conseillère s’il en est, et c’est bien connu, être méchant menteur et paresseux, c’est plus aisé que de ne l’être pas.

   Toutes les trois lunes, un jury composé de membres du conseil des sages et du passeur de savoir présidait à l’examen de sortie des plus grands, et tous les trois le rataient régulièrement. Et avec juste raison, jugez-en.

Lorsque le valuateur avait demandé,

à Vorien,

– Si quelqu’un oublie son sac, que fais-tu ?

– Je prends ça qui y a dedans et s’il est beau, je le garde pour moi.

Et à Malamar,

– Si un panier est trop lourd pour une fille, que fais-tu ?

– Je me moque d’elle, j’y fait un crok ou je la pousse pour qu’elle tombe, c’est super rigolo et même trop marrant !

Et à Veutou,

– Si tu as trop à manger et qu’un petit a faim, que fais-tu ?

– Je jette le manger dans la rivière pour pas qui zi touche, mon mien c’est mon mien ! Et si y va le chercher je lui en colle une …

   L’échec répété à l’examen de sortie, échec d’habitude rarissime, avait fait de ces trois-là les plus vieux enfants de la colline et Veutou le plus vieux des trois. Les plus vieux mais aussi les plus forts et, c’est souvent le cas, les plus fainéants ! Tous les trois étaient inséparables. On les voyaient déambuler, une masse de muscles et de petits yeux respirant la bêtise brute, un échalas à la bouche pendante et aux mains molles annonçant le fourbe, un envieux toujours mangeant et transpirant la paresse. Ils faisaient un peu peur. Tous les trois partageaient et entretenaient la même haine, la haine envers les filles. Ils n’aimaient pas qu’elles passent du temps à se faire de jolies robes couleur soleil. Ils détestaient les voir confectionner des bijoux de graines rouges et bleues. Ils ne supportaient pas qu’elles sortent des maisons pour jouer ou danser. Mais surtout, ils n’aimaient pas qu’elles participent et parlent au conseil.

– Ah si c’était moi, ça ne se passerait pas comme ça !

– Ah si c’était lui, nous les garçons, on pourrait jouer et manger toute la journée.

– Ah si c’était lui, nous les garçons qui sommes les plus forts et les plus intelligents, on déciderait de tout sur cette colline.

   Ils le disaient partout et, il faut le dire, les garçons commençaient de plus en plus à prêter une oreille complaisante à ces propos. C’est que si c’était lui, ils pourraient jouer toute la journée, ils pourraient manger toute la journée, ils pourraient se lever ou se coucher quand ils voudraient. Ces paroles ne faisaient pas l’objet de harangue ou de déclarations collectives, tout au contraire, elles étaient chuchotées de bouches méchantes à oreilles naïves et soigneusement sélectionnées. Et bien sûr, à l’approche d’une fille ou d’un garçon dont on n’était pas sûr, les murmures s’arrêtaient nets, les figures se fermaient et on s’éloignait prestement avec des airs sournois et entendus. C’était un vent mauvais mais un vent souterrain, un vent pernicieux un vent qui caressait dans le bon sens, le sens de la paresse, de la vanité.

   Césarine avait bien remarqué quelques changements. Les garçons, les grands surtout, évitaient de plus en plus les filles. Le soir, ils faisaient groupe compact et murmurant. Elle fit une enquête et demanda aux filles d’interroger leurs frères. Et ce fut Ninas le petit frère d’Ameline qui, très naïvement et de sa voix fluette, révéla ce qui se tramait.

   Malinius réunit le conseil et voulut débattre de l’affaire. Mais le vent de la sagesse ne caressa pas les fronts penchés et têtus des garçons mutiques et aucune nouvelle décision ne vint s’écrire sur l’arbre graphiti.

   Cela ennuyait beaucoup Malinius qui cherchait un moyen de faire taire ces horribles et de couper le souffle au vent mauvais. Il cherchait dans sa grosse tête, il cherchait dans son grand cœur. Il cherchait la nuit. Il cherchait le jour. Il ne pensait qu’à ça. On le voyait aller de l’un à l’autre mais l’un et l’autre l’évitait de plus en plus. On le voyait consulter l’arbre graphiti où tous les cas devaient être prévus mais nulle part en son écorce, n’était mention d’une division fille et garçon. Il s’en ouvrit discrètement au passeur de savoir et il écrivit une prière à Cornedor transmise par Kibiribiri mais les deux réponses furent identiques et ne lui apportèrent aucun secours « Sur la colline des enfants, seuls les enfants peuvent régler les problèmes des enfants. Débrouillez-vous ! »

 

 

Nouveau régime

   Malinius devint pour Césarine insupportable. Il ne parlait plus sauf à lui-même, Il ne dormait plus, il ne mangeait plus, il oubliait l’espace, il oubliait le temps. Elle se désespérait tant qu’elle envoya un message secret à Tsantsao le chapôtre et elle reçut en retour une grande bulle couleur rouge courage dont le long texte s’effaça à mesure de sa lecture…

   La pensée du vent mauvais envahissait la tête de Malinius et sa distraction devint maladive. Si bien qu’un jour, il oublia de respirer.

   Je vous l’avais bien dit, Malinius était distrait …

   Bien sûr oublier de respirer, c’est trop dire. Mais il ne le faisait que de temps en temps. Allongé sur son lit de feuilles, il était veillé en permanence par sa Césarine. C’était grave, ce manque d’air dans ce corps frêle. Essayez de ne pas respirer pendant cinq minutes et vous verrez dans quel état était le petit sage de la colline.  C’était très préoccupant et pourtant ni Kibiribiri l’oiseau blanc ni Catu ne s’étaient envolés pour en avertir les vieux sages comme prévu en cas de maladie. Au contraire, là-haut sur la cime de l’arbre graphiti, ils échangeaient des paris sur la couleur du ciel du lendemain, ils comparaient leurs plumes, ils se frottaient le bec bref, ils semblaient indifférents aux douloureux événements qui se déroulaient vingt mètres plus bas. Et pourtant c’était grave, très grave.

   La nouvelle fit très vite le tour de la colline. On réunit le conseil de toute urgence. Etrange conseil que ce conseil extraordinaire. Un conseil sans Malinius, un conseil sans Césarine, un conseil qu’aucun des oiseaux là-haut n’avait convoqué, un conseil où la moitié des participants pleuraient, c’était plutôt des filles et où l’autre moitié se frottaient les mains, c’était plutôt des garçons, un conseil sans ouvre cérémonie pour faire passer le vent de la sagesse. Vraiment, étrange conseil que ce conseil-là.

   Un silence gêné se fit. On ne savait comment commencer.

   Veutou sentait que son heure était proche. Il prit la parole et d’une voix de coq éraillé déclara que Malinius avait été élu, c’était vrai, que c’était quelqu’un de bien, qu’il était désolé de sa maladie mais qu’il se demandait si on pouvait garder un chef aussi distrait et aussi fragile. Vorien, meilleur négociateur, ajouta qu’il aimait beaucoup Malinius qu’il adorait Malinius, que c’était un grand, un très sage chef, qu’on aurait jamais un aussi bon chef mais voilà :

– Peut-on parler sans respirer ?

– Non, bien sûr dirent les enfants après avoir essayé.

– Peut-on donner des conseils sans parler ?

– Non bien sûr dirent les enfants après avoir réfléchi.

– Peut-on être le chef sans donner des conseils ?

– Non bien sûr dirent les enfants après en avoir parlé.

– Alors, il faut regarder le règlement. Il faut chercher dans l’arbre graphiti.

 

   Ainsi fut fait. On demanda aux oiseaux de s’arrêter de jacasser et de chercher dans l’arbre si la maladie du chef en place était un cas prévu. Ils descendirent en voletant de ligne en ligne et s’arrêtèrent au milieu. Catubodua l’ainée, marmonna de sa voix criarde :

Article 17-2 de la colline des enfants :

En cas de maladie du chef des enfants, le premier qui lui enlève le chapeau rond,

à condition de le faire doucement, le remplacera jusqu’à sa guérison.

   Veutou en tête, les enfants se précipitèrent dans la hutte de Malinius. Mais là, surprise ! Pas de Malinius dans la hutte ! Plus de Malinius sur le lit ! Et sur ce lit, Césarine dormait. Elle dormait étrangement, obstinément. A côté d’elle la bulle rouge courage sans texte et le couteau ouvre cérémonie. On la secoua …

– Et quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Malinius ça va ?  Mais où est Malinius ?

– Oui dirent les enfants où est Malinius ?

– Mais je ne sais pas ! J’étais fatiguée et je me suis endormie près de lui. Il est si maigre, il s’est peut-être envolé… Il faut le retrouver …

   Et tous se mirent à la recherche de Malinius afin de lui enlever le chapeau.  Et bien sûr, Veutou et sa bande étaient les plus actifs. Ils voulaient ce maudit chapeau de chef et ils l’auraient juraient-ils. Mais voilà, Malinius avait disparu. Pas de Malinius dans sa maison, pas de Malinius au jardin, pas de Malinius sur les chemins, pas de Malinius dans un buisson. Veutou enrageait. Il criait, donnait des ordres, visitait tous les coins et recoins de la colline, inspectait tous les arbres mais rien n’y fit, Malinius resta introuvable.

On décida de consulter une fois encore le règlement. Le cas, là aussi, était prévu.

Article 17-3 bis de la colline des enfants

En cas de disparition du chef pendant plus de trois jours,

C’est le plus vieux qui le remplace jusqu’à son retour

   Et c’est ainsi qu’au bout de ces trois jours, Veutou, parce que le plus vieux de tous, devint le chef de la colline des enfants, chef sans chapeau, chef par défaut mais chef tout de même.  Sur les conseils de Vorien, il attendit quelque temps. Malinius restait introuvable et son absence persistante devenant d’habitude, Veutou se sentait plus fort de jour en jour. Lui et les grands étaient pressés de mettre son programme en application, et pour se faire ils profitèrent de la fête de la lumière. Les grands prétextèrent de tâches urgentes et importantes pour ne pas, à leurs grands regrets bien entendu, se joindre à la troupe joyeuse.  Ce jour-là les filles et les petits moyens garçons partirent toute la journée recueillir dans des sacs dorés des rayons de soleil qu’on lâchera ensemble le soir pour prolonger le jour. Pendant leur absence, les grands se réunirent en conseil restreint et écrivirent de nouvelles règles. Veutou, Vorien donnaient la teneur et, Graphiti n’acceptant aucune erreur de langage, Cétou et Bavoir traduisaient en galatassais correct. Malgré cette prudente précaution, il y eut quelques rayures ratures.

Règle N° 115 : Les grands ne doivent encore plus travailler. Comme ça, ils peuvent mieux penser et même réfléchir.

Règle n°116 : Les petits doivent travailler dur et toute la journée. Comme ça ils deviendront plus vite grands grandiront plus vite

Mais les plus grands changements c’était pour les filles

Règle n°117 : Les filles sortiront subrepcitement des maisons le matin à cinq heures pour aller chercher l’eau pour la cuisine et la lessive. Elles le feront sans parler avec la bouche ni faire de bruit pour ne réveiller personne.

Règle n°118 : Les filles doivent faire le ménage, la cuisine, la couture, sans embêter les garçons. Elles s’occuperont avec l’aide des petits du jardin, du poulailler, de la garenne et des deux vaches Clarine et Clarence. Elles le feront habillées en habit de travail.

Règle n° 119 : Les filles ne doivent plus participer aux assemblées. Elles parlent trop et ne disent que des bêtes bêtises.

Règles 119 suite : D’ailleurs, Les filles ne doivent plus parler sauf pour répondre à un garçon.

Règle n°120 : Les filles ne doivent plus porter et faire de jolies robes. Ca ne sert à rien qu’à peindre perdre le temps…

Règle 120 suite : Les filles ne doivent plus faire et porter des bijoux. C’est du temps pendu perdu.

Règle 121 : Et aussi, les filles n’ont pas besoin de savoir lire et écrire pour faire ce qu’elles doivent faire. Elle n’iront cependant donc plus à l’école.

Etc etc ….

   L’arbre graphiti n’avait rien à dire et il aimait tant grandir. À leur retour, les enfants essayèrent bien de discuter mais c’était écrit, le mal était fait. Veutou confisqua le sac de rayons mais il avait oublié que ces lumières en trait ne peuvent être libérées que par ceux qui les ont fait un temps prisonnières. Dépité et fidèle à ses principes, il jeta le sac dans la rivière où ils se transformèrent en reflets de lune.  Sur un ordre aboyé du nouveau chef, on alla, privé de fête, tristement se coucher.

  De ce jour-là, sur la colline des enfants, la vie se transforma.

  Toute la journée, les grands palabraient, jouaient à l’awalé, au gratte poule ou à la choule courte, ils buvaient du jus de merisière préparé par les filles, ils mangeaient les légumes et les fruits cultivés et cuisinés par les filles. Toute la journée, ils se pavanaient dans des habits lavés et cousus par les filles. Veutou avait même commandé un fauteuil à quatre bras et se faisait porter par les petits les plus costauds. Bref pour les grands qui devenaient gros, tout allait très bien et ils s’en autoconfortaient. La vie était belle. Pour les moyens, les grands faisaient exemple. Les gamins badaient leurs ainés, les suivaient en se tenant toutefois à distance de baffe et s’essayaient à les imiter.

Mais pour les autres …

Les petits et les filles travaillaient tout le temps. Ils ne mangeaient que ce qu’il restait du repas des grands. Ils n’avaient pas le droit, de s’amuser, de rêver, d’aller à l’école, d’assister au conseil. Les petits pleuraient beaucoup et les filles étaient de plus en plus fâchées. Et certaines d’entre elles, de plus en plus nombreuses, étaient de plus en plus décidées à se révolter et à donner une leçon à ces prétentieux.

 

Représailles

   Mais quelle leçon ? Les garçons s’étant enfermés dans la raison du plus fort, comment faire comprendre à qui ne voulait pas entendre, que ça n’allait pas du tout sur la colline ? Alors la nuit, quand tout le monde dormait, elles sortaient sans bruit des maisons et se cachaient dans le bois voisin pour en parler.

– On pourrait refuser de travailler.

– Mais qui fera à manger pour nous et surtout les petits ?

– On pourrait rentrer chez nos parents.

– Tu sais bien que c’est interdit.

– On devrait peut-être en parler à monsieur Lahic Férulas ou envoyer un émissaire à Cornedor, le vieux sage.

– Je l’ai fait. Férulas est furieux depuis qu'il n’a presque plus d’élèves. A part Cétou et Ignare, les grands n’y vont plus, ils préfèrent jouer, nous on ne peut pas et les petits n’ont pas le temps.

– Et l’émissaire ?

– J’ai envoyé un message à Cornedor par Kibiribiri. Voilà la réponse.

On lut le message à la lueur d’un allume-tout.

Petites,

Nous sommes très fâchés mais nous ne pouvons rien faire. Sur la colline des enfants, ce sont les enfants qui doivent régler leurs problèmes. Ne nous parlez plus de ça.

Cornedor

PS1 : Essayez de retrouver Malinius !

PS2 : La bulle rouge ! (Tsantsao)

 

– La bulle rouge ? C’est quoi ça s’étonnèrent les liseuses.

– C’est ça. Le chamage l’a envoyée à Malinius avant sa disparition. Mais vous voyez, elle va pas beaucoup nous aider.

   Et en effet, la bulle était vide de sens. Celle qui avait parlé au maître, qui avait envoyé un message, qui gardait la bulle rouge, c’était, vous vous en doutez, notre Césarine. Et c’est elle qui, une nuit, proposa une solution …

– Moi, je sais ce qu’on peut faire. Enfin je crois et si vous en êtes d’accord mais il faudra du courage et surtout bien garder le secret.

– Dis-nous Césarine ! Dis-nous vite !

– Promettez d’abord de ne rien dire à personne. Levez le bras, crachez par terre et dites je le jure.

Et toutes de lever le bras et une par une de prononcer la formule :

« Croix de fer, Croix de bois! Pas un mot ne sortira par ma voix !

           Croix de bois, croix de fer ! Si je mens, j’irai en enfer ! »

   Puis elles se regroupèrent silencieusement autour de Césarine, l’écoutèrent avec gravité et attention…

  Dans les jours qui suivirent, les filles préparèrent pour les grands des repas succulents, leur firent des habits superbes, et ce tout en souriant, tout en répondant modestement à toutes leurs demandes. Ce qui fit que les garçons ne s’aperçurent pas que, pendant qu’ils dormaient, que pendant qu’ils jouaient, que pendant qu’ils palabraient, elles avaient d’autres et d’étranges activités. Nini mettait des patates, et des racines de manioc de côté, Myrtille cueillait des tiges de chènevis et en tissait les fibres, une autre pressait des litres de mitronnelle, Maria réparait, ajustait de vieux souliers et en fabriquait à semelle de bois ...

   Et la nuit, quand elles se retrouvaient, Césarine faisait le bilan sur un tout petit carnet qu’elle tenait secret dans sa chaussure gauche.

– Patates ?

– … kilos répondait Nini

– Choux ?

– … de bruxelle et … normaux répondait Simbi la responsable des choux.

– Chaussures ?

– … paires bien solides répondait Maria la cordonnière.

–      Mitronnelle ?

–      … litres, répondait la responsable des boissons.

– Tissus ?

– … mètres répondait Myrtille.

   Toutes participaient à cette étrange quête. Et sous l’œil éveillé de Kibiriri perché, toutes amenaient quelque chose. Qui de la nourriture, qui, des habits, qui, des outils... Et plus les jours passaient plus le tas, caché dans le châtaigner creux, grossissait.

   Tant et si bien, qu’une nuit …

– Patates, manioc ?

– Sacs pleins répondit Nini.

– Choux ?

– Complet répondit Simbi.

– Chaussures ?

– Pour tout le monde répondit Maria.

– Mitronnelle ?

– Gourdes remplies, répondit la responsable des boissons

– …

– Bien bien, dit Césarine, nous sommes prêtes, Morphine, nous as-tu préparé la poudre de sommeil ?

– Tout à fait, voilà de quoi endormir tout le Galassa !

– Très bien, donnes-en à chacune d’entre nous et demain, nous en mettrons dans le repas des grands.

– Alors le départ, c’est pour après-demain ?

 – Oui, les amies, après-demain nous serons libres !

 – Et au fait, on ira où ?

– Kibiribiri nous montrera.

   A ces mots et dans le frou frou de ses ailes blanches, Kibiribiri s’envola dans la nuit. Vous l’avez compris, le plan de Césarine, c’était de s’échapper de la colline et de fuir ainsi la tyrannie des grands.

  La journée du lendemain passa très vite. Les filles étaient toutes un peu nerveuses, un peu distraites mais les grands ne le virent pas. Au contraire, quand vint le soir et qu’on leur apporta un dîner succulent, ils se félicitèrent d’avoir mis les filles à leur place.

– Ce ragoût était merveilleux, déclara Veutou en baillant comme un hippopotame.

– Et la pâte de manioc excellente, ajouta Vorien en s’étirant comme un boa repus.

– Tu vois, depuis qu’elles restent à la maison, elles cuisinent de mieux en mieux, affirma Malamar en s’allongeant par terre.

– Et elles sont contentes, elles sourient tout le temps, prononça Bêtidiot en se baffrant et s’écroulant.

– Ah, on a bien eu raison, ajouta Ignare en fermant ses yeux lourds.

– Et Veutou est un grand chef, affirma Flatteur en se couchant sur le sol.

– Ah ça oui, je ne regrette pas Malinius continua Méchus en déjà ronflant.

   Et tous de tomber dans un sommeil si profond que rien, pas même un volcan en colère, n’aurait pu les réveiller. Les autres se précipitèrent sur les restes de repas et s’endormirent à leur tour. Les filles attendirent un peu. Puis sur le signal convenu, le zinzibullement de la mésange, elles se réunirent au centre de la colline et firent leurs derniers préparatifs. On écrivit sur une grande pancarte :

On s’en va, on ne reviendra pas sauf si tout redevient comme avant. 

Et on prend les deux chiens. 

signé, les filles.

 

   On détacha Mordur et Morfor qui les accompagnèrent en aboyant joyeusement. Quand elles arrivèrent au lieu de départ, Kibiribiri les accueillit avec un chant très aigu. C’était sa manière de rire.

« Je vous présente notre guide de demain » dit Césarine.

   On se répartit les sacs. On les attacha sur des branches solides permettant ainsi de les transporter à deux ou de les faire tirer par les chiens. Césarine se chargea tout seule d’un panier bizarre recouvert de tissus de lin et d’où dépassait un bout de tissu rouge et une tige de jonc creuse. Personne ne posa de question. On savait que Césarine ne faisait rien sans juste et bonne raison. Et au petit matin la troupe, guidée par Kibiriri, partit vers une destination que seul l’oiseau semblait connaître.

   Le voyage fut difficile, fut très difficile. Elles n’avaient pas l’habitude de porter de charges aussi lourdes. Elles n’avaient pas l’habitude de marcher si longuement. Et au bout de quelques heures, les épaules tombantes rougissaient sous le tissu épais, les pieds au bout des jambes lourdes et récalcitrantes, allumaient des ampoules sensibles. Les arrêts se faisaient de plus en plus fréquents, les pauses de plus en plus longues. Et quand l’oiseau donnait le signal du départ, les corps renâclaient et rechignaient de plus en plus à se relever et repartir. Les corps oui mais pas les têtes et pas une ne se plaignit. Oh ! On avait bien envie de pleurer surtout les petites, mais, quand cela venait, on accrochait bien vite un sourire décidé à ses lèvres. L’idée d’abandonner visitait parfois les cerveaux embrumés par l’effort, mais, quand elle arrivait, on la chassait par d'entraînantes chansons. Pas une ne larmoya, pas une ne gémit. Il faut dire que Césarine, titubant sous la charge mais souriant sans cesse et chantant toujours, donnait l’exemple.

   A la nuit penchée, l’oiseau aux ailes blanches se posa dans un soupir sur une pancarte au bord d’une colline verte et désolée. Les filles s’approchèrent. Sur la pancarte, étaient écrits en Kigalassa ancien ces quelques mots…

 

Filles,

Le grand chapôtre nous a convaincus.

Vous pouvez emprunter cette colline pour un temps. Elle est abandonnée. Ses habitants sont en voyage de connaissance. Mais nous ne pouvons rien faire de plus.

Le conseil des sages.

PS : Bravo les petites  hi! hi! (Tsantsao)

 

Les filles étaient arrivées.

   Elles grimpèrent la colline, posèrent les sacs. On alluma un grand feu. Bientôt la marmite faisait chanter l’eau qu’on avait puisée dans un petit ruisseau. Ce soir-là, le repas se résuma à deux patates douces pour chacune. Mais leur épuisement fit que jamais repas ne leur sembla aussi bon. Les filles se couchèrent à même le sol et s’endormirent aussitôt sans faire attention à Césarine qui, assise près de son sac, chuchota pour elle-même quelques minutes avant de, elle aussi, tomber dans le repos.

 

 

PARTIE 2: ARRANGEMENTS 

Lendemains

   Quand les rayons du soleil se verticalisèrent, ils décollèrent les paupières empesées et frappèrent les rétines inactives. Les garçons furent un peu surpris de se retrouver sur le sol autour du feu éteint alors que les filles leur préparaient chaque soir une couche confortable et chaude. Ils déplièrent leurs carcasses, s’ouvrirent difficilement à la réalité, contemplèrent hébétés leurs jambes endormies et s’essayèrent à la parole.

– Mais qu’est-ce qu’on fait là dit Vorien d’une voix bizarre, comme s’il parlait avec la bouche pleine de pâte de manioc.

– Je ne sais pas, la dernière chose que je me rappelle c’était le frichti. Super bon mais peut-être trop lourd. Il faudra le dire aux filles grognogna Veutou la mâchoire pendante.

– Tiens au fait, où sont-t-elles nasilla Malamar, j’ai faim moi, où qu'est le premier petit déjeuner ?

– C’est vrai ça, Malingro va chercher une fille bafouilla Veutou.

   Et pendant que les garçons émergeaient difficilement, Malingro partit fièrement en mission. Mais bien sûr pas de filles et à la place le panneau de leur adieu.

– Veutou, Vorien, Malabar, les filles sont parties !!!

– Quoi, ce n’est pas possible, Qu’est-ce que tu racontes ?

– Si, si venez voir !

   Et tous de se précipiter. Et tous de se rendre à l’évidence. Les filles étaient bel et bien parties. Les garçons étaient stupéfaits.

– Même ma sœur qu’elle est plus à la maison ! Tu te rends compte ! Qui qui va s’occuper de moi pleurnicha Ninas, z’ai peur, moi, la nuit.

– Mais pourquoi qu’elles sont parties, elles avaient l’air contentes ?

– Mais où qu’elles sont-elles allées ? s’interrogea Cétou.

– Mais qu’est-ce qu’on leur a fait à part rien ? se révolta Bêtidio.

– Ca c’est un coup de Césarine. Sûr qu’elle aurait voulu être le chef, vu que Malinius c’était son frère. Pas vrai Veutou ? crut avoir deviné Flatteur.

– Une fille, chef ? Pftt! Nous fais pas rire ! J’ai la mâchoire en sommeil s’esclaffa Ignare.

– Et pis d’abord ! Elles n’ont pas le droit de quitter la colline des enfants postillonna Bavoir le doigt levé.

– Bon! Tout ce qu’on a à faire c’est qu’on va dire à Cornedor ou au conseil des sages.

– Comme ça, elles reviendront et elles seront punies. Tant mieux ! ricana Méchus.

– Cétou, Ignare, ouais vous les faillots, vu que vous connaissez le chemin, allez parler au passeur la situation grave et lui, il vertira le conseil brailla Veutou les bras croisés hugh j’ai dit !

   Veutou ne se trompait pas. Cétou et Ignare étaient bien encore les seuls à pratiquer le chemin de l'école. Le premier par intérêt pour l’étude, le second par respect pour ses joues rebondies et par peur des claques promises par son épicier de père s’il n’apprenait pas à lire et surtout à compter. Mais leur assiduité et donc leur faillotisme, dixit les garçons, ne paya en aucune façon bien au contraire :

– Comment osez-vous demander chose pareille ? grogna monsieur Laïque en saisissant l’oreille droite d’Ignare et la gauche de Cétou.

– Comment osez-vous représenter cette troupe de vauriens ? en pinçant la joue droite de Cétou et la gauche d’Ignare.

– Moi servir d’entremetteur à cette bande de somets, de cancres de chenapans de canailles dévoyées, de pendards ! s’essouffla Férulas en prenant son bâton ferré.

   Ce qui fit, on les comprend, déguerpir nos envoyés spéciaux et perdre au passeur ses deux derniers élèves. Bref l’ambassade fut un échec complet et les stigmates consécutifs à la mission furent d’abord source de quolibets.

– Pourquoi t’es tout rouge ?

– C’est qui qui t’a fait un gros bisou sur la joue ?

– C’est qui qui t’a suspendu par l’oreille ?

– C’est qui qui t’a …

   Les deux émissaires se jurèrent bien de ne plus accepter de responsabilités. Quoi qu’il en soit, il fallait se débrouiller sans le passeur. Après discussion on s’accorda sur la nécessité urgente d’un message au conseil des sages. On palabra sur le contenu.

– D’abord on l’adresse à qui ?

– Bê à Cornedor non ? C’est le plus vieux, proposa comme une évidence Bêtidiot.

– Mais non, c’est officiel, faut adresser au conseil affirma péremptoire Bavoir dont le père, monsieur Lechat, était greffier.

– Ouai  ouai t’as raison ! approuva gravement Veutou. Bon on a l'adresse et après ?

– Faut dire qu’ils nous envoient d’autres filles, suggéra Ignare.

– T’es malade, ils vont les trouver où ? ricana Vorien.

– Alors Bavoir, c’est un cas de force adulte, ton père y ferait quoi ?

– Les faits ! Rien que les faits qu’il dirait et une proposition de suggestion et aussi une formule de politesse répondit doctement le fils du greffier Lechat.

– Bon t’auras qu’à dicter à …, ben il est où ce nul ?

Et en effet Cétou, vexé, s’était éclipsé.

– Bon Vorien c’est toi qui t’y colles ! Hugh j’ai dit !

   Vorien prit la plume d’écriture et après avoir trouvé dans quel sens on la tenait, rédigea sous la dictée de Veutou la missive. L’écriture en fut particulièrement ardue. Jugez-en !

qonseille  dé sage,

Lé fille son paty. Elle zon pa le droa. Il fô lé punir et lé fer revenir.

Merci et salu

 

   Il faut excuser Vorien, il n’allait plus à l’école depuis si longtemps.

   Catubodua qui s’était servie dans les assiettes dormait encore sous l’effet de la poudre du sommeil. On la ressuscita avec un grand seau d’eau. Vexée devant de telles manières, elle s’apprêtait à se décider à essayer de s’envoler dignement mais on la retint par le bout de ses ailes noires, on s’excusa, on lui expliqua que jamais jamais on ne se serait permis de l’éveiller ainsi mais la situation était grave fort grave et on avait besoin d’ailes et les siennes étaient parfaites. On lui promit qu’à son retour, elle aurait une grande assiette de ragoût de chèvre et que tous les jours ce serait la même chose. On lui promit de lui faire un nid douillet où elle pourrait dormir toute la journée… On lui promit tant de choses que, malgré sa lourdeur et ses vieux os, elle accepta la mission. Cata était en vol encore alerte, très alerte même, mais ses pattes, à son âge, avaient perdu de leur force et elle avait de plus en plus de mal à s’arracher de la terre. L'oiseau avait donc opté pour des démarrages en hauteur et vivait de plus en plus de branche en branche d’où elle se laissait choir tout en se déployant. Ce jour-là et vu son état comateux, elle était dans l’impossibilité totale d’effectuer un décollage autonome. Malamar, l'hercule ricanant, y remédia en lançant l’alerte.

   L’attente ne fut pas longue et le retour de la chouette fut salué de Ho et Ha de bienvenue. Elle atterrit, fit un rétablissement et tendit fièrement le message en retour en cherchant des yeux l’assiette promise. Vorien se saisit de la missive s’approcha de Veutou déplia le petit parchemin et lut. Le message était très court :

 

Du conseil des sages,

Sur la colline des enfants, les problèmes doivent être réglés par les enfants.

Débrouillez-vous !

Cornedor

 

   La teneur du message étonna les garçons et les mit quelque peu en colère. C’est ce moment-là et ne voyant aucune assiette à lui destinée, que choisit Catu pour réclamer son dû. Elle reçut en réponse un maître coup de pied qui l’envoya sur la cime de l’arbre graphiti en distribuant sur le trajet la moitié de ses plumes.

   On réunit un conseil extraordinaire. Comme à l’habitude, seuls les grands y participèrent. On étudia la question. Finalement, ce n’était pas si grave, au contraire…  Les paresseuses et menteuses étaient parties et bien bon débarras, on se passera d’elles, les petits les remplaceront …

   Un nouvel article fut ajouté au règlement.

A venan ala Règle 117 (suite)

A partir du jour maintenant d’aujourd’hui, les petits feront les petites choses que faisaient les filles (cuisine, vaisselle, couture, lessive, jardin…) Ils seront surveillés par les moyens.

   Le problème était réglé …

   Pendant ce temps chez les filles…

   Le lendemain de leur échappée, elles furent un peu surprises de se retrouver sur une nouvelle colline. Bien sûr, leurs pieds étaient ornés d’ampoules, les jambes encore fatiguées, leurs épaules toujours douloureuses et la nuit à même le sol n’avait pas été des meilleures. Bien sûr ! Mais le bon tour qu’elles avaient joué aux garçons et la fierté d’avoir réussi leur coup les rendaient rieuses et oublieuses des fatigues du voyage.

   Après un petit et frugal déjeuner, Césarine réunit son monde et toutes tombèrent d’accord. Il fallait se mettre à l’abri du vent, de la pluie, se prévenir du froid et des animaux qui étaient devenus sur cette colline désertée particulièrement insolents. Il fallait assurer l’ordinaire et l’approvisionnement pour quand les réserves seraient épuisées. On décida de construire une grande hutte bien solide, de remettre en état le grand jardin abandonné, d’entourer le tout d’un large et haut enclos. Douceline, Halvina et Simbi, filles de braconneurs patentés, se chargèrent de la confection de pièges à lapins sauvages, à pintades et poules noires, destinés au peuplement des futurs poulailler et garenne. Herborie se chargea avec ses deux sœurs de cueillir myrtilles, fraises des bois, champignons, pissenlit, pouchous, ortie, noisettes et autres cadeaux sylvestres destinés à améliorer l’ordinaire. Par ailleurs les savoirs transmis par leur guérisseuse de mère, firent qu’elles s’engagèrent à pourvoir l’infirmerie de feuilles de gaillet, de belle-étoile, de pas d’âne, d’aubépine, de mille pertuis, d’ibéris amer, de vératre vert et toutes sorte de plantes médicinales.

   Les tâches réparties, on ouvrit le sac des outils et les filles se mirent immédiatement au travail. Cela leur fut difficile, car il faut le dire, elles manquaient quelque peu de force et elles n’avaient jamais fait ça auparavant. Là où un garçon eût suffit, il fallut au début, deux voire trois filles. Toutes participèrent. Les grandes choisissaient soigneusement les arbres et se mettaient à quatre pour les scier et les élaguer. Modur et Morfor se recyclèrent en chiens de traineau. Les moyennes ramassaient les branches jeunes et élastiques et les portaient aux filles maçonnes qui les tressaient avant que de les recouvrir d’argile.  Ensemble, on arrachait les mauvaises herbes, on nettoyait le jardin, on binait, on creusait, on plantait des poteaux. Les petites replantaient les jeunes pousses qu’on avait discrètement distraites du jardin de la colline des enfants. Non, dans cette première période appelée après-coup « le temps d’il faut », il n’y eut aucun moment pour s’amuser, rire, danser, rêver, faire de la musique. Et sous les pas des travailleuses affairées se redessinaient les chemins de la colline abandonnée. Les rebelles échappées avaient mal au dos, mal aux mains, mal aux jambes mais persistaient à faire les fourmis du petit matin à la nuit penchée. Le soir, après un repas simple rapidement préparé, les filles dénoisillaient, déshabillaient les châtaignes, tissaient le chanvre en fil ou en solides cordes ou tressaient les ronces pour fabriquer des paniers.  Parfois et c’était souvent à la veillée puisqu’on y pouvait plus facilement rêver, la pensée des petits les immobilisait, les yeux brouillard, le cœur presque en remord mais Césarine : « Chaque chose en son temps »

   Après une dernière chanson déjà ensommeillée, elles rejoignaient le lit commun et s’endormaient très vite. Césarine ne s’allongeait pas tout de suite. Elle restait en tailleur un temps sur son bout de lit et chuchotait toute seule et pour elle-même. Cette habitude n’avait pas échappé à ses amies qui bien sûr, les filles sont curieuses, l’avaient interrogée. « Toute seule dans le noir le soir, ce que je fais, mais je réfléchis » avait été sa réponse. Et on s’était habitué à cette habitude.

   Et le treizième jour, la grande hutte était terminée. Les murs en torchis étaient solides, le toit en feuille de bananier interdisait à la pluie ses envies d’intérieur.

   Le quatorzième jour, les potions à base d’hellébore pour les fièvres, de lis tigré pour la toux, de jusquiame noire pour la fatigue, d’éphélide de bouleau pour les ecchymoses étaient disponibles à l’infirmerie et avaient déjà fait office.

   Le quinzième jour, le jardin nettoyé donnait des radis noirs avantifs et énormes tant la terre y était fertile.

   Le seizième jour, la garenne et le poulailler étaient terminés et peuplés de lapins, de poules et de pintades sauvages et qui ne l’étaient donc plus.

   Le dix-septième jour, une impressionnante palissade entourait la hutte et le haut de la colline.

  Et le vingtième jour, les révoltées avaient enfin retrouvé un chez elles. On aménagea sérieusement. Césarine, par exemple, choisit le coin le plus sombre pour y installer son lit de feuilles et son gros panier. Débarrassées de l’urgence de l’installation, les filles apprivoisèrent alors le quotidien pour y gagner du temps à perdre. Notez qu'elles durent prendre en compte dans leur emploi du temps le fait que Césarine avait exigé que chacune s’entraînât à des activités garçonnières et belliqueuses. Au début on renâcla bien sûr mais on la savait totalement dévouée à leur cause. Et puis c’était la sœur de Malinius, elle savait ce qu’elle faisait. Cette totale confiance fit qu’elles se mirent à confectionner d’abord puis à utiliser toute sorte d’arme de jet et de trait.  Les filles y avaient, à leur surprise et petit à petit, pris goût. Quelques surnoms en étaient nés. Douceline pouvait tirer trois filles jusqu’à la frontière de jeu, elle était devenue Herculette. On n’appelait plus Halvina que Cochisa, faut dire que son arc en faisait une vrai amazone. Simbi vu sa grande dextérité au lasso avait hérité du surnom Gaucha, Morphine de celui de Sarbacanna …

   Pendant ce temps chez les garçons …

  La situation changeait rapidement. Une hiérarchie naturelle s’était établie. Tout en haut les grands, tout en bas les petits et entre les moyens, du classique finalement. Les grands s’appelaient les chevaliers tatomiques (allez savoir pourquoi !) et à leur tête bien sûr nos trois horribles entourés d’une cour, d’un cercle respectueux, les Ignare, Bêtidio, Flatteur, Mechus … Cétou échaudé par son entretien avec le passeur et ébranlé par la colère pédagogique, se tenait quelque peu à l’écart.

  L’organisation avait le mérite d’être claire. Les chevaliers, et c’est normal puisque cela leur est interdit, ne travaillaient jamais et se prélassaient toutes la journée. Il faut comprendre, leur fonction était de défendre la colline contre les agresseurs aussi dangereux qu'inexistants. Pour cela, ils se devaient d’être bien nourris, disponibles et donc libérés de toute tâches triviales.  Veutou, Vorien et Malamar s’étaient installés dans la plus grande hutte, le château, et y avaient rapatrié les réserves de confiture de myrtille, de gâteaux de châtaigne, de pâté de lièvre... Ils avaient aussi la primeur de la production du poulailler et régnaient en maître sur les habitants des clapiers. Le fruit des cueillettes et des pièges sylvestres était aussi monopolisé et centralisé dans le château. Pour les chefs tout était parfait. Dans leur générosité et après s’être servis, ils redistribuaient à leur cour, aux plus obséquieux qui redistribuaient aux autres grands. Ceux-là avaient mission de redistribuer à leur tour aux moyens qui avaient pour mission de … A mesure du ruissellement les parts étaient de plus en plus réduites et c’est bien logique n'est-ce pas que les petits, étant petits, ils aient de petites parts.

   Pour les grands tout allait donc bien. Mais pour les autres…

  Les moyens, ça allait encore. C’était les cueilleurs braconneurs attitrés par Veutou et ils en tiraient de menus avantages car même si strictement interdit et la délation était de mise, ils distrayaient quelque peu de leurs butins en poche profonde. Par ailleurs, le fait qu’ils devaient surveiller et commander les petits leur donnait de l’importance. L’injustice que les grands leur faisaient subir, ils la reportaient scrupuleusement sur leurs subalternes.  Disons aussi que leur état n’étant que provisoire, ils attendaient patiemment l’époque « quand on sera grand » époque où à leurs tours, ils pourront profiter des privilèges réservés aux chevaliers. Sauf que bizarrement il n’y eut pendant ces trois premières lunes, ni d’examens de sortie ni d’arrivée de petits nouveaux. Si bien que la situation resta figée sans aucune possibilité d’ascenseur social.

   En revanche, les plus jeunes s’épuisaient à, vous savez bien, ces petites choses … Et ils le faisaient sous l’œil sévère et parfois hargneux des moyens et ce pendant que les grands se reposaient, pardon réfléchissaient, après avoir joué et avant de manger. Les petits n’avaient pas le choix et subissaient taloches et privations en pleurnichant, taloches qu’ils méritaient amplement car n’étant ni assez forts ni assez adroits, l’accomplissement des tâches à eux assignées était pour le moins approximatif. On ne les appela plus que « ces nuls de petits ». Et ces nuls entretenaient mal le jardin qui ne donnait plus que par habitude. De surcroît, on s’aperçut un jour que l’endroit recevait de fréquentes visites intéressées. Ainsi de Lepos le lièvre qui faisait sans vergogne festin des carottes, ainsi de Ratatouille le trotte menu qui attaquait, en rat taupier qu’il était, les choux par leurs racines, ainsi de Casse noisette qui avait fait du verger son domaine et qui se délectait des noix et autre fruits. Mais le plus dévastateur, celui qui obligea à un palabre au plus haut niveau, fut Muzo le goupil qui vint nuitamment réguler la population gallinacée. Gloussement et caquètements ne réveillèrent personne et on ne put que constater les dégâts. Les grands comptèrent les rescapées, s’approprièrent les poules mortes et délaissées par Muzo et ordonnèrent aux moyens de faire en sorte que la clôture soit remise en état et plus vite que ça. Les moyens transmirent. Mais devant l’incapacité de ces nuls de petits à l’étanchéifier :

– S’ils sont trop nuls pour la rafistoler, qu’est-ce qu’on peut faire …

– Bof y aura toujours assez d’œufs pour nous. On leur en donnera plus voilà tout ! Moins nous on a, moins on peut leur en donner ! Ils l’ont bien mérité ces incapables asséna Malamar la bouche pleine.

– Oui c’est ça, y a qu’à les punir, ça leur apprendra décréta Bétidio.

– Bien sûr qu’on va les punir mais ça va pas régler le problème remarqua Ignare en se tournant vers Veutou qui réfléchissait et c’était contre nature.

– Tu dis quoi, toi Vorien ?

– Je dis que moi, je crois que j’ai l’idée se rengorgea le fourbe.

– Eh bé di zy !

– A quoi sert une barrière, si ce n’est à empêcher les animaux de dévaster le jardin, pontifia-t-il.

  Murmures et grommellements approbatifs.

– Et est-ce que les dévastateurs viennent quand les petits sont au potager, non bien sûr ! continua-t-il en laissant parole en suspend.

– Oui bon d’accord et alors ?

– Et alors pisqu’ils peuvent pas réparer la barrière et bien …

– Et bien ?

– Et bien, ils ont qu’à la remplacer  !

– La remplacer mais comment ? s’estomaqua l’assistance.

–Voilà c’est simple, il suffit qu’ils assurent une garde permanente.

– Même la nuit ?

– Surtout la nuit, et en plus ça leur fera punition.

– Et si qui s’endorment ?

– Les moyens feront des rondes pour garder les gardes-barrière dit Réponsatou.

– Bon, le problème est réglé. On mange ?

   Le règlement du problème n’améliora pas, on s’en doute, le rendement des petits.

   Les œufs des poules mal nourries devenaient de pigeon. Les lapins gavés d’herbe trop fraiche devinrent rats roux et privés de grignotement de petites branches de saule ou de bouleau, ils marchaient sur leurs incisives. Domestiqués, ils acceptaient en temps normal leurs morts programmées en échange d’une fin de vie confortable et facile. Ce n’était pas le cas et ils se dessinaient dans leur tête un plan de galeries de fuite. Plus loin, les deux vaches affrétées à la colline perdaient de leur placide insouciance devant le manque de fourrage, renâclaient devant la maladresse de la traite et leur lait y gagnait de l’acidité. Elles aussi, reluquaient vers les troupeaux de la plaine du centre.

   Et il n’y avait pas que les repas qui sauf pour les grands, faisaient problème. Les habits étaient ravaudés certes mais très approximativement, les toits se soulevaient et les petits n’avaient pas assez de force pour y monter des pierres empêchantes, les outils cassés n’étaient ni réparés ni remplacés et pour en revenir aux estomacs, si pour les uns on ne se plaignaient pas de la quantité en revanche la qualité …

  Bien sûr, les chefs houspillaient les grands qui houspillaient les moyens qui houspillaient les petits mais cela n’arrangeait rien bien au contraire. Et pour tous, cela devint une évidence, l’absence des filles se faisait sentir.

   On décida d’un conseil extraordinaire.

– Les petits sont trop nuls, il faut que quelques filles au moins nous reviennent.

– Oui mais comment faire ?

– Je propose qu’on envoie des émissaires qui les convaincront de revenir.

– D’accord mais comment ?

– D’abord, on doit leur manquer surtout la musique et les petits. Je suis sûr que beaucoup d’entre elles veulent revenir mais qu’elles n’osent pas parce qu’elles ont peur de Césarine.

– Et puis elles doivent être fatiguées de faire tout le travail à elles seules. Et puis la nuit sans nous elles doivent trembler de frouille.

– Et puis il faut leur dire qu’on a tout dit au conseil et que Cornedor va les punir.

– Mais c’est pas vrai !

– Je sais, c’est pour leur faire peur.

– Et puis on peut leur dire qu’ici tout va très bien, qu’elles peuvent revenir sans problème et qu’elles pourront participer au conseil, faire des bijoux écouter la musique, danser et s’amuser...

– Ah bon ! Si elles reviennent, elles pourront faire tout ça ?

– Bien sûr que non, dès qu’elles seront là, on les enfermera et on les gardera sérieusement dans la hutte du centre.

– Et puis on dira qu’on a retrouvé Malinius, qu’il est très très malade.

– Mais c’est pas vrai !

– On sait mais c’est pour attraper Césarine. Tu comprends si qu’elle est attrapée, les autres suivront comme des brebis …

   On choisit soigneusement l’équipe.

   Vorien, aussi bon négociateur que menteur fut désigné chef de la délégation. Ninas, un tout petit aux grands yeux toujours pleins de larmes depuis que sa sœur Emelyne était partie, ferait pitié aux filles. On compléta l’équipe par Pipelo, un moyen devenu imbu d’être presque grand et qui jouait du pipeau à la perfection. Cela leur plairait, c’est sûr.

   On donna des habits encore portables et le lendemain au lever du jour, les trois émissaires partirent…

 

La visite

   Quand les trois garçons arrivèrent à la colline des filles, ils furent très étonnés de trouver une palissade faite de poteaux pointus et du haut de laquelle deux guetteuses appliquèrent les consignes :

– Ne vous avancez pas sinon menaça la première en brandissant une fustibale chargée d’une dizaine de pierres aiguisées bien visibles.

– Césarine, Césarine ! Des garçons ! cria la seconde avant que de souffler dans la corne d’alerte.

  L’éventualité plus que probable de représailles musclées de la part des garçons avait fait l’objet d’activités préparatoires et d’exercices de prévention. Outre les arcs, les frondes et lance-pierre qui après maintes modifications s’avérèrent, de concours de tirs en concours de tirs, terriblement efficaces, on avait aussi pressé des affiaches pour en tirer une centaine de litres d’huile d’argane destinée à être balancée sur des assaillants éventuels. L’idée de la faire bouillir avant utilisation avait bien affleuré à l’esprit de quelques filles particulièrement belliqueuses mais Césarine s’y était totalement opposée « Leur donner une leçon oui, d’accord, mais les ébouillanter surtout les petits non !». On avait calmement parlé du cas « garçons ». Aveuglés par leur force et par celle du groupe, ils ne pouvaient penser qu’avec leurs muscles ou leurs estomacs et ne pouvaient agir qu’en troupeau. On s’attendait donc à une meute vociférante mais :

– Ils ne sont que trois ! s’étonna Herculine

– C’est peut être une ruse …

– Afgane, Révolver que disent vos yeux longues vues ?

– Là-bas au fond, à l’orée, un écureuil compte ses noisettes, une biche prépare son lit d’herbe et un lapin fait sa toilette. Et donc pas de présence garçonnière qui les ferait fuir. décrétèrent les meilleurs yeux de la bande.

   Césarine décida toutefois de répéter le plan d’alerte. Les petites occupèrent la hutte commune avec mission de jouer en se bouchant les oreilles. Puis toutes les grandes se précipitèrent à leur poste de défense où les attendaient par ordre de nocivité, un seau de tomates pourries, une caisse de patates terreuses, un stock d’œufs putrides, un assortiment de châtaignes dans leurs gogues et un tas de pierres projectiles. Après un coup d’œil circulaire pour s’assurer que chacune était à sa place, Césarine s’adressa aux trois émissaires.

– Qu’est-ce que vous venez faire ? Comment avez-vous trouvé notre colline ? On n’a pas besoin de vous !

   Accompagné par la flûte de Pipelot, Vorien commença à parler et se fit cauteleux :

– Pour le chemin, c’est Catu qui nous a montré. Et si vous n’avez pas besoin de nous, nous on a besoin de vous et les petits encore plus …

   Vorien avait été bien choisi, un autre tel que Veutou n’aurait jamais pu s’humilier de la sorte. Yeux persuasifs mains implorantes, il continua :

– Nous regrettons beaucoup votre départ surtout les petits, comme Ninas, qui pleurent tous les jours. On a compris notre erreur. On a compris qu’on a besoin de vous. Même Veutou vous regrette. Et vous savez, on a effacé les nouvelles règles. L’arbre graphiti était pas content mais bon Veutou les a enlevées. On est revenu comme avant sauf que vous n’êtes pas là et nous, on sait pas comment faire avec les petits. On a bien essayé de recoudre les habits mais on est nul et la tendresse, on sait pas montrer. On les aime hein ! Mais on sait pas faire…

   Le flûteau se fit triste, lancinant.

– Comment va mon Béchamel ?

– Mais Alvine, tu sais bien qu’il ne peut pas se passer de toi. Il reste toute la journée sans jouer, sans parler. Pas vrai Pipelot ?

– Ca oui, il est, comme qui dirait, muet et on sait pas s’il va retrouver la parole.

   Et le flûtiau émit une longue plainte.

– Et mon Titi ?

– Ton Titi, Belinda, il ne mange plus ! Faut dire que ce qu’on fait à manger c’est vraiment pas terrible mais lui il a même pas envie alors tu verrais comme il est maigre. Hein Pipelot ?

– Pour sûr, on l’a attaché à un arbre parce que avec ça qu’il pèse on a peur que le vent le prenne.

   Et le flûteau se fit aérien.

– Et mon …

– Clélie, … tousse profond, avec le froid qu’il fait il a dû attraper la mort. Tu comprends les couvertures sont trouées et on sait pas les réparer.

– Et quand il parle, on dirait que c’est Catu tellement il éraille.

   Et le flûtiau hoqueta decrescendo.  

   Et mon …, Et mon … , toutes les grandes demandent des nouvelles de leurs petits frères et celles distillées par Vorien et Pipelot sont plus alarmantes les unes que les autres déclenchant chez les filles un sentiment grandissant d’inquiétude et de culpabilité. Leurs petits frères leur manquaient, et ce manque les poussait naturellement à la crédulité. Si bien que quand Vorien se tut en prenant une mine contrite, modeste et presque suppliante, si bien que quand Vorien et Pipelot laissèrent au silence le soin de faire travailler leur venin, elles se mirent à commenter et à proposer :

– On pourrait aller faire un tour ne serait-ce que pour vérifier, non ?

– Il ne faudrait pas longtemps pour ravauder les habits et remettre le jardin en état.

– On ne peut pas laisser les petits en maladie. Je suis sûre que des tisanes appropriées les remettraient sur pied.

– Une petite visite ça n’engage à rien.

– …

– Tu dis quoi, Césarine ?

   Césarine ne disait rien. Césarine réfléchissait. Césarine se disait que leur plan avait bien fonctionné mais elle trouvait que c’était quand même un peu rapide. Et puis ce Vorien, tout le monde savait sa fourberie et que ce Pipelot, il avait bien changé, on n’appréciait plus chez lui que sa musique et encore … Césarine hésitait. Elle s’enquit alors de Malinius.

– Malinius, il est revenu mais pas de lui-même. Nous, on n’a pas arrêté de le chercher pas comme vous qui l’avez abandonné. On l’a retrouvé dans le nid de Kibiribiri totalement inconscient totalement gelé et respirant à peine.

– Mon dieu ! Notre Malinius, c’est pas vrai !

– Il n’est pas arrivé quelque chose au moins ?

– Il s’est remis à parler ?

–T’es pas en train de nous dire que …

– Ecoutez ! Pas toutes à la fois, je vous prie. Voilà, On l’a mis dans la hutte du centre. On l’a couvert. On a allumé un feu permanent, on le nourrit avec un entonnoir à groseilles. Mais voilà les couvertures sont trouées, le toit prend l’eau, le bois est épuisé et on a presque plus de jus de groseille. Et il a tellement froid que Veutou lui a laissé son chapeau parce que ça lui tient chaud le cerveau. Mais ce qui est le plus triste, mais vraiment trop triste c’est que quand il rébiscoule, et c’est de moins en moins souvent, c’est juste pour dire, et de moins en moins fort« Césarine pourquoi tu m’abandonnes, Césarine viens, Césarine je vais mourir ! » et sa voix est de plus en plus petite. C’est trop triste même nous, les garçons, on pleure. C’est vous dire ! Pas vrai Pipelot ?

– Oh oui, c’est trop triste, mais on dirait que ça te fait rien, c’est ton frère quand même pleurnicha le joueur de pipeau.

   Le flûteau souffla le désespoir.

– Et pis on a voulu avertir les sages tellement il est malade mais Kibiribiri est plus là et Catu, elle peut plus le remplacer.

– Il est si faible et il fait que t’appeler alors ! Et toi tu discutes sanglota Pipelot.

   Les trilles se firent assourdissantes accusatrices. Et c’est vrai qu’à l’étonnement de ses amies, Césarine ne pleurait pas. Elle se tourna vers Morphine et lui chuchota quelques mots…

– Tu crois ? Mais pourquoi ?

– Ne pose pas de questions, c’est trop important, je suis sûre d’avoir raison, allez ! Va leur dire !

   Et Morphine descendit pour chuchoter à son tour à l’oreille des gardiennes de la porte déclenchant des « T’es sûre ? » des « Ah bon ? » puis « d’accord, d’accord » tellement la confiance en Césarine était complète.

   Césarine fit un signe à Douceline Herculette et à Simbi Gaucha qui se postèrent au-dessus des garçons.

   Césarine s’adressa alors à Vorien :

– Très bien Vorien, on te croit, on va vous suivre mais auparavant on vous invite à partager notre sombé, nos brochettes de chèvre et nos haricots …

   Sûrs de faire enfin un bon repas, les estomacs se précipitèrent sur l’entrouverture qui se referma aussitôt et les deux fourbes s’écrasèrent sur la porte au grand dam du gros nez de Vorien. Pendant ce temps Simbi avait lancé son lasso sur Ninas et grâce à Douceline Herculette celui-ci fut hissé en haut de la palissade où l’attendait sa grande sœur Ameline dans les bras de laquelle il tomba en pleurs.

   Il raconta tout.

– Et pis c’est pas vrai, y zont pas effacé les règles, si vous revenez ils vont vous mettre en prison, et pis y font rien, c’est nous qui faisons tout et y nous battent parce que on sait pas bien, et pis si vous venez pas y viendront vous chercher de force, et pis j’ai très faim, et pis j’ai soif toujours, et pis Malinius, c’est pas vrai il est pas revenu, il est pas là alors !

– Ca je m’en doute marmonna Cesarine, puis s’adressant aux autres.

– Bon, les filles, je crois qu’on a compris non ?

– Ah ça oui ! Pour avoir compris on a compris !

– Ah ! Les fourbes, les menteurs,

– Ah ! Les sales, les galeux,

– Ah ! Les charognes, les affreux, mais c’est pas possible !

– Ah ! Les malfaisants, ils guériront jamais !

– Tu veux qu’on les attrape les deux à la porte, avec le lasso c’est facile ...

– Ou que je leur envoie une flèche dans chaque fesse.

– Pourquoi faire, ils valent pas la peine qu’on se fatigue et après faudra qu’on les nourrisse. Et puis cache ton arc, il ne faut pas qu’il sache. On va les chasser voilà tout !

Césarine remonta sur la palissade et ordonna aux deux grands de partir et de ne plus revenir.

– Nous, on fait ce qu’on veut, on est les plus forts et rendez-nous Ninas ! C’est un garçon, il ne doit pas rester avec les filles qui abandonnent, qui désobéissent et Cornedor a dit qu’il allait vous punir sévère.

– C’est ça cause toujours. Tu nous fais peur ! Tu sais pas ton nouveau surnom, c’est Le père Fid et Pipelot c’est le chat Foin. Alors dégagez !

– Non mais tu te prends pour qui pour donner des ordres !

– Ah bon ! Vous ne voulez pas partir ...

Et sur un signe de Césarine, une volée de tomates pourries tombe sur les deux garçons stupéfaits, les filles étaient devenues violentes. Certes ce n’était que des tomates mais tout de même.

– Non, mais vous êtes devenues folles. Ca aussi on va le dire à Cordenor.

– Vous êtes toujours là, on va passer direct aux pierres.

   Et les meilleures lanceuses de pierres montrèrent leurs munitions. Pipelot et Vorien avaient un grand respect pour leurs épidermes et une grande aversion pour les hématomes quand ils leur étaient promis. Il se reculèrent précipitamment à distance de sécurité pensaient-ils mais même de là où ils s’apprêtaient à invectiver, même là, une dizaine de pierres leur firent à l’un, une magnifique protubérance frontale, et à l’autre une non moins belle taillade en joue. Ils se reculèrent, les jets prirent de l’ampleur, le pipeau explosa dans la main de Pipelot. Sous les quolibets, les deux courageux émissaires s’empressèrent alors de déguerpir en brandissant deux bras vengeurs, en promettant de terribles représailles et en abandonnant le flûteau …

   Ce soir-là, dans son coin près du panier de tissus, Césarine chuchota pour elle-même plus longtemps que d’habitude puis se leva en silence et alla voir une à une ses grandes amies, Morphine …

 


Retour

   Catubodua, attendait les émissaires. Elle ne put s’empêcher de riailler bruyamment l’état des deux matamores. Faut dire que rouges de tomates pourries, bosselés saignants, ils étaient parfaitement ridicules et que la chouette était tout sauf bienveillante. Ils brandirent quelques pierres en direction de l’oiseau puis se mirèrent dans l’eau d’un racoin calme du Bervezou et ce qu’ils y virent les consterna. On refit une apparence aux visages et habits mais il restait l’hématome bosselé et l’estafilade vermeil. Vorien rafistola son chapeau de paille avec une ronce mais même en le posant penchant il n’empêchait pas la vue de la bosse honteuse. Pipelot mit son mouchoir en bandit Far-west, mais le tissu se colla à la plaie fraiche et de tout façon son port ne pouvait être continuel. Ces cache-misère s’avérant inopérants à effacer les souvenirs de pierres, il fallut trouver à ceux-ci une explication plausible voire glorieuse et Ninas, puisqu’absent en sera le nœud. On inventa une chute de ce nul de petit dans un ravin, un sauvetage périlleux, un éboulis de pierres, la perte du pipeau, la nécessité de laisser Ninas, incapable de marcher, au chaud dans une petite grotte … La bosse, l’estafilade et la perte du pipeau réglées, on se devait maintenant de transformer l’échec cuisant en presque succès.

– Bon mais mainan qu’est-ce qu’on va dire pour l’abassade. Faut trouver quèque chose sinon on va s’en prendre ? geignit lucide Pipelot.

– Attends avec le boucan qu’elle fait j’arrive pas à penser des idées.

Et en effet, Catu graillait sur une branche basse et son graillement était on ne peut plus goguenard.

– Tu vas voir je vais te me la faire taire l’ébouriffée, moi !

   Soit Vorien n’avait plus la main, soit il ne l’avait jamais eue et la pierre passa largement à côté de Catu. Celle-ci préféra toutefois aller crachoter sa réprobation en tournoyant un peu plus haut et se fit ainsi plus discrète. Vorien put réfléchir et le fit à haute voix.

– Bon finalement ça a failli marcher. T’as entendu, elles pleuraient presque, les filles c’est que des chialeuses, et elles étaient prêtes à revenir.  Ca a dérapé que quand on a parlé de Malinius à Césarine, c’est à partir de là qu’il faut inventer. D’abord faut dire qu’elles nous ont cru pour Malinius.

– Tu crois qu’on peut dire qu’on est entré dans chez elles ?

– Ouais, c’est ça et elles nous ont offert du tsombé, des brochettes et des haricots et même que c’était super bon. Faut dire qu’elles ont peur la nuit et qu’elles ont eu peur quand on a parlé de Cornedor et de Tsantsao qu’étaient très fâchés. Les filles c’est que des peureuses. Et pis faut dire aussi qu’on a laissé sous-entendre que …

– Sous quoi ?

– Sous-entendre, dire sans dire quoi ! Voilà faut dire qu’on leur a fait comprendre qu’on est prêt à venir les chercher de force …

– Ah ouais et comment qu’on aurait dit sans dire ?

– Et bê par exemple on aurait dit que nous deux, on est des plomates, qu’on est gentils mais pas comme les autres … sans dire plus quoi !

– Bon d’accord, c’est des frousseuses, des trouilleuses et après ?

– Faut dire qu’elles ont les yeux comme des soucoupes, qu’elles en ont marre, qu’elles travaillent tant qu’elles ont les mains calleuses et …

– Cailleuse ça c’est sûr qu’elles ont les mains pleines de cailloux avec ce qu’on a pris !

– Pipelot écoute ! Ou je t’en mets une, moi ! Et la main était menaçante.

– Si tu m’en mets une, moi j’y dis tout, tu faisais moins le fier tout à l’heure pleurnicha le moyen.

Vorien avait besoin de Pipelot, avait besoin d’un complice il fit donc prestement marche arrière.

– Mais, Pipelot, tu vois bien que je rigole ! J’oublie que t’as pas encore le sens de l’humour comme nous les grands. Eh c’est normal que j’oublie, t’es costaud comme c’est pas possible t’es malin, t’es courageux, t’es presque un grand quoi ! Y te manque que les mots quoi ! Et encore … Faut dire que tu joues tellement bien du pipeau que t’en as pas trop besoin des mots. Tiens ! Si tu veux je t’en ferai un nouveau de pipeau d’accord ?

   Pipelot sous l’avalanche de compliments, vit sa poitrine gonfler, son menton se mettre en avant et sa taille grandir. Et puis le pipeau hein, c’était une déclaration d’amitié et de la part de Vorien le costaud c’était pas rien lui qui n’en faisait jamais de cadeau.

– T’es sûr que tu rigoles ? Et devant le mouvement d’épaule d’évidence et les yeux allant en lune de Vorien, c’est vrai que les mots je les ai pas moi, les mains cailleuses le sens de l’humour tu comprends bien que moi je sais pas ça que ça dit.

– Les mains calleuses, c’est des mains dures parce qu’on les fait trop travailler et le sens de l’humour, c’est quand on sait que quelqu’un rigole, qu’il dit pas la vérité, que c’est pour rire.

– Ah bon bê j’espère que Malabar et Veutou, ils l’ont pas trop le sens de l’humour.

– T’inquiète si t’es bon on risque rien de rien. Et puis t’as qu’à rien dire pour les mains tu diras juste qu’Ameline t’a dit qu’elle était crevée et voilà ...

– Mais elle m’a même pas parlé. J’aurais bien aimé d’ailleurs.

– Pipelot !

Pipelot se rappela qu’il était presque un grand et que les sentiments hein t’oublies ! Et donc ravi dans le fond de participer à une embrouille entre grands, il se fit participatif :

– Oui mais pourquoi, qu’elles seraient pas revenues alorsss ?

– A cause de Morphine, de Douceline, de Simbi et surtout de Césarine qui se prend pour le chef pisque c’est la sœur de Malinius.

Les deux compères attendirent que leurs oripeaux soient secs et, l’un faisant la leçon à l’autre, reprirent la route.

– Eh ! Dis Vorien, Ninas qu’est tombé c’était à l’aller ou au retour ?

– Au retour, ouais au retour décida Vorien considérant la bosse et la plaie de toute évidence récentes. Puis euh non, attends !

Et Vorien marchant, marmonnait. Pipelot attendait patiemment ce qui sortirait du cerveau aussi fourbe qu’imaginatif du grand.

– Euh non ! à l’aller c’est mieux et on dira qu’on a dit aux filles et qu’elles ont promis d’aller le chercher. Allez, récapitule !

Et Pipelot de s’exécuter en comptant sur ses doigts :

– L’ambassade s’est très bien passée, elles nous ont bien écoutés et elles nous ont crus. C’est bête les filles ! Elles ont la frouille de la nuit, de Cornedor, de nous aussi ?

– Ouais ouais tu peux dire confirma Vorien les yeux plissés continue …

– Les filles c’est des peureuses et pis elles sont plus que crevées. C’est pas fort les filles. Elles en ont marre.  Et pis elles ont pleuré quand on a dit pour les petits. Et pi …

   Tout en cheminant, Vorien rectifiait peaufinait félicitait. L’autre se rengorgeait puis soudain :

– Mais au fait Vorien pourquoi qu’on va dire tout ça ?

– Ecoute Pipelot, est-ce que tu veux que les filles reviennent ?

– Ah oui, surtout ma sœur c’est la meilleure pour la confiture à la myrtille et pis quand elle est là j’ai jamais la peur la nuit euh! Enfin je veux dire j’ai jamais froid.

– Donc tu veux qu’elles reviennent et elles, elles veulent ?

– Bê non ! Surtout que Ninas y a dû dire que c’étaient que des menteries ça qu’on a dit.

– Alors la seule solution, c’est d’en ramener de gré ou de force.

– C’est où ça Gré ?

– Pipelot allons ! De gré ça veut dire si qu’elles veulent sinon c’est de force et on les attrape, on les attache, on les met sur épaule et on les ramène et voilà !

– Mais ça va leur faire mal.  Pas ma sœur hein ? mendia t-il.

– Mais non pas ta sœur, puis tu verras quand on va arriver, nous les chevaliers anatomiques, elles vont comprendre et elles vont nous rejoindre.

– Avec du gré alors ?

– Ouais c’est ça mais pour ça faut que Veutou décide tu comprends et pour ça y faut qui croit que c’est facile alors pour les tomates le lasso et les pierres, motus et bouche cousue.

– Mucus et bouche hé tu vas coudre la bouche à qui et pis tu sais coudre toi ?

– Mais non c’est une expression, ça veut dire qui faut pas dire, que t’es comme muet et que tu fais comme si t’as la bouche ficelée.

– Bon, je motusse et je me couds la bouche mais pas en vrai.

– Voilà c’est ça !

– Bon, en gros, on refait l’ambassade de ce matin à l’envers mais dis Vorien, les plomates ça ment toujours ?

– ...

 

Veillée d’arme

   Quand ils arrivèrent à leur colline, le roman était prêt. Vorien parlerait puisque chef de l’expédition et Pipelot approuverait en faisant semblant de se rappeler de détails ajoutant ainsi de la véracité et de l’authentique. Ces détails, il les avait révisés tout le long : Même que Ninas bavait tout blanc …   … J’en ai pris deux fois, c’était trop bon …   Leur tête quand on a parlé de Cornedor …  Ma sœur elle a les mains pleines de pierres euh non comme la pierre… Elles ont des marques sous les yeux grandes comme des lunettes… Même qu’Ameline, elle m’a dit qu’elle est crevée !

   Vu l’heure tardive et le manque de feu, le rapport n’eut lieu que le lendemain matin. Il eut lieu entre un très mauvais petit déjeuner et un exécrable déjeuner, ce qui prédispose à la colère qui comme on le verra est mauvaise conseillère. On ne releva donc pas les incohérences : Les filles mangent et dorment bien mais la plupart veulent revenir ah bon ! Et si qu’elles croient que Malinius est là pourquoi que Césarine, elle est pas là ? Et le pipeau y avait qu’à le ramasser … En temps normal, ces questions et d’autres, par exemple le dévouement et la bravoure de Vorien que tous savaient ici très courageux quand il n’y avait pas de danger ou contre plus faible que lui. En temps normal oui mais on avait froid, on avait faim … Veutou croisa ses deux mains sur son menton et prit l’air sérieux et réfléchi du chef devant prendre grande décision.

– Donc je résume. Un, la plupart des filles veulent revenir mais Césarine les en empêche parce que c’est la sœur de Malinius...

– Il y a aussi Douceline Simbi et Halvina qui veulent pas revenir c’est ses lieutenantes quoi ! ajouta Vorien qui avait pu identifié les lanceuses et en avait gardé le désir de vengeance.

– D’accord, quatre filles bof, pas grand chose… Deux, les autres sont fatiguées et elles croient que tout va revenir comme avant. Super ! Autre chose Vorien ?

– Ben oui, elles ont quand même une palissade autour de leur village.

– Elles ont fait une palissade !

– Mais non, elle y était avant, je te signale que la colline a été abandonnée récemment.

– Bon y a une porte forcément, y aura qu’à l’ouvrir ! Ah autre chose, comment elles font pour éloigner les fouines, renards et autres voleurs.

– Ah ça, ch’ais pas et toi Pipelot t’as demandé à …

– Euh non, mais j’ai vu un tas de tomates noires et pourries, tu sais derrière la grande hutte.

– Bon si c’est que ça elles vont pas faire un pli murmura Vorien puis après une courte réflexion.

– Bon voilà ce que j’ai décidé. Cet après-midi les petits prépareront les bâtons, les arcs assommoir et des cordes. Demain, on partira tôt et on ira les prisonnier. Vorien tu nous seras guide pour l’expédition.

– C’est à dire Vetou, il vaut mieux que j’assure l’arrière-garde, pour récupérer ceux qui se perdent.  Pour l’avant-garde, prenons Pipelot, et Catu y a qu’à lui faire miroiter un morceau de chèvre et elle nous y ramènera.

  La chouette était vieille et sa mémoire hémiplégique, elle accepta. Pipelot se fit fier et implorant, on l’accepta.

– Bon d’accord, on fait comme ça, mais que lui, on n’a pas besoin des minots, ils sont bons à rien. Bon appelle les mômes qu’on a faim et qui faut prendre des forces.

   Pendant la sieste bien méritée des grands, les petits vérifièrent et rassemblèrent bâtons, arcs, flèches assommoir, et cordes. Au palabre du soir, les rodomontades ne manquèrent évidemment pas faisant briller d’envie les yeux des moyens.

– Tu parles dès qu’elles verront mes muscles elles vont sagement me suivre moi je te dis !

– La palissade, un coup d’épaule dans la porte et je te la pulvérise !

– Césarine deux baffes et elle se foutra à chialer, c’est qu’une fille !

– Ah ça ! Elles vont avoir la frouille de leur vie !

– On va te les remettre à leur place vite fait !

– Deux baffes à chacune que je te dis !

– Pas sur … quand même pas sur c’est ma sœur.

– Toi le môme tu la fermes, ou alors tu restes !

– Quand elles seront là faudra quand même les surveiller …

– Tu rigoles, on aura qu’à les attacher.

– T’es fou ! Comment qu’elles travailleront ?

– On laissera du mou !

– …

– Bon on fait comme chevalier avant bataille, cette nuit on dort tout habillé en guerrier.

   Et le lendemain au grand matin, Pipelot, Malamar et Veutou en tête, tous les grands, partirent, fiers et décidés, chercher les filles. Vorien assurait l’arrière-garde.

 

 

Bataille

   Quand ils arrivèrent en approche de la colline des filles, les yeux longue-vue les avaient déjà repérés et le plan d’alerte avait été appliqué scrupuleusement et avec grand sang-froid. La palanque et son évidente solidité interloquèrent quelque peu les garçons « c’est ça une petite palissade de rien du tout ! » Ils s’arrêtèrent dubitatifs et soudain hésitants.

– Oh Vorien ! C’est une vraie palaissage. T’avais pas vu !

– Si bien sûr mais c’est la porte qui nous intéresse et c’est, comme t’as si bien dit, le maillon faible.

– Ouais t’as raison ! Allez chevaliers ! Défoncez-moi le maillon faible et rappelez-vous, y a du civet d’agoûti et de la confiture à la myrtille derrière. Allez mes braves à l’attaque !

   Les guerriers se précipitèrent contre la porte et lui donnèrent de grands coups d’épaule mais ils rebondirent. Alors ils la frappèrent avec de lourds bâtons mais les bâtons pourris et vérifiés par les petits explosèrent. Au début les filles eurent un peu peur mais elles comprirent vite que la porte ne bougerait pas. Et de sur le rempart, les invectives se mirent à pleuvoir.

– Eh Malabar, gros comme t’es, tu ressembles à un ballon !

– C’est pour ça qu’il rebondit sur la porte, allez le gros ! Allez le gros !  A la balle contre la muraille !

– Regarde l’autre y fait le bélier. Il s’assomme tout seul.

– Bêêê ! Bêêê !

– C’est vrai qu’il est aussi intelligent qu’un mouton !

– Moi je trouve qu’on dirait une poule devant un grillage ...

– Eh Malamar, t’as pas vu ? La porte, elle est fermée !

– Ouah, vos bâtons, qu’est ce qu’ils sont costauds ! Mais pourquoi ils raccourcissent ?

– Moi je te dis qu’ils ont faim les pôvres !

– Ouais, faut leur envoyer à manger hi ! hi !

   Les tomates pourries prirent le relais des railleries. Ce que voyant, les assaillants optèrent pour un repli offensif et se retrouvèrent en lisière de forêt. Leurs cheveux à l’habitude seulement gras et poisseux s’étaient couverts d’un coulis rouge tenace.

– Vorien, tu m’as pas dit que la porte était vieille et branlante ? menaça Veutou.

– Moi non ! J’ai jamais dit ça ! On t’a juste dit pour les tomates mais c’est vrai qu’on avait pas tout aperçu précisa Vorien qui lui, ayant assuré l’arrière-garde était exempt de sang de tomate.

– En tout cas les petits vont se prendre une rouste. T’as vu les bâtons, on leur a dit de vérifier et ils sont pourris s'indigna Malamar.

– T’avais l’air malin à filer des coups de tête sur cette porte. Tu la verrais ta tête on dirait que t’as des cornes qui poussent hi ! hi !

– Toi fais gaffe ! Tu vas y goûter à ma tête ...

– Ca va, ça va, commencez pas à vous disputer, dites-nous plutôt ce qu’on va faire maintenant.

   Veutou, grand chef de guerre, réunit son état-major composé de Malabar et de Vorien et après un long conciliabule, il prit la parole :

– Les gars, on n’avait pas été prévenu de la solidité de la porte, coup d’œil mauvais à Vorien, mais ce n’est qu’un obstacle de rien du tout pour nous ...

– Ah ouais et comment qu’on va faire ?

– J’ai décidé que si on ne peut ouvrir la porte on va passer au-dessus. Voilà tout !

– Ah ouais et comment qu’on va faire ?

– C’est vrai comment qu’on va faire, on n’a pas d’ailes nous comme la chouette pis on n’a pas de perche et pis d’abord on sait pas faire.

– La ferme ! On va faire comme les chevaliers teutatomiques quand ils attaquaient les châteaux forts.

– Ouais, on va jouer aux chevaliers atomiques contre les chapeaux d’or.

   Veutou ignora Pipelot et continua d’exposer son plan.

– On va fabriquer quatre échelles.

– C’est pas bête ça !  Comme ça on pourra grimper facile !

– Allez exécution !

   Et les garçons cherchèrent des yeux comme à l’habitude quand il y avait quelque chose à faire, les plus petits. Ceux-ci n’ayant pas été conviés, il fallut faire sans eux et ce sous la surveillance musclée de l’état-major qui bénéficiait physiquement de leur échecs à l’examen de sortie et donc d’années de croissance supplémentaire. On abattit huit longues repousses de châtaigner. On y attacha quelques branches élaguées en guise d’échelon et on les essaya en prenant appui sur un grand chêne. Ca marchait ! Malheur aux filles !

– Bon Vorien, les échelles d’assaut sont prêtes mais comment qu’on va faire pour les mettre sur la palissade, elles vont nous balancer leurs tomates pourries.

– Ouais comment qu’on va faire ?

– Un, leur stock va sûrement s’épuiser. Deux dans une bataille, il faut des sacrif…, je veux dire des héros qui auront double ration de ragoût et trois, pendant le transport, les échelles serviront de toits protecteurs… et quatre pendant la progression on noiera les filles sous nos flêches assommoir pour qu’elles puissent pas lancer...

– Et cinq ?

– Y a pas de cinq ! Ignare, Bêtidiot, Méchus, Bavoir, Flattor je vous nomme chefs des commandos échelles. Choisissez-vous quatre hommes et mettez-vous en place sans qu’elles vous voient en bord de forêt.

   Les quatre commandos, fiers de leurs importances, se tapirent.

– Bon les autres, on se met en ligne et on va avancer jusqu’à distance de flèche et de voix. Là je lancerai un ultime atome. Si qu’elles ont peur elles flotteront un drapeau blanc et nous ouvriront la porte.

– Un ultime atome, c’est la guerre atomique alors ! remarqua Pipelot

– Et si qu’elles ont pas peur ?

– Alors ça va être terrible. A mon commandement vous tirez et les commandos échelle courent en palissade.

   Les garçons s’avancèrent donc et c’est vrai que cette troupe pourtant dépenaillée pouvait impressionner par le nombre d’abord, par les attitudes guerrières et bravaches ensuite et par une discipline inhabituelle qui trahissait une détermination sans faille. Les archers l’air farouche et résolu, se positionnèrent, arcs à la main et carquois à terre. Puis Veutou monta sur les épaules de Malamar :

– Césarine ! Je veux parler à Césarine !

– Et qu’est-ce que tu veux lui dire à Césarine, elle est en train de manger son dessert de myrtille.  Faut pas la déranger !

   Les myrtilles, en confiture en purée ou dans yaourt, c’était le dessert préféré des enfants et les rangs de l’armée réagirent. Morphine savait ce qu’elle disait.

– La vache, elle se goinfre de myrtille ...

– Ouais super ! Ce soir myrtille à gogo !

– Pas qu’à gogo à moi aussi !

– Mais avant, ragoût de chèvre quand même ...

– Silence dans les rangs !

– Bon elle arrive la Césarine !

– Ouais ! Elle monte.

   Et en effet, on vit d’abord la tête et tous de remarquer le tour de la bouche rouge foncé couleur de confiture.

– Ah c’est toi Veutou t’as pas eu assez de tomate. T’inquiète, on t’en a gardé hi ! hi !

– Césarine, je suis sérieux, ceci est un ultimatum ! Soit tu fais drapeau blanc et tu ouvres la porte soit on passe à l’attaque. T’as cinq minutes j’ai dit !  Cinq minutes, c’est pour préparer le drapeau. Ugh j’ai dit ! déclama Veutou en bombant le torse.

   Le grand chef descendit des épaules malabariennes sous les applaudissements de ses soldats. On attendit confiants la réponse des filles. Elle ne tarda pas. Au bout de cinq minutes, un drapeau noir …

   Les filles pendant ce temps avaient renouvelé les stocks de projectiles et amené des calebasses d’huile. Puis elles placèrent Mordur et Morfor, près de la porte.

   Le drapeau noir déclencha des huées et fut vécu par les garçons comme une insultante déclaration de guerre. Veutout se résolut à l’action et c’est avec une grande assurance, que le grand stratège lança les grandes opérations.

« Archer en position, œil viseur ! »

   Et les guerriers de monter l’arme à l’épaule et de plisser un œil.

« Flèches en position …AAAARC en Tension ! »

   Nombre de cordes vérifiées par les petits s’effilochèrent rendant leurs armes inopérantes.

« AAAARC en sur Tension ! »

   Nombre d’arcs vérifiés par les petits ne résistèrent pas à la pression et se brisèrent en deux branches.

« Laaacher flêches ! »

   Les plupart des flèches vérifiées par les petits s’avérèrent soit trop lestées et arrivèrent péniblement au bas de palissade soit pas assez et planèrent au dessus de la colline. Les carquois se vidèrent. La première partie du plan était terminée.

   Ce que voyant les filles au début peu rassurées, risquèrent un œil puis deux puis la tête et demandèrent à Césarine d’utiliser leurs arcs, frondes et lance-pierre.

« Attendons ! Mais archères et lanceuses, préparez-vous ! »

   Et dans le silence avant assaut, un commandement ...

« Commandos échelle à la palissade ! »

   Sortirent de sous les fourrés quatre groupes en position de tank car portant à bout de bras les échelles recouvertes de branchages.  Regardons la suite de l’attaque.

   Ce que voyant, les filles font avec leurs arcs tir de barrage, et avec leurs frondes grêle de pierres.

  Cela ne suffit pas. L’élan des assaillants est irrésistible et s’accompagne de hurlements menaçants. Les garçons processionnent. Quelques-uns sont touchés par les projectiles. Les braves qui tombent sont remplacés et la plupart se relèvent. Il pleut flêches et pierres …

   Mais cela ne suffit pas. L’avance de la troupe bosselée est inexorable et elle est soutenue par les encouragements aboyés de l’état-major resté à l’arrière pour avoir une vision globale du champ de bataille. Les garçons arrivent au pied de la palissade et des cris de victoire fusent. Ils appuient les échaliers sur la palissade. Ils sont accueillis par une pluie de tomates (il en restait) et d’œufs pourris (c’est nouveau) qui s’écrasent sur leurs têtes et leur rentrent dans le nez.

   Mais cela ne suffit pas. L'ascension des attaquants entomatés est imminente et l’ordre leur en est braillé sur le mode hystérique par Vorien et Veutou qui se sont rapprochés. Les garçons commencent à monter. Ils reçoivent alors une averse de pomme de terre, de châtaignes dans leurs gogues piquantes et de boules d'une terre si tassée et si dure que beaucoup sont assommés.

  Mais cela ne suffit pas. L’escalade des assiégeants empatatés est inarrêtable et grondements et mugissements sortent des poitrines essoufflées. Les garçons continuent à escalader…

  Les filles leur jettent alors des calebasses d’huile d’argane. Les échelles en deviennent glissantes, impraticables et les attaquants tombent au sol en criant de douleur et à moitié noyés sous le torrent oléagineux. Les chefs les invectivent mais les quatre tas de soldats entremêlés et geignants restent affalés. C’est le moment que choisit Césarine pour faire lâcher les chiens. Mordur avait un compte personnel à régler avec Vorien qui lui avait fait cadeaux de coups de pied ferré. Permission lui ayant été accordée, il s’en occupe en premier, d’abord les chevilles ensuite les fesses jusqu’à ce que le fourbe disparaisse à l’orée de la forêt. Morfor se souvenait parfaitement des cailloux sur lui méchamment lancés par Veutou. Il s’occupe en premier et personnellement du grand chef, d’abord les fesses ensuite les chevilles jusqu’à ce que la brute disparaisse à l’orée de la forêt. Puis c’est le tour de Malabar qui n’aimait pas les chiens mais ne savait pourquoi. Maintenant il sait ! De l’avis des molosses l’essentiel, à savoir la vengeance, est accompli. Mais ils sont en mission et ils se mettent à mordre joyeusement les parties les plus sensibles des grands guerriers toujours en tas… Trop c’est trop, et les grands, orphelins de chefs, courent dans tous les sens pour échapper aux tomates, aux œufs, aux boules dures, aux pierres, aux flêches et aux morsures.

   Il n’y eut pas besoin d’ordre pour sonner la retraite et le sauve qui peut fut tacite et général.

  Le soir de cette triste journée, les garçons, entomatés, empatatés, machés, mordus, sanguinolents rentrèrent en désordre et tête basse chez eux. Le moral en avait pris un coup et l’amour-propre aussi.

  Les filles fêtèrent leur victoire dignement. Elles se concoctèrent un repas de gourmandes qu’elles prirent à la grande table commune. Mais bizarrement, il n’y eut pas de danse, pas de chants, pas de déclarations enflammées. L’ambiance était presque à la tristesse à la morosité. Seule Ameline semblait heureuse. Elle couvait et cajolait son petit Ninas. Elle avait retrouvé son amour de petit frère, vous comprenez, mais les autres …

  Les autres, un peu envieuses, ne cessaient de la regarder à la dérobée. Certaines avaient même les larmes aux yeux.

  Césarine savait, Césarine comprenait. Elle donna un lent coup d’œil circulaire. Elle se leva, frappa deux fois dans les mains et toutes de la fixer et leurs regards étaient d’espérance.  Elle brandit bien haut l’ouvre cérémonie, vous savez la fine lame trempée à la lune, la lame des grandes décisions, outil rituel qu’elle tenait à l’habitude serré dans sa poche du dos. Il y eut des ho, des ha, on avait oublié … Césarine planta le couteau sur la table. La réunion pouvait commencer.

   Il y fut question de camouflage, d’approche nocturne puis diurne, de sabarcane, de poudre ... Un groupe fut constitué Imelda, Ninas, Herculette, Cochisa, Gaucha, Morphine. On y adjoignit Mordur, Morfor et Kibiribiri. Le commando était prêt.

   Plus tard sur sa couche, Césarine chuchota pour elle-même plus longtemps qu’à l’habitude. On crut même entendre des rires sortir du paquet de tissus. Mais on était fatigué, on avait dû rêver…

 

 

Réconciliation

Et chez les garçons …

   Bien sûr, l’échec de l’expédition fut incombée à ces nuls de petits. Et ils prirent cher. Malabar fut chargé de mettre à exécution la punition et donc pleurs, gémissements, et apprentissage, si besoin était, de l’injustice …

   Catubodua la corneille fit bruyamment part de son indignation et reçut en réponse une pluie de pierres. Trop c’était trop. Lui revint le souvenir d’autres sévices, de promesses non tenues et elle décida de rompre le contrat passé avec les sages et d’abandonner les garçons. Elle partit dans la nuit rejoindre définitivement les filles et… revint le matin. Quelque chose, quelqu’un ou quelqu’une l’avait fait changer d’avis.

  Le juste traitement à eux infligé n’améliora en rien le rendement de ces nuls de petits. Ils s’appliquèrent bien entendu à éviter les grands puis furent soudain atteint d’une maladie bizarre : ils ne comprenaient plus rien aux ordres des moyens et faisaient, malgré les baffes, exactement le contraire de ce qui était voulu. Cette maladie était en fait stratégique et dura deux jours. Et cette stratégie avait été élaborée au cours d’une corvée à l’extérieur de la colline …

  C’était un après-midi pluvieux, un groupe de petits surveillé par Pipelot et Norbert ramassait du bois mort. Le commando des filles déguisées en arbustes s’approcha de bosquet en bosquet. Morphine arriva derrière l’arbre où s’adossait Pipelot. Elle dirigea sa sarbacane et souffla un nuage de poudre de sommeil et se replia derrière le tronc. Sa victime s’affala lourdement attirant ainsi Norbert qui reçut en visage la même ration. Les deux matons écroulés et endormis ne le virent pas mais furent de surcroit aspergés d’un spray d’oubli. Cela rentrait dans les plans.

   Les filles se montrèrent et les petits se jetèrent dans leurs bras. Ils pleuraient de joie et reprochèrent leurs abandons. Ils entourèrent Ninas, Ninas bien habillé, Ninas déjà remplumé, Ninas qui leur assura que la colline des filles, c’était loin mais pas trop. On s’expliqua et on se mit d’accord : « Pendant deux jours, vous n’allez plus ou très mal obéir et vous allez avertir en secret tous les petits. Dans la nuit du deuxième jour, à l’heure où la marcheuse de nuit passera au sommet de l’arbre graphiti, Catu vous réveillera. Vous irez sans bruit au châtaigner creux de la clairière aux biches. Nous vous y attendrons, avec des habits, des chaussures et de la confiture de rose. »

   Ainsi fut fait et suite à cette fuite collective, la situation chez les garçons se dégrada rapidement nécessitant une réunion zopluonivo qui se termina par :

« Plus de petits ! Bon débarras, ils n’étaient bons à rien ! Les moyens vont se charger de ces petites choses, voilà tout ! »

   Ce qu’entendant, les moyens comprirent qu’ils allaient régresser au rang dévalorisant de travailleur manuel, de garde-barrière du jardin et de récepteur de baffes encourageantes. De là-haut Catu repérait les plus récalcitrants et laissa tomber sur leurs têtes un message signé Césarine. Ils se mirent eux aussi à déserter par groupe de trois ou de quatre puis une nuit, ce fut la débandade. Ne restèrent sur la colline que les grands …

   Ce fait constaté, on essaya bien un « Les moyens sont partis ! Bon débarras, ils n’étaient bons à rien … » Mais on ne trouva pas la suite …

   Et la situation dégénéra. Lepos le lièvre, Ratatouille le rat taupier, Casse noisette l’écureuil s’avisèrent du potager en libre service et y convièrent leurs familles. Muzo et Muzette firent gueule basse sur les poules bicyclettes restantes. Les lapins décharnés optèrent pour la vie sauvage et se faufilèrent.  Clarence et Clarine devenues squelettiques, ce qui leur faisait la tête lourde, rejoignirent la plaine du centre.

   Ce que voyant, l’état-major se réunit en conseil de crise. On découvrit que la chasse était l’apanage des chevaliers et même un devoir. Les grands durent donc même Ignare, même Flatteur, même Bêtidiot réparer leur arcs, leurs flèches et préparer les pièges. Ils furent sommés de chasser et cueillir en forêt du matin au soir avec à l’habitude obligation à ramener le gibier, les fruits sauvages et les champignons au château.

   Le problème était réglé.

   Mais on ne se décrète pas chasseur cueilleur, cela s’apprend. Les pièges cela ne se pose pas n’importe comment, on ne se met pas à l’affût n’importe où …

   Le résultat fut maigre mais suffit à nourrir les trois membres de l’état-major. Et les autres ? Ils ne mangeaient plus que de l’herbe et des racines bouillies dans d’infâmes brouets clairs et aigres que même un chien affamé n’aurait voulu et ils en concevaient de la jalousie.

   La seule hutte encore debout et imperméable, le château, était occupée par les seuls Vorien,Veutou et Malabar. Et les autres ? Ils erraient d’abris précaires en cahutes ruinées et en éprouvaient de l’amertume.

   Les habits qui méritaient encore le nom d’habits furent réquisitionnés au seul profit de Vorien,Vetou et Malabar. Et les autres ? Ils n’étaient plus vêtus que de haillons en loques ressemblant à des torchons boueux ayant totalement oublié leurs fonctions de protection et cela leur faisait colère.

  Vorien,Vetou et Malabar restaient en bonne santé, gras, joueurs, hâbleurs, palabreurs. Et les autres ? La faim, le froid, la pluie et les moustiques leur faisaient fièvres et maigreur maladive. Ils connurent le sentiment de l’injustice.

   Mais que faire contre ce qu’ils avaient voulu, contre leur propre enfermement et surtout que faire contre la force des super grands ?

   Ils commençaient à s’apercevoir qu’ils étaient prisonniers de leur obstination. Cette prise de conscience ne se fit pas d’un coup comme une révélation mais d’une manière insidieuse. À cause de cela, mais aussi tout simplement parce que leurs amies leur manquaient, de plus en plus de garçons envisagèrent de regretter l’époque d’avant Veutou. Prudemment bien sûr, sous forme de soupirs d’abord, de comparaisons puis de plus en plus explicitement.

  Si bien qu’on décida de contacter les filles. Elles répondirent. Plusieurs messages furent échangés grâce à Catu et Kibiribiri. Un climat de confiance s’établit peu à peu et on convint d’une rencontre secrète.  Drôle de rencontre entre ce groupe de mendiants dépenaillés, émaciés, bafouillants et ces filles bien portantes, habillées correctement, bien dans leurs têtes. Malgré la pitié que leurs inspiraient ces clochards de la vie, Césarine à cette première réunion fut catégorique, inflexible.

« Les règles de Veutou doivent être effacées par Veutou lui-même.

Et Veutou doit abandonner de lui-même le poste de chef »

   Dans l’état des choses et vu les exigences de Césarine, on était donc dans l’impasse puisque jamais Veutou n’accepterait. Bien sûr, ils bredouillèrent piteusement une demande de possible repli chez les filles. Ce qu’elles refusèrent. Il faut les comprendre. Le temps des échappatoires était terminé. S’enfuir ne réglait en rien le problème de fond. La colline des filles était un emprunt, un pis-aller, un moyen provisoire, en rien une solution, solution qui consistait en la réintégration par tous les enfants de la colline que le conseil des sages leur avait alléguée. Les grands étaient la cause du problème et même avaient été jusqu’à présent le problème. Bien sûr elles étaient prêtes à les aider mais c’était à eux de le régler et pour cela il fallait lever les obstacles Vorien, Veutou et Malabar qui étaient les seuls, affirmèrent les délégués à défendre encore leurs idées. Ils étaient les seuls mais ils étaient vraiment les plus forts et ils firent part de leur impuissance. Césarine leur dit qu’on allait toutes et tous réfléchir et que s’ils trouvaient une solution il fallait l’écrire et la donner à Catu et que si elles trouvaient une solution elles enverraient Kibiribiri.

   Césarine ce soir-là se parla à elle-même plus longtemps qu’à l’habitude. Le jour d’après on tint conseil sur ce que devront faire les garçons. Cela commença ainsi :

– On pourrait peut-être attendre la chouette, non ?

– Tu parles, dans l’état où ils sont, ils ne peuvent pas réfléchir !

– Ni même penser, ils ont trop froid !

– Ni même raisonner, ils ont trop faim !

– Même Cétou, il n’a aucune idée, alors ...

– Alors il faut qu’on trouve. Dis Césarine t’en as bien une, idée toi ?

– Peut-être … Ecoutez …

   A la fin du conseil, on avait établi une stratégie. On décida d’une deuxième rencontre. Kibiribiri porta le message. La réunion fut décisive.

  A partir de ce moment-là, les garçons devinrent d’une maladresse majuscule. Les flèches n’atteignirent plus le gibier, les pièges ne fonctionnaient plus. Bizarrement, dans la forêt et malgré la saison, plus de mûres, plus de noisettes ni de châtaignes ni de champignons. Ils en étaient désolés devant les chefs mais pas entre eux puisque le produit de leurs chasses et cueillettes étaient d’abord soigneusement caché dans le châtaigner creux puis dévoré la nuit.

   Malamar se fit menaçant, Vorien et Vetou autoritaires. Les ordres se succédaient mais la forêt s’obstina dans sa stérilité. Kibiribiri en mission et Catu épiaient de là-haut les trois chefs …

   Bientôt, Malamar eut tellement faim qu’il ne put plus dormir.

« Bodua, Bodua ! » alerta la Chouette.

   Le plus costaud des garçons fut approché discrètement par Chétou qui lui avait trouvé quelques châtaignes.  L’affamé les dévora, écouta Chétou et passa dans sa tête et silencieusement dans l’autre camp.

   Puis Vorien eut tellement froid qu’il ne pouvait plus bouger.

« Kibi, Kibi, ribi ribi » chanta l‘oiseau blanc.

   Le roi des fourbes fut approché par Chétou qui lui offrit un bonnet bien chaud en peau de lapin. Le frigorifié écouta Chétou et passa à son tour et sans le dire dans l’autre camp.

   Puis Veutou eut tellement faim et froid qu’il se mit à dire n’importe quoi.

« Kibi, katu, biri, Bodua » crièrent les espions ailés.

   Malgré les encouragements de plus en plus forts et excités venant du ciel, on hésita, on tergiversa tant Veutou faisait peur. Mais quand celui-ci commença à délirer et surtout quand il appela Césarine au secours, les garçons comprirent que c’était le moment. Chétou l’approcha prudemment avec trois ponchous comestibles et une couverture prêtée par les filles. Veutou avala les asperges sauvages, couvrit son corps tremblant et s’endormit. Un seau d’eau le réveilla bredouillant et Chétou lui dicta ce qu’il devait faire. Le grand chef renâcla un peu mais finit par accepter toutes les conditions. Ils s’approchèrent de l’arbre graphiti …

  Les filles, averties par l’oiseau blanc, les attendaient et les invitèrent à entrer et à s’installer autour du feu. Ils avaient l’air si déconfits si piteux si pleins de regrets que nul était le besoin de faire reproche.

   Césarine déposa doucement son panier, leva à l’habitude ses deux mains, planta le couteau de cérémonie et prit la parole :

– Avez-vous décidé que les choses reviennent comme avant ?

– Oui, disent les garçons… même Vorien, même Malamar et même Veutou.

– Si nous revenons, aurons-nous le droit de sortir, de parler au conseil de nous amuser comme tout le monde ?

– Oui, disent les garçons…  même Vorien, Malamar et Veutou.

Puis Césarine se tourna vers Veutou :

– Veutou, as-tu effacé les règles que tu as écrites ?

– Oui, dit-il d’une voix faible.

De sur le toit les oiseaux confirmèrent, ils avaient vu.

– Veutou, abandonnes-tu ton rôle de chef pour toujours ?

– Oui, murmura-t-il.

   Kibiribiri descendit et présenta la lettre de démission qu’on lui avait confiée par mesure de précaution.  Césarine s’en saisit et la lut à haute voix (en corrigent les fautes) et à la fin de l’écoute tous les enfants applaudirent. Chétou leva la main pour la parole.

– Je crois que quelqu’un a quelque chose à vous dire d’important annonça-t-il en se tournant vers Veutou qui se tenait à l’écart penaud et tête basse.

– Je vous demande pardon pour tout le mal que je vous ai fait s’entendit dire l’ex-grand chef tout étonné de la sincérité de son annonce et du plaisir qu’elle lui faisait.

– Et moi aussi, et moi aussi crièrent Malamar et Vorien, ça n’arrivera plus jamais, on jure et ils crachèrent.

– Et nous aussi, nous aussi et on fera tout pour que vous nous pardonniez ! s’exclamèrent les garçons avec des yeux suppliants.

   A ces mots, les enfants se prirent dans les bras et recommencèrent enfin à rire puis Pipelot sortit son pipeau neuf puis Cytho sortit sa cithare, puis Bimba sa bamboula, Tumba sa tumbek, puis les tambourins et on dansa comme avant, comme avant...

Césarine tendit deux petits mots très urgents aux oiseaux qui s’envolèrent sur le champ.

 

 

Le nouveau chef

   Le silence revint et une évidence fusa :

– En attendant le retour de Malinius, il nous faut quand même une ou un nouveau chef alors ?

– Moi je crois que c’est une… affirma Veutou en fixant qui vous savez.

– Moi aussi je pense que ce sera une… sussura Herculine en posant sa main sur l’épaule de qui vous savez.

– Pour ma part je choisirai une … murmura Chétou en désignant discrètement du doigt qui vous savez.

   Il était interdit d’en dire plus. Le choix d’un chef, c’est, on l’a vu, primordial et il devait se faire d’abord dans la tête de chacune et de chacun. Mais tous de regarder Césarine. Et c’est vrai, qu’elle avait montré toutes les qualités de guide responsable. Ce fut le moment d’une longue discussion où toutes apportèrent la preuve de la solidité de Césarine. Elle était décidée, obstinée, réfléchie, courageuse, vive, maline, travailleuse, toujours de service … On lui chercha un défaut. Rien. Elle avait fait preuve de tant de discernement. Et quand les garçons apprirent qu’ils avaient, grâce à elle, échappé à l’huile bouillante, leurs yeux s’emplirent de frayeur rétrospective et donc de reconnaissance. Bien sûr, s’il eut fallu élire un chef à ce moment-là, pas de doute c’eut été à l’unanimité, Césarine. Même Veutou, même Vorien, même Malabar.

   Elle souriait.

– Bien sûr qu’il nous faut prendre le temps mais je crois rugit bruyamment Douceline Herculette en soulevant Césarine.

– Bien sûr qu’il faut qu’on y pense sérieusement mais moi susurra Halvina Cochisa en décochant deux flèches de chaque côté de la tête de Césarine.

– Bien sûr qu’il faut ne pas se précipiter mais moi je pense assura Simbi Gaucha en lançant son lasso autour de la taille de Césarine.

   La sœur de Malinius souriait. Elle leva ses deux mains et dans le silence revenu.

– Oui, le choix d’un chef demande réflexion profonde et donc du temps mais je crois qu’on n’aura pas à réfléchir très longtemps se mit-elle à rire en se tournant vers le panier. Et en disant ces mots, elle tira légèrement le tissus rouge du dessus du panier. Et surprise ! Celui-ci monta tout seul suivi du grand front de Malinius, de ses grandes lunettes, de ses épaules malingres, et de sa petite poitrine au grand cœur.

– Malinius ! C’est Malinius, il est revenu !

On le touche, on l’embrasse, on le porte sur les épaules en lui posant des tas de questions.

– Malinius, c’est toi ? C’est bien toi...

– Tout ce qu’il y a de plus moi.

– Tu n’es plus malade ? T’as encore maigri, non ?

– Non, non j’ai même grossi.

– Malinius, j’y crois pas, je peux t’embrasser ?

– Bien sûr mais ne m’étouffe pas !

– Tu sais qu’on a été très idiots...

– Oui, oui, je sais mais c’est fini maintenant.

– Mais au fait pourquoi es-tu parti ?

– Je ne suis jamais parti.

– Mais tu étais où, tout ce temps ?

– Là dans le panier de Césarine.

– Et comment tu respirais ?

– Avec ça rigola Malinius en montrant son jonc tuba.

– Mais comment t’as fait pour pas parler tout ce temps ?

– Mais je parlais... le soir.

– Ah ! c’était ça les chuchotements !

– Mais pourquoi as-tu fait ça Malinius, on a fait beaucoup de bêtises et on a beaucoup souffert.

– Pourquoi ? Mais pour qu’ils comprennent.

– Qu’ils comprennent quoi ?

– Mais que les garçons et les filles doivent vivre ensemble et pour ce faire, se respecter.

– Ha ! Ca on a compris !

– C’est sûr hein ?

– Pour sûr que c’est sûr. Ca, on t’assure !

– Vorien, Vetou, Malabar, c’est sûr ?

– Oh oui ! soufflèrent les trois ventres vides.

– Et maintenant j’ai faim. Pas vous ?

   Si eux.

  Et de se diriger en cuisine et les garçons de se mettre au service des cuisinières, et les garçons d’écouter avec délectation les filles, et les filles de se moquer gentiment de la maladresse des garçons et tous de rire.

  On frappa à la porte. Le très vieux sage Cornedor et le chapôtre Tsantsao s’étaient mis en route dès réception des invitations. Malinius et Césarine leur sautèrent au cou. Le repas pouvait commencer.

  Et durant le festin qui suivit, devinez qui fit le service et la vaisselle. Et oui, même Vorien, Malamar et Vetou … Et devinez qui mangea le plus de ragoût de chèvre, non pas Malamar, non pas Vetou non pas un garçon non pas une fille … Que voulez-vous ! Il fallait bien qu’elle compassât les promesses non tenues. Il fallut la porter parce que trop lourde pour voler, la jucher sur son poste de surveillance et lui ouvrir ses yeux automatiques.

  Le lendemain, Césarine rendit les clés de la colline à Cornedor et les petits et les grands, les filles et les garçons rentrèrent vers celle des enfants. La troupe était joyeuse. Les garçons portaient, les chiens gambadaient, les oiseaux jacassaient, les filles encourageaient les petits.  A l’arrivée, on ne fut pas surpris de l’état piteux des aires. Aucun reproche là aussi puisqu’avait été décidé de la jouer fourmis qui quand il y a problème ne se demandent pas la faute à qui ou à quoi mais cherchent ensemble la solution.  Malinius avait durant le voyage établi les travaux prioritaires, il en avait l’habitude puisque c’est lui qui avait conseillé sa sœur. Ceci fit l’objet d’un conseil le soir même.

   Adossé à l’arbre graphiti, il sortit précautionneusement l’ouvre cérémonie et découpa dans l’air ambiant le trou rond de la sagesse dont le vent majestueux fit le tour de l’assemblée en occupant, cette fois très facilement tous les fronts même ceux de… Le temps s’arrêta et on définit les priorités et on se répartit à nouveau les tâches.

D’abord mettre à l’abri les petits et leur construire un grand abri confortable ensuite …

– Qui va prendre la construction en charge ?

– Moi, moi, moi dirent Vetou, Vorien et Malabar.

– Qui va chasser et cueillir en attendant que le jardin, que le poulailler, que … ?

– Moi, moi, moi dirent Vetou, Vorien et Malabar.

– Qui va ravauder les vêtements et en faire de nouveaux ?

– Moi, moi, moi dirent Vetou, Vorien et Malabar.

   Eh ! oui, les trois petits vieux grands avaient tant de choses à se faire pardonner qu’ils voulaient tout faire et il fallut tout le doigté de Malinius pour les cantonner aux travaux physiques, là où leurs forces seraient des plus utiles.

– Qui va voir le passeur de savoir pour le décolérer et qu’on puisse reprendre l’école ?

– Pas moi, pas moi, pas moi dirent Vetou, Vorien et Malabar.

   Et il fallut tout le doigté de Malinius pour les persuader d’accompagner Lunetta et Chétou avec mission au préalable d’apprendre à bredouiller des excuses les plus plates et à baisser avec modestie les têtes.

   En fin de conseil, durant lequel les filles avaient pris la parole un peu plus que les garçons, Malinius posa doucement sa main sur le cœur de l’arbre et dicta le texte des tâches de la reconstruction.  Graphiti l’écrivit alors en Kigallassa ancien sur une branche basse qu’il avait l’intention d’abandonner à la fin des travaux.

   Dès le lendemain, on se mit au travail et deux lunes après, l’arbre graphiti perdit la branche provisoire.

   Pour se faire pardonner, Veutou, Vorien et Malamar participèrent beaucoup plus que les autres. Bien que confinés principalement aux travaux de force, ils trouvaient le temps de s’occuper des petits, de seconder les filles. Ils demandèrent modestement à changer de noms. On les appela Dontou, Veurien et Toudou. A l’école et ce fut dur, ils apprirent à lire et à écrire parfaitement. Le passeur de savoir fut d’abord estomaqué de leur assiduité, de leur obstination puis s’habitua de leur sérieux. Ils réussirent haut la main l’examen de sortie de la colline des enfants. On les regretta. Ils sont devenus par la suite des adultes estimés et aimés de tous.

   La vie reprit au rythme des saisons. Les enfants avaient enfin compris…

Les enfants avaient enfin compris qu’on ne pouvait pas vivre :

Les filles sans les garçons, les garçons sans les filles,

les petits sans les grands, les grands sans les petits …

Et les uns sans les autres ...

 

 

 

Note :

Bien sûr le conte à fait l’objet d’exploitations pédagogiques classiques (résumé, oralisation, jeu de rôle, commentaires, transformer dialogue en récit et inversement diégèsis en mimésis…) mais l’objectif aussi était d’en dépasser la chute moralisante en déclinant le « on ne peut pas vivre les uns sans les autres » par des couples divers « parents enfants, citadins paysans, élèves enseignants, nomades cultivateurs… » et peut-être s’ils en sentaient l’ouverture au fait que :

Les rwandais ne peuvent pas vivre les hutus et les tutsi, les tutsis sans les hutus…

Ce fut notre contribution.

 

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