Canalblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Ecrivain main gauche

La thèse de l'écureuil

écureuil

 

  

 

La thèse de l'écureuil 

 

 

 

Première partie : Ce qu’on ne peut éviter

 

Luigi Léone

     Le triporteur grec gravissait vaillamment le col de l’esculape. La roue avant, seule motrice, était surgonflée lui permettant ainsi de mieux ancrer ses tours dans l’épaisse poudreuse. Au sommet, Luigi n’eut pas le courage de s’extirper de l’habitacle chaud et douillet pour rectifier la pression et cet oubli volontaire fera l’objet de maintes discussions apéritives.

     Luigi Léone, colosse roux et tignassieux n’avait d’italien que son nom. Dans son village natal, vu sa chevelure et ses nombreuses tâches de rousseur, on l’enfermait en un Loïss le roge peu imaginatif. L’étrangèreté transalpine de son pseudo apportait, le pensait-il, une touche d’exotisme plus appropriée à son état. Car Luigi avait un état, il était artiste de cirque. A la saison, il se produisait sous le chapiteau Bougrelionne où sa jovialité bien sûr mais surtout sa force et sa polyvalence étaient fort appréciées. On avait ainsi pu le voir échanger avec Mario le jongleur, des poids de vingt kilos qu’il faisait mine de refuser. On l’avait vu funambuler en essayant de décrocher la lune pour Violetta, puce tsigane dont il était par ailleurs le porteur attitré au trapèze. On l’avait vu briser des chaines attachées à son puissant torse par Aldo le clown ou par des spectateurs choisis au hasard parmi les membres de la troupe… Mais Luigi n’était pas seulement un parfait partenaire. Secondé par Mistiguet, ouistiti barbu d’un âge respectable et associé à Griska, une énorme ourse des Karapattes porteuse de lunettes intellectualisantes, il présentait un numéro qui rencontrait un succès chaque soir renouvelé. Celui-ci commençait par un tour de piste effectué par Mistiguet. Tout en marchant gravement, le ouisti roulait du tambour crescendo jusqu’à un tabouret minuscule situé à l’opposé de l’entrée des artistes. Sur ce, deux personnages entraient, mimant une conversation sérieuse. L’un, Griska, se posait sur un imposant fauteuil et posait sa formidable tête dans sa paume gauche. L’autre, Luigi se levait et prenait alors la parole :

– Mesdames messieurs, j’ai rencontré Griska ici présente (un grand geste de présentation) dans la vallée Nefcerka au nord du Krivan. Elle avait deux mois. Une avalanche l’avait expulsée de sa caverne et l’avait laissée pour morte deux cents mètres plus bas. Nous l’avons patiemment soignée et depuis ce temps-là, on ne se quitte plus. Et se tournant vers l’ourse « Griska, voulez-vous saluer le public ? »

    Celle-ci se levait dignement, enlevait son chapeau de paille et effectuait trois révérences, droite, gauche, centre puis se rasseyait en reprenant sa pause penseur.

–  Griska n’est pas un animal dressé. Dès le début, elle a partagé les jeux des enfants, les a suivis à l’école puis a tenu à participer à nos numéros. Bien sûr comme tout ours bien léché, elle sait pédaler, jongler, escalader. C’est l’apanage de tout ours de cirque. Elle va vous en faire une petite démonstration…

   Sur ce Mistiguet amenait un vélo piste Hô Chi Minh. L’ourse, après deux ou trois mimiques réprobatrices, consentait au tour de piste puis s’asseyait prudemment sur le tabouret et rejoignait son fauteuil en jonglant avec des bilboquets.

– Ca, le commun des ours en fait autant. Mais, je vous l’ai dit, Griska est allée à l’école. Elle sait donc lire et compter. Je vois des sourires incrédules. Madame, là au premier rang, vous doutez, vous ne me croyez pas ? Eh bien Griska va vous étonner ...

   Les nombres de un à vingt inscrits sur des panneaux indépendants étaient alors placés devant Griska. Luigi, deux pas derrière elle pour éloigner tout soupçon de tricherie, annonçait des additions et des soustractions. Mistiguet présentait un à un les nombres et Griska désignait toujours la bonne réponse. La combine, Luigi l’affirmait, était génialement simple. Si Griska ne pouvait voir son maître, Mistiguet, elle, lui faisait face et au froncement de sourcil léonien caressait rapidement la bonne carte. La grizzly à lunettes n’avait plus qu’à réagir en hochant son énorme tête. Elle recevait alors son lot de murmures admiratifs et d’applaudissements qui, sans qu’elle fasse preuve de suffisance, lui avait donné un sentiment de supériorité intellectuelle …

     A la saison morte, Bougrelionne hibernait. On en profitait pour réparer le matériel, ravauder le filet, peaufiner ou inventer des numéros … Bref, on préparait la saison d’après. Luigi, lui, enfournait ses boules, haltères, chaînes dans son petit camion sur les flancs duquel on pouvait lire Misluigris, le plus grand des petits cirques. Puis il plaçait à l’arrière, l’un entre les pattes de l’autre, ses deux acolytes animaux. Il taillait alors une route préparée soigneusement à l’avance alternant étapes connues, où il se savait bien reçu, et étapes aventures. Il y gagnait, disait-il, quelques thunes et le plaisir de son indépendance. Surtout, chuchotait-on, il faisait l’économie de soirées avec sa vieille mère, virago acerbe qui n’avait de cesse, afin de fixer son fou de fils, d’inviter les jeunes filles demoiselles qui, vu leur physique et leur stricte éducation, avait toutes les chances de le rester.

     Mouthperdou, village du haut Querdou était devenue au fil des années son étape dernière et préférée. Malgré le froid et peut-être à cause, les habitants y étaient particulièrement chaleureux et se disputaient le plaisir d’héberger la petite troupe. Il faut dire que Luigi remerciaient ses hôtes de savoureuses anecdotes, bien sûr plus ou moins vraies, et de contes délicieusement effrayants et toujours renouvelés.

     Luigi, sa fantaisie, sa bonhomie, son énergie, c’était la vie et c’est ce qu’il chantait en entamant la dernière descente « Laissez-moi vivre ma vie … avec mon ourse, mon ouistiti ». Chant, cette nuit-là, rapidement interrompu et remplacé par une série de jurons trahissant sa vernaculaire origine : « Macharel de macharel ! Sacré boundiou de Trapanelle ! Qu’est-ce que c’est quoi cette feintise ? Miladiou de troundédy quicom passa ? ». Ce qui se passait c’est qu’une sournoise plaque verglacée, se cachait sous la poudreuse et entraînait le triporteur vers le ravin. L’élégante arabesque fut lente mais inexorable et se termina après quelques tonneaux rebondissants dans le Cul du Bief, ruisseau en contre-bas. Les villageois alertés par le vacarme arrivèrent très vite, transportèrent Luigi et Mistiget à la mairie pour un départ vers l’hôpital le plus proche. Quinze jours après et au grand plaisir de tous, ils étaient de retour et entamaient une longue très longue convalescence passant, suivant un ordre établi par le conseil municipal, de foyer en foyer en commençant et en finissant bien entendu par celui du maire. Et c’est, prétendent les médisants, depuis ce temps-là que Mouthperdoux devint « Mouthperdoux les rousses » puis « les rousses » tout court.

   Et Griska me direz-vous ? Sur un énième ricochet, elle avait été éjectée, s’était accrochée aux branches puis avait remonté la pente jusqu’à la route. Un peu affolée, un peu assommée, elle se mit à marcher. Mais notre ourse n’étant pas polaire, elle n’avait pas le sens de l’orientation.

Elle se perdit …

 

Françouè Mogiteau

     En ce temps-là, Mouthperdoux choisissait son nouveau maire une fois pour toute et c’était d’abord affaire de femme. A la mort du maire ou la sentant prochaine, les dames profitaient d’activités quotidiennement partagées pour identifier les candidats idoines. On prolongeait les lessives au lavoir, on restait un peu plus à l’étal de Louchememe, on regardait un peu plus les articles chez la Vesta Chandel, on lambinait au four de Pancosier la boulange et de Fornière sa femme, bref on s’attardait dans tous les endroits où, ensemble, on pouvait étirer discrètement le temps …

     Le vivier des potentialités excluait les gens en active car pour être maire, comme chacun sait, il faut être disponible et d’un âge à la sagesse probable. A partir de là, le premier écrémage consensuel commençait. D’abord celles et ceux qui ne pouvaient tout simplement pas parce que trop vieux ou vieille, parce qu’en santé précaire parce que trop peillarots pour pouvoir s’occuper d’autre chose que de leur sans avoir. Les comportements étaient ensuite examinés à la loupe : On écartait les poches qui se ganarrent tous les samedis, les bons à rien, pintres ou vantariols qui à part jasarder hein ! On ne pouvait envisager un pinjolou comme le Pierre tellement lougagne que si il avait du blé il finirait la moisson en décembre. Le caractère avait aussi son importance : On ne voulait pas d’un ardélion toujours en train de fouiner ou d’un jangleur comme il respire « vous voyez de qui je parle ». Un cagaïre, toujours ruque et colère ne pouvait non plus faire l’affaire. Deux autres éléments bien que non dits étaient pris en compte : L’incompétence familiale « Sa cagne, c’est une vraie stryge, si y peut pas contrôler sa famille alors … » et les sans prestance, les trop cuques ou bancariols. Mais le dernier critère, le plus important et de loin, c’était qu’on ne pouvait surtout, mais surtout pas, choisir un ou une sans quéqoi sous le capel …

     Cette première période éliminatoire basée sur des critères négatifs servait d’exutoire. Restaient alors trois ou quatre possibles, trois ou quatre acceptables, trois ou quatre choisis par le bas en quelque sorte. Il fallait maintenant sélectionner par le haut, et là on se faisait plus nuancières. Les veuves bien sûr restaient péremptoires, en revanche les épouses dont les maris étaient possibles candidats, devenaient comme non concernées, presque distantes, se faisaient sous-entendantes, voire non-verbales, et à ce jeu-là la Ludit du Françouè était redoutable. Parlant du père Fabre par exemple, elle faisait de qualités indéniables « ça c’est vrai qu’il est gentil » des freins possibles à une bonne gestion des conflits « il l’est même un peu trop, non ? » , de même avec Cassagne l’ancien garde-chasse  « Il est bien, ça c’est couru, mais il n’est pas un peu trop rigide » ou avec Chassaigne, l’ancien maître d’école « Pour sûr qu’il serait parfait mais sa femme avec sa chancelance, c’est bien des pensements »

    Puis venait le temps des comparaisons, « Le Françoué, il est quand même plus éducationné, Athanase malin comme un mago, Marcien, le mieux affété, jamais un pandourel … »  A ce stade, la conclusion était proche et le choix, cette année-là, s’était finalement porté sur Françouè Mogiteau, ancien prof de fac à la retraite qui de toute évidence remplissait toutes les cases si l’on en croit les dernières affirmations de cet aréopage féminin, déclarations que voici :

   Modestie, fille du vieil instituteur : « Le Françouè, il en a dans le clos et avec sa savance, c’est pas lui qui prendrait son nez pour ses fesses. »

   Mahaut, fille de pasteur : « Et puis sa famille est piéça bien connue pour son humblesse et son honneste.»

   Gilette, femme du coiffeur : « Je le trouve un peu bouffarel, mais il reste prestant et langagier avec ça. »

   Vinciane, femme d’Hercule Pouavrot le cafetier bouilleur : « Sans être abstème, un petit coup ça ne l’accouardit pas bien sûr, mais c’est point un bringaïre, un "vivere est bibere" et je sais de quoi je parle »  

   Vesta Chandel, épicière souvent en butte à des crédits à étaler : « Surtout, il est parole, quand il convent, il tient et jamais en demeurance, toujours en temps » …

   Hermance la doyenne et donc la plus apte à conclure, conclut : « Bon on s’accorde, il nous fleure, y a dégun qui est mieux. Moi, je dis, il est franc de défaut. Nous voilà préfix.»

   Et toutes de se retourner vers Ludit qui s’exprima en pur mouthperdien, montrant ainsi sa parfaite intégration :

– Si cui mien, c’est pour vous le bon. Moi, j’accorde, je vais y dire incontinent. Faut qu’il voudra tout de même …

– On te fait confiance !

     Et en effet, sa pimpanelo de Ludit d’épouse n’eut aucun mal à convaincre Françoué à occuper, après la formalité du vote, la fonction et son fauteuil …

   C’était donc lui, qui s’était chargé d’organiser le séjour réparateur de Luigi et Mistiguet. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié et Françoué voyait bien que plus son nouvel ami rébiscoulait, plus il retrouvait des forces, plus il s’ennuyait. Le triporteur avait été remis en état par papi bricolo, garagiste du village et Luigi pensait de plus en plus à partir. Deux raisons le retenaient : une quelqu’une dont je ne dirai rien et Griska dont le corps pourtant imposant n’avait jamais été retrouvé. Luigi s’ennuyait, avec politesse certes mais il s’ennuyait d’autant plus que la première raison, tout en lui lançant des regards en dessous, le snobait quelque peu. Françoué dans sa savance et en accord avec ses administrés avait décidé que notre artiste ne repartirait que parfaitement rétabli. Il fallut donc occuper le temps du convalescent. La journée, il allait chez l’un chez l’autre et au besoin donnait la main. Ses soirées, il les passait en discussion avec Françouè et Ludit ou profitait de leur bibliothèque. Le maire le faisait aussi assister aux activités du conseil et c’est vrai que les péripéties et aléas de la vie villageoise le distrayaient. Ce qui l’intéressait le plus étaient ces lourdeurs inexplicables dans la résolution de problèmes en apparence simples. Ce qu’il ne pouvait pas savoir c’est que ces questions étaient révélatrices d’une histoire collective bien ancrée et faisaient ressurgir des conflits dont l’étouffement participait grandement à l’expression même du problème. Par exemple, la résurgence qui approvisionnait en eau la plupart des foyers, l’avait passionné. Elle était cadastrée chez Mourphy Béranger. Son usage collectif et légalisé par le temps, avait été accordé, à la demande d’un curé précédent, par un aïeul bigot. Tout en ne remettant pas en cause le principe du partage de l’eau, les descendants et donc Mourphy, en froid avec la religion, rechignaient à laisser un accès libre à la source. Se posait alors de manière récurrente le problème de l’entretien. Il avait fallu ménager les susceptibilités et ne pas mettre en avant, tout en la sous-entendant, l’irrationalité de la situation. Le conseil, dans sa grande sagesse, y était parvenu en nommant Monsieur Béranger responsable municipal de l’eau, lui conférant ainsi l’importance d’un édile indispensable. La source, propriété bérangère incontestée, restait ainsi à disposition de la communauté.

   Les droits de passage stupéfiaient également Luigi.

– Mais enfin Françoué, céti pas simple d’échanger le traversant par un contournant.

– Mon Pôvre Luigi tu n’es pas au cirque, ici ! Tu comprends, chez nous, les gens ne bougent pas et les morts y sont plus présents qu’ailleurs et encore plus en hiver. Les droits de passage sont particulièrement délicats. La traversante du Fernand et les problèmes attachés, elle est héréditaire. Cela ne peut se régler qu’avec l’assentiment de la lignée des Grourouge.

– Tu vas enquêter au cimetière ?

– Fous-toi de moi, non on va faire comme pour la source. Premier, on va commencer par les femmes, Ludit s’entend bien avec Mahaut. Second, Hercule est prévenu et on lui a alloué un budget c’est ma tournée pour quand le Fernand passe au café. Puis le moment venu, j’irai en délégation avec Capoul et une bonne bouteille de Bordeaux. On évoquera la sagesse des anciens et ...

– Et vous allez le nommer ministre délégué des droits de passage, se moqua Luigi.

– Tiens ! C’est une idée qu’elle est bonne ça, survanna Françouè.

– Tu serais ti pas un peu fourbe derrière tes lunettes …

    Mais le conseil ne réglait pas seulement des conflits. Il s’appliquait aussi à répondre aux accidents collectifs de la vie tel que la présence d’une horde de loups qui avait nécessité une rigoureuse organisation défensive confiée à Martial, l’ancien colonel. Elle comportait tours de garde, pièges, épandage d’un lisier répulsif, accompagnement des élèves sur leur chemin d’apprentissage et vigilance de tout instant. Cela avait suffi pour tenir les leus à distance. Bien sûr on avait eu à déplorer quelques poules en moins et l’attaque d’une bergerie insuffisamment close, sept brebis tout de même, pertes rangées au rayon des aléas et en partie compensées par le fonds de soutien municipal.

   Une situation sous contrôle donc, jusqu’au jour où elle se compliqua formidablement.

 

Le tarasque

     Cela commença par un ricanement sardonique et lugubre qui remplit sans interruption une nuit sans lune. Sortirent alors précipitamment de leurs lits les hommes munis de leurs fusils, tromblons, mousquetons et autres armes plus ou moins autorisées. On apprit ainsi, pour l’anecdote, que le maire dormait en caleçon à pois et Luigi en chemise de nuit rapiécée.

     On attendit jusqu’à ce qu’à l’orée de la forêt, on crut à une forme animale. Commandement de Martial, tous de tirer éclairant ainsi la pénombre de l’aube, le ricanement s’amplifia. Deuxième salve, le ricanement s’intensifia au point de rendre inaudibles les cloches que Père Absinthe actionnait pour éloigner un éventuel démon, aidé en cela par les bigottes en prière. On apprit ainsi qu’Alcidie la servante du curé dormait avec une coiffe à pompon. On lâcha les chiens, l’affrontement eut lieu. Le ricanement stoppa mais pas un doguet, pas un terrier pas un houret ne revint. On envoya Zezen le taureau furieux mais très vite sa clarine ne répondit plus. Lui aussi ne revint pas.

     Au matin, on s’expédia en trois groupes d’encerclement. On localisa rapidement le lieu des combats mais rien ne subsistait des chiens et du taureau, rien sinon quelque crins et du sang mélangés à la neige, pas un os, pas une dent, pas une griffe, pas un sabot, rien. On repartit, on explora et on la découvrit, l’immonde endormie au pied d’un mélèze. A leur approche, elle ouvrit un œil et bailla en dégageant une puanteur qui aurait fait glousser d’effroi un troupeau de mouflettes et de putois. On tira encore, avec pour seul effet de la faire nonchalamment lever puis disparaître sous la futaie. Cette rencontre avait eu lieu trois jours auparavant et depuis le village était en émoi et les édiles en désarroi.

     Luigi avait déjà vu un monstre de ce type qu’un de ces congénères utilisait dans le numéro intitulé la disparition. Numéro on ne peut plus simple puisqu’il consistait à introduire un quart de bœuf, une chaise et divers objets dans la cage en acier où était attachée la bête. Deux minutes d’obscurité plus tard, l’animal endormi se laissait tirer et on pouvait faire constater qu’il ne restait plus rien mais plus rien dans la cage. Luigi avait déjà vu la bête mais c’est Françoué qui grâce à son encyclopédie animale l’avait identifiée. La description correspondait parfaitement à un représentant d’une espèce endogène du Chomolunga: six pattes d’ours, un torse de taureau, une tête ornée de bubons pleins de venin purulent, des oreilles d’éléphant et une queue écailleuse se terminant par un dard de scorpion. Et cette créature malfaisante aux ocelles en tête de mort, à la peau carapace et écaillée sur laquelle avaient rebondi les balles à sanglier pourtant biseautées, ce monstre à la mâchoire déchiqueteuse néantisant ses proies, cette hyène éléphantesque à la vue infra-rouge, cette bête faramine … C’était un tarasque.

     L’identification de la bête n’avait en rien rassuré les villageois. Rien que par son aspect, le monstre terrorisait. Même les leus, sans abandonner leurs noirs desseins, faisaient à son approche queue basse. Le tarasque, de toute évidence, étudiait le village de ses yeux rouges avec une prédilection marquée pour la bergerie communale. Toutefois l’énormité de son dernier repas laissait à prévoir une longue digestion ménageant ainsi un temps pour la réflexion. C’est pourquoi, on réunit d’urgence un conseil élargi. Il ne donna rien. Ou plutôt, les propositions avancées par les uns et les autres parurent soit insuffisantes, poison, tirs groupés dans l’œil, feux d’artifice … , soit irréalisables, érection d’un rempart, creusement de douve, appel à l’armée …  ou inutiles, tocsin et prières permanents, hurlements collectifs… Même Luigi expert en bêtes exotiques et dangereuses, un ours des Karapattes ce n’est pas rien, même Luigi pourtant fort sollicité, avoua son impuissance. On se quitta donc dans l’inquiétude et avec pour consigne de barricader sa maison, de charger les fusils, et de réfléchir à des moyens de combattre la redoutable intruse. Ce soir-là, le chemin du retour fut d’un silence préoccupé. Au portail, Luigi le rompit :

– Tu sais Françoué, je me plais bien ici mais …

– Viens prendre une merise ça nous réchauffera, Ludit doit nous attendre l’interrompit Françouè.

– Avec plaisir, d’autant plus que j’ai des choses à vous dire …

     Ils s’assirent faisant issir deux chats qui s’apercevant de l’absence de leurs jeunes maîtresses partirent dignement les rejoindre dans leur chambre du haut. Quant à Mistiguet, il marmousait près du feu en compagnie d’un petit écureuil, les deux bêtes alternant pépiements et glapissements dans une discussion animée.

– Tiens ! Merka est dedans … C’est étonnant !

– Oui, il est arrivé tout à l’heure pour « voler » quelques noisettes à son habitude. Dès qu’il a aperçu Misti à travers la fenêtre et il n’a eu de cesse d’entrer et depuis comme tu vois, ils « causent ».

– Eh oui, Luigi, je te présente Merka, notre animal fétiche. Les enfants l’ont récupéré et l’ont soigné. Il n’est pas apprivoisé mais il s’est doucement habitué. Le soir, chaque maison oublie un bol de noisettes en espérant que monsieur l’écureuil daigne en voler puisque, disent les anciens, ce vol consenti porte chance à la maisonnée. Ceci dit, c’est étrange, il ne pénètre en maison que très rarement et si malade …

– Non, non, je te rassure il va très bien. Avec les filles on l’a examiné, tu penses bien ! Il est tout simplement fasciné par Misti.

– Bon, mais s’ils pouvaient y mettre une sourdine, ce serait mieux gronda Luigi en se tournant vers le singe et en lui faisant signe de fermer son clapet.

Les deux bêtes le regardèrent et poursuivirent leur conversation sur le mode subsonique.

– Alors grand, on t’écoute.

– Je te disais je me plais bien ici, vous êtes des hôtes merveilleux mais …

    Ca y est, il se décide enfin, je parie pour Cléophée romantisa intérieurement Ludit, puis réalisant que ce dernier « mais » prononcé par Luigi pouvait être annonciateur d’un départ prochain, elle le coupa :

– Mais, Luigi, personne ne vous demande de partir je crois bien même que tous, petites et petits, grandes et grands souhaitent le contraire. (Elle avait appuyé légèrement sur « grandes » )… et puis vous enchantez avec vos histoires de cirque et d’aventure.

– Merci ma chère Ludit, mais vous voyez, je ne sers à rien, je ne fais rien et je dois vous dire qu’avant l’arrivée de cette hyène, j’envisageais sérieusement ma partance.

Sachant son désormais ami inapte à la dissimulation, Françouè décida de l’auticher quelque peu :

– Ecoute Luigi, on comprend très bien ton envie de reprendre la route surtout que nous allons, je crois, connaître une période difficile voire dangereuse. Cela fait peur …

– Mais pas du tout, pas du tout, qu’est-ce que tu …

Et devant le sourire narquois de Françoué,

– Ah ! T’as failli m’avoir. Non ce que je veux dire c’est que pendant le conseil j’ai eu une idée et peut-être même, je crois que j’ai trouvé un début de solution…

   Ludit ouvrit tout grand ses petits yeux, Françoué avala le noyau de merise et sa moustache fournie se hérissa de points d’interrogation.

– On t’écoute, tu ne peux pas savoir comme on t’écoute.

– Voilà tu sais ou tu ne sais pas que Bougrelion est internationalement célèbre pour ses numéros d’animaux savants. Tu as vu ce que ma pauvre Griska pouvait faire par exemple. Mais ce que tu ne sais pas, parce que c’est un secret, ce que tu ne sais pas c’est pourquoi nos animaux, sans être domestiqués, accomplissent des tours fascinants. Ce secret je ne peux absolument pas, tu le comprends, le divulguer…  Bref, il faut que vous me fassiez confiance sans me poser de questions.

– Qu’est que tu veux qu’on fasse ? Tu sais bien que s’il y a une moindre chance, On fera tout ce que tu nous diras.

   Luigi n’avait pas touché à sa merise. On le sentait tendu, partagé entre ce secret qui ne lui appartenait pas et la nécessité de l’utiliser. Il s’inclina et entoura son gros front de ses larges mains : « Voilà, je vais faire comme si j’étais le chef. Premier … 

 

Ludit, Martial, Popot …

    Le soir même et ce fut dur, on fit comprendre à Misti que Luigi devait partir et qu’il allait devoir dormir pendant deux nuits dans la chambre des filles. Elles surent se montrer, à force de caresses et de bananes d’hiver, convaincantes. Elles lui préparèrent son coin de sommeil près du lit, son coin soirée dans le cantou et son coin d’attente près de la fenêtre. Disons que Misti restait, un peu comme un otage, pour bien montrer que Luigi ne fuyait pas le danger et qu’il allait revenir. Merka, en animal resté sauvage qu’il était, se désintéressa totalement de ses préparatifs et en profita pour demander la route.

   Le lendemain, Papi bricolo s’affaira sur le triporteur. Il additionna un projecteur puissant sur l’habitacle puis il doubla les roues arrière qu’il relia par un arbre crénelé à la boite de vitesse créant ainsi un 3/3 inédit et pouvant passer par nuit les plus noires, les cols les plus enneigés. Le soir même, Luigi partit muni d’une flasque rebondie de merisière connue pour ses vertus nyctalopiennes.

   Pendant les trois jours qui suivirent, Françoué et Ludit préparèrent les villageois à la réception prochaine d’un personnage éminent et porteur d’espoir, le maître chamage Acter Philippo.

– Voilà, je ne sais pas ce qu’est un chamage mais Luigi m’a dit, qu’outre des pouvoirs extraordinaires, il avait une manière de s’exprimer et un physique très particulier dont il ne faut en aucun cas rire et paraître étonné.

– Mais Françoué, on sait vivre. On a reçu avec les honneurs, le bourgmestre de Durbuy et son ventre dirigeable, le griot fil de fer de Kano, les frères Bossedanof. Personne n’a ri. En cas de manquement on menacera les enfants de pénurie de confiture, voilà tout … Et pour le parler on te fait confiance …

    Pour le parler, c’était en effet l’affaire de Françoué mais il eut du mal. Luigi lui avait précisé que le chamage avait une curieuse façon de s’exprimer. Premier, il parlait en vers rimés et second ses dires s’accompagnaient de bulles qu’il produisait avec sa pipe. « Tu m’as bien dit Françoué, que dans ta jeunesse, tu poétisais » Oui dans sa jeunesse mais son long passage universitaire l’avait fortement reprosé. C’est simple au début, il ne rima à rien. Il persista bien sûr. Cléophée et Sabrinelle médusées assistèrent alors aux rimaillages s’installant entre leurs parents et ce, principalement pendant les repas. Ecoutons :

   – A l’instar de nos arbres qui boivent notre terre

   Et dont les plus jeunes se disent centenaires

   Donne-moi ma Ludit de cette merisière

   Ton bonheur et ma force gisent au plein de ce verre.

Et Ludit effarée : « Eh bon tu veux boire un dernier coup… »

Et se rappelant la consigne :

– Je veux dire,

De Vian ou de Verlaine tu veux encore un vers ?

D’accord mon cher ami, mais c’est le der des der.

Ou alors :                

– Votre conversation est ce soir pleine de sel

Mais de votre gigot je ne dirais rien de tel !

Et elle, mutine et se prêtant au jeu, de se justifier :

– Le sel que tu bois dans mes pauvres paroles

N’agit en rien sur ton cholestérol

Ce n’est pas le cas s’il est en casserole

Je te plains, mon ami, de n’avoir pas de bol.

     Pour les bulles, ce fut un échec total. Les ronds de fumée de ses cigarillos ne disaient jamais rien. La même couleur bleutée et les formes aléatoires qu’il produisait, échappaient à toute volonté discursive. Il s’essaya bien à la bouffarde mais sans autres résultats que des quintes engorgées et des tristes postillons. Sur les conseils de Ludit « Consacre-toi aux rimes, tu n’es pas un chamage, il comprendra ! » il n’essaya plus de piper mot.

     Nécessitait ensuite pour faire honneur à un visiteur important, de soigner le paraître. On fit le ménage du village. Les vélos furent alignés, les tas de bois aussi. Les rideaux lavés ou changés encolorérent les fenêtres. On dégagea les seuils. On fit le plein de carbure des lampadaires acéthylène. On tendit toutes les guirlandes de fête disponibles. On dressa un mai au sommet duquel on pouvait lire sur un panonceau blanc Honneur à Maître Acter le chamage. Puis par arrêté municipal on interdit les animaux baladeurs. On réintégra les poules picorantes de ci de là, on dézerra les chiens errants, on attacha les chèvres quémandeuses et spécialistes des poubelles, on mit une muselière à l’âne romantique à la lune qui le faisait braire. Préparer les aires, on en avait l’habitude, on le faisait à l’occasion des fêtes, ce fut relativement aisé.

    Il n’en fut pas de même pour les personnes. Il faut comprendre. On se connaissait, on était  entre nous, et entre nous pas de chichi pas de manière hein ! On s’habillait à la bonne franquette, en tous les jours de travail, les tabliers de cuisine aux souvenirs de ragouts pétillants, les bérets poisseux et raidis, les vestes pendantives, les sabots glèbeux, les ravaudages bien visibles, les cheveux en vacance, les museaux seules parties abluées et rarement, les échines paresseuses et donc courbes. Bref on débraillait, on se laissait aller et cela faisait consensus, on aurait vu d’un mauvais œil qu’on s’habillât comme à la ville. Pour corriger tout cela, il fallait du tact, de l’autorité, des yeux critiques et un sens certain de l’esthétique. La tâche en incomba naturellement à Ludit ancienne présentatrice de modo imperativo et Mahaut couturière renommée. A leur demande, René Paroir façonna sur sa plane des sabots de cérémonie (Les cuques en reçurent à haut talons). Gilette, coiffeuse par alliance, fut priée de confectionner des perruques en tresses montantes pour les vraiment petites. Son homme Pailloteas, le coiffeur attitré, rectifia les battants l’œil et gomina les épis récalcitrants. Les stryges apprirent à sourire avec Loune dite l’enjouée. Les irrécupérables, les incapables d’une crispation joyeuse furent assignées au chœur de l’église dirigé par le père Absinte. On somma celui-ci de cacher sa calvitie rubiconde sous un camouflet blanc et de préparer un répertoire un peu plus folichon qu’à l’habitude. On sortit les habits du dimanche et plus précisément d’après église car plus décontractés. Pour rectifier les pandourels, on eut recours à la dénonciation civique. Les dépenaillés furent sévèrement moqués par des groupes d’enfants chantant Le dorin, il pend il pend, le dorin il fait du vent obligeant ainsi les dépenaillés à remonter chaussettes et rembraguer chemises. Dès le deuxième jour, Ludit se déclara satisfaite : Les hommes étaient congrus et les femmes fleurantes.

    Martial, colonel en inactive et chef pour l’occasion d’un régiment d’enfants, se chargea du meilleur accueil.

– Soldats Capucin et Bluette, positions de garde ! Et le dénicheur expert, de grimper à la cime d’un chêne tandis que la meilleure crécelière, se postait à sa base.

– Rozabelle et Sabrinelle, ouverture portière et révérences, exécution ! Et les gamines de s’exécuter.

– Malvin, Olivin, balayage de l’itinéraire. Rompez !

– Péronelle, ouverture du paraneige. OK ! Progression vers l’hostière ! Vitesse, un demi nœud !

Au bout du deuxième jour, Martial se déclara lui aussi satisfait.

    Il fallait maintenant assurer le quotidien. L’hostière fut aérée puis Vesta y entretint un feu sur lequel crémaillait une énorme réchauffée destinée au tub à bain. On ressortit le moine en s’assurant qu’il était prêt à bassiner un lit confortable et édredonné. On posa les lanternes à suif et les lampes acétylènes aux endroits stratégiques, bureau, table à manger «Il vit dans le temps d’antan, il faut le savoir, la lumière électrique le blesse » Le boire ensuite. Hercule et son aide Allan le barjaque, fournirent leur meilleure merisière qu’on transvasa dans de petites flasques « il gorge petitement, tu comprends ». Et enfin le manger « souvent mais peu », Popot et Obéline s’y collèrent et préparèrent mille petits plats roboratifs mais légers, la cancayout, le casseboulet, l’ellépala, l’estofa ….

Ce qui fit que trois jours après, le village était prêt à accueillir le chamage.

 

Acter Philippo, le Chamage.

     C’est en début d’après-midi du troisième jour que les deux marmousets guetteurs firent vrombir huchet et crécelle. C’était le signal, le triporteur arrivait. Capucin et Bluette le précédèrent jusqu’à la place du village. Luigi gara précisément le triporteur sous l’œil attentif de papi bricolo puis s’extirpa de l’engin. Misti se précipita sur l’épaule de son maîtrami et se plaignit abondamment de toutes les caresses que lui avaient prodiguées les deux filles de Françouè et Ludit. Ce n’était pas prévu au protocole savamment organisé par Martial, ce qui le chagrina. Rozabelle ouvrit la portière passager et se retrouva face à un périscope grâce auquel pouvait accéder au paysage un si petit homme qu’il ne dépassait pas le tableau de bord. Elle bredouilla le « bienvenu chez nous » prévu et cacha son étonnement par une révérence reculante. Luigi débarrassa le chamage de son engin de vue et celui-ci put sauter à terre.

– Je vous présente Acter Philippo, le grand chamage.

     Philippo était très mince. Les jambes fines enserrées de collants noirs se terminaient par des sabots jaunes et courbés. Une longue veste ceinturée par des écorces de châtaigner, couvrait un torse qu’on devinait malingre. Une barbe blanche lui servait d’écharpe et laissait voir un menton proéminent et pointu. De sous son nez long et fin partaient deux vibrisses agiles qui se maintenaient pour l’instant à l’horizontale. Le front et les oreilles étaient cachés par un chapeau en forme de girolle à l’envers. Il l’ôta en s’inclinant et salua la compagnie. On vit ainsi des cheveux orange courts et drus et des oreilles soucoupe et articulées. Le fourneau d’une pipe en maïs vissée à sa bouche minuscule rougeoyait à 50 cm de son visage. Il salua une deuxième fois et le merci de sa bouche s’inscrivit dans un rond de fumée rose et doux déclenchant des exclamations admiratives et des murmures chuchotés :

– Diou biban ! Mais c’est un farfadet.

– Un follet des montagnes !

– Un gobelin du temps d’avant.

L’œil droit de Martial se fit terrible « on a dit pas d’étonnement exprimé » puis il le cala sur Françouè. C’était à lui et donc :

– Ta lumière ajoutée Oh ! Acter le chamage

Eclaire d’un beau jour, nos vies et le village.

L’habitude d’ici découpe le temps en heure

Une seule de toi c’est déjà un honneur.

Dans le froid de l’hiver t’attend une chaumière

Nous allons, si tu veux, y faire Merisière

Et patata et patati et patatère …

      Phil apprécia fort l’accueil. Cela se voyait aux petites bulles vivement colorées qui tchoutchouquaient de sa pipe. Luigi clignait d’intelligence un œil approbatif en direction de Françoué. « Tu es dans le vrai » semblait-il dire. Sur un signe militaire, l’ombrelle à neige fut déployée, l’avant-garde balayeuse se mit en place et on processionna jusqu’à l’hostière. En chemin, on eut droit à une profusion de bulles qui déclenchèrent applaudissements enthousiastes des enfants et, faut bien le dire, un peu de jalousie chez Françouè. Luigi lui précisa que ce système de bulles fonctionne comme le langage animal. Chacune d’entre elles a un sens à l’instar des cris, des balancements de queue et des mouvements de tête des corneilles ou des chiens. Ce système permettait au chamage de communiquer avec toutes et tous. Pour nous, continua-il, les bulles ne font qu’accompagner ses dires rimés mais pour les animaux elles se suffisent à elles-mêmes. Il ne le divulgua pas, mais chacun comprit que le secret de Bouglionne ne consistait pas en des techniques de dressage mais tout simplement au fait qu’en la présence hivernale d’Acter, on pouvait échanger efficacement avec les animaux artistes. Rozaliane la plus curieuse des petites filles ne put s’empêcher :

– Mais, il en a combien de bulles ?

– Des milliers des milliers, ma grande, Les bulles de politesse, tiens regarde comme celle-ci, sont fines et délicates et dans des couleurs franches, les réponses précises ou les ordres sont rapides et clairs, les bulles questionnements sont plus lentes et plus grosses et souvent multicolores, les conditionnelles, celles que je préfère, sont toujours tamisées mais quand tu en vois une noire en triangle pointu, t’as intérêt à te sauver.

– Et pour les mensonges ? dit la chipie experte en bêtises non avouées.

– C’est simple, il ne ment jamais, ça lui fait des économies de bulles.

     Rozaliane en fut émue. Elle se plaça au côté de Phil et lui prit la main en lui souriant. Une grosse montgolfière bleue pâle zébrée, couleur de souvenir heureux, s’éleva en prenant son temps. On devina une larme et un petit sourire chez Phil. Rozaliane s’était fabriqué un grand-père. Elle ne le quitta pas du séjour …

     La maison bien que petite accueillit toute la troupe. Rien ne pouvait s’initier sans les merisières d’arrivée. Elles furent au nombre de trois et sous forme de rapides toasts, un en l’honneur de Phil le chamage et son chauffeur Luigi, un autre en l’honneur de Martial, Ludit et tous les organisateurs, et le dernier en l’honneur de Françouè maire et maître de cérémonie. Ce dernier toast fit transition. Un claquement de langue accompagné d’un voilà voilà de Luigi, l’assurance de l’absence de fatigue et de faim exprimée par Phil et on passa à la merisière objet de la visite. Préparée par Hercule, elle était longue en bouche, ce qui à ses dires, la rendait, quand servie dans des bols profonds, propice à la discussion.

Françouè, tout en sachant Phil mis en fleurance par Luigi, se devait à un laïus synthétique qu’il termina par :

Et ses loups sans vergogne, rapides et discrets,

Rien ne peut les chasser pas même nos hourets.

Et ce n’est qu’au recours d’un commun stratagème

Que l’on tient à l’écart ces vils énergumènes.

A ces bandes de leus qui n’en font qu’à leur loi

Un tarasque hyéneux est venue en surcroit,

Ce diable nous causant un total désarroi.

Fusils, chiens furieux, et toute sorte de messes

N’ont fait qu’augmenter notre triste détresse.

Pourrais-tu, oh ! Chamage, en ta grande sagesse

Faire qu’un peu, cette calamité cesse ?

Si malgré tes pouvoirs, tu ne le peux pas

Sois sûr, oh ! Phil acter, personne ne t’en voudra.

De ta très bienvenue, alors on retiendra

L’honneur de ta présence et une immense joie.

     On avait écouté la longue diatribe rimée en sirotant doucement la merisière. Hercule qui en était à sa troisième somnolait près du feu. Ludit regardait son Françouè avec admiration. Les enfants écoutaient comme on écoute un conte. Les mouthperdois, bien que prévenus, était un peu effarés mais souriaient.

– C’est qu’il sait parler, not’ maire !

– Pour sûr ! Mais heureusement qu’on sait de quoi il parle !

     Seul, Martial le colon, rougi par l’absorption du breuvage, fulminait. Habitué à des phrases de trois syllabes, l’alexandrin lui était abscons. Le freluquet présenté comme un grand chamage lui apparut dérisoire et incapable de solutionner un problème qui relevait pour lui, comme toute choses d’ailleurs, du militaire. Poussé par la boisson locale, il ne put s’empêcher de viruler :

– C’est pas ce paltoquet, qui va nous tirer d’affaire, un griveton tout juste bon à chasser les poux, un pioupiou de chez bleuzaille … C’est pas avec des bulles qu’on va s’en sortir, donnez-moi un tank et j’aurais vite fait de vous le zigouiller le monstre …  bande d’accouardis ! »

    Phil le regarda de ses yeux étirés, émit un nuage bleuté, puis un petit carré noir qui en pénétrant le nuage l’assombrit. Une bulle pyramide fonça sur le nuage qui éclata. C’était clair «  Un, tu penses que les autres sont comme toi et deux, dégage ! » Le message étant court, le colon le comprit et sentant la désapprobation générale, sortit accompagné d’Oportune sa femme qui, pour le calmer, lui fit espérer l’achat de dinky toys militaires qui compléteraient au mieux sa collection.

     Le chamage, plissa ses yeux jusqu’à fente brillante, replia ses jambes sur son fauteuil, pencha un peu la tête du côté de Rozaliane. On respecta ce moment jusqu’à ce qu’un impatient s’étonnât :

– Eh, qu’est-ce qu’il fait, il dort ?

– Non, dit Rozaliane qui sentait la main de Phil bien éveillée, il pense. Tais-toi !

 

Rozaliane

     Le Chamage pensait en effet et au bout du silence, une voix toute fluette entourée d’une bulle nette et blanche déchira l’espace :

L’urgence m’oblige à agir sans surseoir.

Je pars en forêt, il me faut d’abord voir.

Montrez-moi, cher Luigi le vers où la forêt.

Il me faut sans attendre aller les rencontrer.

Sacrifice, c’est sûr, il nous faudra prévoir,

Ce qu’on ne peut éviter, il nous faut le vouloir !

      Acter, sauta de sa chaise, rajusta son girolle de chapeau, et sans lâcher la main de Rozaliane saisit son bâton lierré. Hercule lui fourra une gourde de merisière dans sa poche avant. Toutes les fenêtres du village suivirent la procession qui s’immobilisa à l’orée. Phil Acter prit une gorgée de merisière courage et :

Laissez-moi mes amis, maintenant j’ai affaire

Le plan que j’ai ourdi va régler le problème

Attendez-moi confiants, j’ai de la merisière

Je vais pour Roza et village que j’aime

Pendant deux jours ou plus si nécessaire

Palabrer avec hyène ignoble et tarasquière.

      Rozaliane fixait Phil en tremblant du menton et les yeux noyés. Phil la regarda avec grande douceur, lui effleura la joue et lui chuchota « Ne t’inquiète pas, je ne peux pas mourir. » Elle ne put s’empêcher de lui embrasser la girolle en chapeau recréant ainsi une deuxième montgolfière dont la couleur souvenir s’estompait nettement au profit d’un vert éclatant et donc bien d’un temps présent. La bulle accompagna Phil jusqu’à sa disparition sautillante dans l’ombre sylvestre.

     Phil parti, la troupe se replia en grand silence vers le village. Rozaliane pleurait en se retournant sans cesse vers l’entrée de la forêt qui avait avalé Phil. Cléophée lui séchait les yeux sans trouver les mots pour arrêter ce sanglot bredouillé. Les villageois marchaient pesamment, leurs pensées partagées entre espérance et incrédulité. Mais surtout ils éprouvaient un sentiment de culpabilité grandissant, sentiment dont les pleurs de Roza n’étaient pas le seul ferment. On avait quand même laissé partir le fragile chamage affronter seul les loups féroces et le tarasque avec pour seules armes un bâton lierré et quelques bulles étranges. Le colosse Luigi comprit la situation. Il se précipita lentement à l’arrière prit Rozaliane dans ses bras et remonta la file en parlant assez fort pour que chacun puisse entendre.

– Roza, ma petite, tu te fais du souci pour ton nouvel ami ?

– C’est pas mon ami, c’est mon papi, je l’ai soizi et il m’a soizi alors !

– D’accord d’accord, c’est ton papi. Bon, tu te fais du souci, et on te comprend, n’est-ce pas vous autres ?

– Ah ça oui, on est même ouchtement inquiet…

– Et pour tout dire on a un peu la honte, même beaucoup…

– Même trop qu’on l’a la honte !

Luigi s’arrêta et se mit des yeux furibonds :

– Eh bien, il ne faut pas. Vous croyez que, moi, Luigi Léone, j’aurais laissé partir mon ami Phil seul au devant d’une mort assurée. Vous croyez ça ?

Même ceux qui l’avaient un temps soupçonné d’avoir voulu fuir le danger, se récrièrent :

– Bien sûr que non Luigi, bien sûr que non mais ce monstre tout de même, comment y va faire ton Phil avec ses biceps de moineau d’hiver …

– Ah Ah ! Vous vous fiez aux apparences, vous vous arrêtez au physique mais ce que vous ne savez pas c’est que Phil est le plus grand chamage de tous les temps. Je dis bien le plus grand et je l’ai vu faire des choses que vous pouvez pas imaginer. Tiens, vous connaissez tous ma pauvre Griska. Elle est au quotidien douce et placide mais l’ours des Karapates peut être l’animal le plus terrible de la terre surtout quand on touche à un aimé. D’ailleurs, Griska avec ses griffes aciérées, aurait vite fait de nous débarrasser du monstre. Et bien, figurez-vous qu’un jour un dresseur maladroit donna un coup de fouet à Misti. Mon ouisti gémit sa douleur à l’oreille de ma Griska déclenchant un total cataclysme car elle se mit aussitôt à la recherche du fouetteur en renversant tout sur son passage, roulottes, camions, cages des félins, chapiteau, tout, tu entends bien, tout. J’ai bien essayé de m’interposer mais la colère aveugle et je me suis retrouvé, vite fait, projeté sur un trapèze.

– Et alors ? demanda Roza et tous d’attendre la réponse.

     Luigi, satisfait d’avoir atteint son premier objectif à savoir captiver le public, continua en s’adressant ostentoirement à Rosa.

– Et alors ? Eh bien ! Alors que tout le monde s’enfuyait dans le désordre le plus total et au milieu des rugissements et barrissements affolés, le petit le fragile le souffreteux Phil sortit de sa tente et trottina au devant de ma terrible. Et là, paf ! Deux bulles d’apaisement, pif ! Trois bulles d’explication pouf ! Deux bulles de réprimande. Ma pauvre Griska stoppa immédiatement son saccage puis remit, tête basse, roulottes véhicules et chapiteau en place et passa la nuit à lécher la zébrure sur le dos de Misti.

– Et le claqueur de fouet ?

    Reprenant sa marche en constatant que le deuxième objectif était atteint à savoir les larmes séchées et l’inquiétude levée.

– Julius ! Le conseil du cirque a préféré éviter une confrontation. On le pria de faire ses bagages et de déguerpir le plus rapidement possible. Ce qu’il fit. Alors tu vois quand on peut calmer une ourse des Karapattes en colère, on est quasiment invincible mais au fait …

    Luigi s’arrêta une deuxième fois et baissant un peu la voix mais pas suffisamment pour qu’on ne l’entendît pas :

– Oui, au fait, il t’a dit quelque chose à l’oreille avant de partir, non ?

– Voui, y m’a dit que …

– Chut malheureuse ! Tais-toi ! Quand Phil dit quelque chose à l’oreille, c’est un secret. Mais sache qu’un chamage ne ment jamais. Je sais ce qu’il t’a dit, et je sais que c’est vrai. Ne lui fais pas honte ! Fais-lui confiance et ne pleure plus sinon …

– Zinon quoi ? pleurnicha-t-elle.

– Je lui dirais que tu ne lui fais pas confiance, il se vexera, c’est très susceptible un chamage, et il risque de partir. Alors c’est promis ?

– Voui Luigi, zé promis

Rozaliane rassurée, les mouthperdiens le furent …

 

Crokutou

    La troupe arrivait au village et se dispersa au rythme des maisons. Bientôt il ne resta que Françoué, Luigi et Ludit.

– Dis-moi Françoué, Ce qu’on ne peut éviter, il nous faut le vouloir, c’est-y pas de Maccarel ça ?

– De Machiavel, tu veux dire, c’est assez sibyllin non ?

–Je te l’accorde, mais avec Phil tout a un sens … ou plusieurs.

     Ils rentrèrent et commentèrent toute la soirée les propos du chamage. Trois jours passèrent. On nota une recrudescence des ululements et une diminution progressive des ricanements. Il se passait quelque chose. Et l’après-midi du troisième jour, les enfants, Roza en tête, fonçèrent chez Françouè :

– La porte de l’hostière, la porte de l’hostière …

– Et bien quoi ? La porte de l’hostière ?

– Eh bé ! Elle bée.

     La nouvelle fit le tour du village et déclencha une mise en disponibilité immédiate. Les cuisinières laissèrent les fourneaux, Hercule l’alambic, Hanfer sa forge, Pancosier son pétrin, Absinte ses ouailles, les ouailles leur curé, les enfants leurs jeux, Castre ses patients, Morti ses fioles … Et tous de se précipiter et de faire groupe devant l’hostière. Luigi leva ses bras et imposa le silence :

– Nous allons entrer, moi et Françoué.

– Et moi zauzzi, exigea Rozaliane, z’est mon papi.

– D’accord toi aussi, attendez et faites silence !

    Et ils pénétrèrent. La bougie de veille permettait de deviner Phil écroulé sur la table, sa pipe la flasque et le bâton éparpillés à terre. Rosa se précipita :

– Papi, mon papi ! T’as mal ? T’as mal ?  Elle lui prit la tête. Elle était toute roide mais il respirait.

– Oh Phil! Phil oh ! Phil ça va ? Tu m’entends ? le secoua Luigi.

    Pas de réponse, pas de réaction, le chamage était inconscient.

– Qu’est-ce qu’on fait ? On le réveille ?

– Et comment tu veux le réveiller ? Tu vois bien qu’il est ivre mort.

– Appelle Morti et Médi !

– Mais, ils ne peuvent pas se voir ni se sentir d’ailleurs.

– Je sais mais il y a urgence. Dis-leur que c’est un ordre du maire. Il faut juste savoir de quoi il est ivre et on avisera… Et toi, Rosa au lieu de gémir allonge-le sur le fauteuil et couvre-le.

     Morti Castre, c’était le rebouteux et il était de bonne fame. Il n’avait pas son pareil pour réduire les fractures, cicatriser les déchirures, sécher les plaies et enlever le feu. On le disait magnétique. Dans le village et aux alentours, on allait d’abord voir Morti qui vous traitait dans la pénombre de sa cuisine-séjour-chambre à coucher, pièce unique peinte à la fumée et parfumée par un raout mijotant en permanence à la crémaillère du cantou. Bien sûr, on y allait discrètement en se cachant un peu. Se disait même que la femme du toubib … En tout cas, on allait d’abord voir le rebouteux. Ce n’est qu’après et en cas de mal persistant qu’on allait voir Médi Kohl dans son cabinet aseptisé éclairé et blanc. Les deux se haïssaient. Médi haïssait Morti : Il l’accusait de sorcellerie mais surtout lui reprochait de lui iter sa clientèle. Morti haïssait Médi : Il lui reprochait les effets secondaires de ces poisons appelés médicaments. Ils se haïssaient et jamais au grand jamais, on aurait pu imaginer les voir ensemble au chevet d’un même patient. Ils le furent pourtant pour Phil et ce ne fut pas le plus petit exploit du chamage. Il le furent et décrétèrent une ivresse de fatigue extrême. D’accord sur le diagnostic, le choix du remède les opposa, on s’en doutait un peu. Médi prescrit l’absorption immédiate de dix-sept gouttes d’Adderall complétée par l’absorption avant le repas de deux cachets de Dexedrine. Morti haussa les épaules et alla chercher une potion à base d’éphéride de bouleau. La potion étant disponible, on commença par elle. Pour effacer son goût âcre, on la mélangea à de la merisière et Roza l’introduisit à l’aide d’un entonnoir à gelée dans la petite bouche de Phil.

    En attendant et au grand dam du colon qui voulait faire sonner la charge « rien de mieux pour réveiller un mort », en attendant donc, on prépara un réveil en douceur. On appela Vesta Chandel la maîtresse du feu et de la lumière. Elle chauffa et tamisa la pièce. Popot la fricasseuse rissola un estofat d’agoûti des plus tendres. On convoqua l’épinette d’Hermine et le flûteau d’Isalin pour créer une ambiance phonique feutrée.

    Déjà la potion faisait effet. Chaque tressautement de joue, chaque frémissement de lèvre était salué par un rire de Roza et par des commentaires :

– C’est plus du coma ça, il dort non ?

– Je crois même qu’il rêve. Il frémit comme.

    A l’ouverture de l’œil gauche la petite applaudit. Celle du droit précéda un étirement de tout le corps. Sa bouche s’agitait pip ! pip ! pip !

– Qu’est ce qu’il dit, Roza, qu’est-ce qu’il veut ?

– Il dit pip pip pip.

– Il veut sa pipe comprit Luigi.

    On vissa la pipe. On aida Phil à s’asseoir confortablement. Au son d’une douce bergerade, on lui présenta estofa et merisière auxquels il fit grand honneur.

    Ayant fini de se restaurer le chamage s’ébroua, ralluma sa pipe et s’exprima :

Merci les amis merci mille fois merci !

Grâce à vous j’ai retrouvé tous mes esprits.

Il faut à présent que je vous dise

Le résultat de mon expertise.

    On fit ceux qui avaient le temps. On lui conseilla de se reposer. On lui dit que sa santé était primordiale. Mais rien n’y fit. Il devait fournir une réponse avant le coucher et pour cela il se devait de présenter ce qu’il avait proposé à la bête. Les oreilles s’étirèrent et s’ouvrirent donc au maximum.

    La bête s’appelait Crokutou. C’était effectivement une hyène tarasquière de la plus mauvaise espèce, une faramine. Elle comptait rester là jusqu’à la fin de l’hiver. Le problème n’était pas tant qu’elle s’avérait, en l’état des choses, invincible, mais plutôt qu’elle était pourvue d’un estomac double et immense et que son seul objectif dans la vie était de le remplir. Phil, au cours des trois jours et trois nuits, avait obtenu le résultat suivant : Croku se tiendrait à carreau si on lui fournissait matin et soir une moitié de brebis. En échange, elle débarrasserait le village et la forêt de la présence des loups.

    On discutailla, on pesa le pour et le contre :

– Finalement ça fait que trente et j’en ai repéré qui avaient des culs concaves.

– Ouais, c’est vrai y en a qui valent pas grand chose.

– Même qu’y en a des qui passeront pas l’hiver.

– Ouais, mais trente tout de même.

– Mais on aura plus les leus.

    On vota et à l’unanimité moins le colon « un tank je vous dis, un tank », on accepta. Phil fabriqua un contrat en bonne et due forme dans une bulle très administrative. Françouè parapha et on chaiseporta le chamage jusqu’à l’orée où l’attendait l’horrible. Celui-ci signa en crachant dans le contrat bulle …

    Le groupe des bergers identifia les futures sacrifiées et c’est à Louchememe le carnissier qu’incomba naturellement la charge de l’exécution, de la découpe et de la dépose matin et soir à l’orée de la forêt. Le village était ainsi prêt à remplir sa partie du contrat. Croku ne tarda pas à honorer la sienne et pendant les jours qui suivirent, on entendit des litanies de ululements plaintifs de plus en plus lointains. Les leu disparurent complètement. Et un soir, chez Françouè …

– Quand même Phil, faut que tu éclaires ma lanterne sur ton « ce qu’on ne peut éviter, il nous faut le vouloir ».

– Mais mon grand, c’est pourtant simple, qu’est ce que tu ne captes pas ?

– Bon, « ce qu’on ne peut éviter », c’est le tarasque. Ca, c’est clair ! mais « Il nous faut le vouloir » ?

– Réfléchis Luigi. On a le tarasque, ça comme tu dis, on ne peut pas faire autrement. A partir de là, qu’est-ce qu’on veut ? Hein Luigi ? Que le monstre ne nous dérange pas ou très peu, non ?

– Ah ! Je comprends, on le veut le plus inoffensif possible. Mais pourquoi « il faut » ?

– Eh bien, Il faut sacrifier une brebis par jour, ce qui est, avoue-le, un moindre mal et grâce à ce sacrifice nécessaire on l’a au mieux, c’est à dire, on l’a sans dégâts. On l’a comme on veut quoi !

– Et on y gagne les loups en moins ! T’es un génie Phil Hacter ! applaudirent Ludit et Françouè.

  Et en effet grâce au chamage, la vie reprit son cours paisible et le village sa respiration habituelle enrichie de l’air pur que lui procura la présence de Phil qui avait accepté, faisant ainsi le bonheur de tous et surtout de Rozaliane, de rester jusqu’à la fin de l’hiver.

– Au moins, papi, au moins …

 

Deuxième partie : C’est qui qu’est le plus fort ?

 

Résumé d’avant

     Suite à un accident de triporteur, où il perdit son ourse Griska mais pas son ouistiti Mistiget, Louis le roux, alias Luigi Léone, artiste de cirque, poursuivait sa convalescence chez Françouè, le maire de Mouthperdoux quand l’arrivée d’une tarasque, bête faramine pillarde et dévastatrice mit en grand danger et en grand émoi le village totalement démuni face à la menace. Grâce à Hacter Philippo, chamage et ami de Luigi, on conjura cette menace de la manière suivante : Le village octroyait à la hyène tarasquière, une brebis quotidienne en échange de quoi, d’une part elle débarrassait la forêt des meutes de loups qui y sévissaient et d’autre part elle se tiendrait à l’écart.

    Notons qu’un chamage, comme chacun sait, émet grâce à sa pipe en maïs, des bulles de toutes les couleurs et de toutes les formes et que ces bulles font sens. Ce qui lui permet de communiquer avec les animaux.

    A ce moment de notre histoire, Luigi habitait chez Ludit et Françouè. Phil était logé à l’hostière. Ils devenaient des amis inséparables, pendant que Crokuta le tarasque régnait sur le monde de la forêt  …

 

 

 

 

 

 

Merka l’écureuil

     Le contrat passé avec le village assurait à la hyène tarasquière le vivre deux fois par jour, ce qui satisfaisait son premier estomac, l’estomac du nécessaire. Le deuxième, celui des plaisirs, elle s’appliquait maffieusement à l’agrémenter de quelques friandises et pour cela Croku régnait sur le monde de la forêt par la terreur. Chacun devait acheter sa sécurité par un tribut conséquent et quotidien. Ce jour-là, Chenapan qui avait ses entrées dans des pouliers mal clos, lui avait offert une succulente cane de réforme. Méles le blaireau avait fourni grenouilles et champignons et Strix, la hulotte, de petits campagnols délicieux. Quelques insectes, des vers et des chenilles apportés respectivement par Picnoir, Coucouli et Chafouina avaient agrémenté et pimenté le menu. Crokutou était repu et donc d’humeur enjouée.

     Ce matin-là, Françoué cigarillo au bec, Luigi une cousue à la main et Phil, pipe vissée, avaient chaussé leurs raquettes et se promenaient copains clopant.  Quand au détour d’un chemin, Luigi s’étonna « Tiens, tiens mais c’est Croku, qu’est-ce qu’il fait là, il est bizarre non ? » Et en effet, le tarasque était totalement immobile tel un braque en arrêt. Totalement absorbé par ce qu’il observait, il ne les entendit pas arriver. Ils s’approchèrent et découvrirent un spectacle étonnant. Une queue marron jaune faisait du surf sur la neige en dessinant d’aléatoires arabesques. A intervalles réguliers, on voyait apparaître la tête de Merka, l’écureuil fétiche et adoré du village. A chaque remontée, le petit animal se grattait le nez, arquait ses sourcils en lunettes puis repartait en apnée. Ils se rapprochèrent encore et purent par l’entremise de Phil suivre un dialogue pour le moins étonnant. Pour fluidifier la lecture on n’en donnera pas ici la version originale.

     Et donc à un énième arrêt, Merka stupéfia nos quatre amis par son insolence et sa témérité.  – Tiens, t’es là l’obèse écaillé, Donar ! Ce que tu fouettes ! » avant de repartir sous neige.

   Crokutou habitué au respect effrayé de la gent animale s’offusqua quelque peu mais, rassasié et donc presque bienveillant, il préféra taire provisoirement son indignation. Curieux, intrigué, il attendit la respiration suivante.

– Tiens, t’es toujours là, Boufi Fat !

– Et oui ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu me cherches des noisettes ?

– C’est ça ! Rêve toujours ! Et écarte-toi un peu, tu schlingues, tu poques la charogne, que c’est pas possible !

    Et de replonger. On peut être rassasiée, on peut être enjouée en cette matinée ensoleillée, on n’en reste pas moins hyène tarasquière susceptible et jalouse du respect que tous se doivent de lui montrer. Elle saisit la queue entre ses énormes incisives et arracha Merka à la couche de neige, le secoua un peu et le relâcha sur son séant.

– Non mais pour qui tu te prends, monstre puant ! cracha l’écureuil.

– Je me prends pour qui je suis, et je suis Croku le tarasque, Crokutou le maître, Croku le tyran !

– Le tyroflan ouais !  marmonna Merka en s’ébrouant.

– Tu commences sérieusement à me hérisser. Tu sais que j’ai toujours un petit creux en réserve alors soit tu me dis ce que tu fais soit tu boucheras ce trou …

Phil, jugeant la situation dangereuse se permit d’intervenir :

– Calme-toi, Calme-toi, Crokuta. Et ne t’abaisse pas à si petite proie.  

    Et se tournant vers Merka :

– Vois-tu, petit Merkouli, ton comportement ne peut qu’étonner. Pourrais-tu sur tes fesses répondre en politesse à celui qui de droit est ton maître et ton roi.

– Excusez-moi, monsieur le mage, je ne vous avais point noté dans le paysage. Vous savez bien que manger et avaler résume Croku. Ce tas empuanti, c’est pas un animal, c’est un estomac et même deux. On ne peut pas répondre à un estomac. Il a une panse en place du cerveau et une panse ça ne pense pas.

     Le tarasque sous l’insulte et le regard méprisant de Merka retroussa ses énormes babines. Phil calma la bête en lui promettant un surplus ovin pour le soir puis redemanda avec insistance à l’insolent les raisons de ses successives plongées. Celui-ci réalisa que plusieurs villageois désœuvrés par l’hiver s’étaient joints à nos trois amis. Il devenait l’attraction du jour et ce n’était point déplaisant. Il décida donc de faire durer.

– Vous vous posez des questions hein ? Vous vous demandez pourquoi l’écureuil s’enneige hein ?

– Oui, mon Merkounou, on se demande et moi je te déconseille. Tu vas attraper la mort dit une petite fille tout en douceur.

– Ah t’es là Loune, qu’est-ce que t’attends pour m’attraper et me faire un câlin ?

     Loune, fille du vétérinaire, avait dirigé les opérations de remise en état de la charmante bête qui lui en avait gardé reconnaissance et affection. Mais attention, il ne fallait pas le prendre pour un de ces fades chats domestiques, ceux-là sacrifient fourbement à la mignardise pour une pitance sans effort. Non, Merka restait dignement sauvage et Loune était la seule personne à qui il permettait la familiarité d’une caresse et parfois, quand il était luné affectif, il s’oubliait dans ses bras. C’est ce qu’il fit, et il en profita pour lui dire à l’oreille qu’il avait trouvé deux noisettes d’or végétal et qu’il lui en donnerait une.

– Si tu veux mon Mérkouli, mais arrête de jouer dans la neige, tu vas attraper un rhume du cerveau.

– C’est sûr que Croku, ça peut pas lui arriver parce que son cerveau hein ? persifla l’impertinent bien à l’abri dans le nid des bras de Loune et je te signale que je ne joue pas et qu’au contraire, ce que je fais dans la neige, c’est très sérieux.

– Ah bon ! C’est sérieux ? Mais alors, pourquoi tu fais ça ?

     Et l’assistance, maintenant nombreuse, de répéter :

– Oui, pourquoi ? Oui, pourquoi ?

    Merka ne répondit pas. Il se dressa sur l’épaule de la petite, se massa entre les deux oreilles, pinça son nez et déclara :

– Vous voulez savoir hein ?  Eh bien devinez, cherchez, je vous donne ce jour, la soirée et la nuit pour trouver et le premier qui trouve aura droit à une noisette d’or végétal que j’ai en ma demeure.

    L’or végétal, parce que rare dans ces contrées, a une valeur inestimable. La cupidité et l’envie vinrent donc se marier à la curiosité. Même Croku semblait intéressé, une noix d’or ça faisait bien dix brebis non ? Les questions fusèrent mais le mignon fouquet se fit muet et ce n’est qu’à la demande appuyée du maître Chamage, qu’il consentit à livrer les indices que voilà : Il pratiquait ses exercices quand le jour est juvénile. Ses activités juvéniles n’étaient pas une fin en soi, il les faisait pour se préparer à autre chose. Cet autre chose n’avait rien à voir avec les occupations habituelles d’un écureuil et le plus à même de deviner était Françouè. Sur ces mots le jacket volant, sauta sur l’arbre le plus proche puis s’éclipsa laissant Croku gueule bée et un public aussi perplexe qu’amusé.

    Il fallut se contenter de ses maigres informations …

 

Jean-Noël

     Le lendemain les mouthperdois s’étaient rassemblés en demi-cercle près du vieux figuier. Au centre, Phil et Roza, Françouè et Ludit, Luigi et Loune regardaient Croku observer Merka faisant son manège habituel. Après une énième plongée, celui-ci sauta allègrement sur l’épaule de sa préférée et fit du regard le tour de l’assemblée puis faisant mine de découvrir l’énorme tarasque :

– Ah t’es là, l’informe je t’avais pas reconnue, j’ai cru à une barrique de poissons pourris. Alors t’as trouvé ?  

    La hyène tarasquière avait eu une idée. Cela lui arrivait quelquefois, mais si rarement qu’elle en oublia l’insulte et ne retint que la question.

– Voilà, j’ai réfléchi.

– Faut pas jouer contre nature, le gros en gélatine.

    Tout à son idée, Croku ne releva pas.

– Moi, quand j’ai chaud, je me refroidis et que donc que je pense que t’as la fièvre et que donc que t’as chaud et que donc que tu te refroidis.

– Le débile, si t’as la fièvre c’est que t’as pris froid et c’est pas en reprenant froid que ça va s’arranger.

     Sous l’invective, le petit creux dans l’estomac s’agrandit déclenchant un bond vengeur obligeant le petit acrobate à une esquive cabriolée qui le fit atterrir sur la tête de Loune. La hyène tourna autour en maugréant : « D’accord j’ai patté un accord mais ça c’était pas prévisionné, me faire gueuler dessus par une crotte de bique pas finie.» Il fallut tout le doigté du chamage pour empêcher provisoirement le massacre pendant que, répondant à une demande chuchotée, Loune se plaçait près du figuier qui dormait son hiver à quelques mètres de là. On commençait dans l’assistance à s’étonner de l’insolence pour le moins risquante de l’eskiroul. Comment ne voyait-il pas que le ricanement sourd était promesse de le transformer en casse-croûte. Certains le trouvaient même bêtement téméraire. On entendit des :

– Il l’aura bien cherché !

– Et s’il le cherche, y va le trouver, c’est sûr, ça !

– Mais c’est vrai quoi, Y se prend pour qui, le moustique ?

    Se rappelant l’or végétal, on reprit toutefois le jeu et les suggestions se succédèrent :

– Et si, c’était pour frigorifier tes puces et les rendre ainsi impuissantes, risqua Louchememe.

– Pour tuer les tics, suggéra Morti.

– Pour empêcher la pelade, déclara Père Absinte le calvitiste.

– Ou pour rigidifier les moustaches et les rendre séduisantes, ajouta Pailloteas.

– Pour avoir l’haleine fraiche, cria Vinciane Poivrot.

– Pour se rafraîchir les idées, murmura Cléophée.

– Pour purifier l’âme, chuchota Alcidie.

– Pour prendre la température au sol, pensa tout haut Medi.

– Pour faire des tranchées, affirma Martial.

– Par plaisir comme les chuédois qui chuite chauna chuent l’eau, chointa Mourphy.

– Pour zouer, zézaya Roza

– …

     Merka écoutait et répondait par la négative avec quelques commentaires :

– Pas mal, ouais pas mal, j’y aurais pas pensé…

– Bien imaginé, j’ai pas d’âme mais bon ça aurait pu …

– Bê non, je suis pas malade, vous cherchez ça où …,

– La pelade, y manquerait plus que ça …

– Rafraîchir les idées y a de ça, mais bon c’est pas ça.

    Françouè attendit le moment de calme que provoquerait l’épuisement des propositions. Lui, il avait la vraie de vraie solution. Cela se voyait à un petit sourire en coin supérieur et il ne tarda pas à l’exposer :

– J’ai compulsé, hier soir, une revue scientifique et trimestrielle qui précise dans son meilleur article du numéro 601 que les écureuils font provision pour l’hiver de noisettes et que pour ne pas se les faire iper, les cache soigneusement.

    Réaction amusée et sarcastique du public …

– Ah ouais ! Ca c’est un scoop !

– On voit que t’as fait des études pour savoir ça ….

– Chavais bien que pour être maire faut de la savance mais à ce point …

    Françouè leva ses deux bras en tire bouchon à vis, style vous ne m’avez pas compris.

– Attendez ! J’ai lu aussi que le froid leur occasionne d’énormes trous de mémoire et qu’ils ne se souviennent plus des cachettes. En clair, ils savent qu’ils ont caché mais ils ne se rappellent pas où. Alors ils passent l’hiver à retrouver leurs cachettes qu’ils ont creusées dans la terre maintenant enneigée. Ce qui explique le …

    Il fut vertement interrompu par un Merka indigné :

– Non mais l’autre, il croit tout ce qui est écrit. C’est de la déformation professionnelle. Revue scientifique donc vérité … Non mais Françouè, t’es plus à la fac à faire tes cours de sousréalisme et d’inexpressionnisme.

– Mais Merka l’auteur est un éthologue reconnu internationalement. Il cite ses sources …

– Tu parles ton ethylologue, je le connais et sa source aussi puisque c’est moi la source. Le jour où il m’a regardé pratiquer, je suis tombé sur une noisette et pardi je l’ai ramassée. Est-ce que toi quand tu fauches ton champ et que tu tombes sur un cèpe, tu le ramasses pas ? Est-ce que je vais dire que tu fauches pour ramasser des champignons ?  Non mais, y m’voit ramasser une noisette et vas-y que je te fais un long métrage. Enfin bon ! Des parleurs comme ça, Jeannot vu d’autres. Faut pas croire le père Noël …

    Et l’incompris se prit la tête dans ses pattes et se mit à convulser. Il pleurait de rage devant tant d’ignorance facile. Au grand dam de Croku on lui offrit des noisettes de chocolat à la noisette. Il accepta. On était pardonné.

– Bon Merka, nous sommes à cours. Nous donnons notre langue au chat …

– D’accord, d’accord, et s’adressant à la hyène, mais pas la tienne, l'écaillé, j’aime bien le chat, il en crèverait, même qu'un bout hein, ça le tuerait ! Là où y a d'la hyène y a pas de plaisir, c’est bien connu !  persifla l’insolent.

    Et en se hissant sur le premier étage du figuier évitant ainsi un coup de griffe réflexe de la hyène, il continua :

– Vous donnez la langue au chat, je comprends puisqu’elle ne vous sert qu’à dire des âneries, bon vous faites ce que vous voulez de vos langues mais à moi qui n’aime pas la langue vous me donnerez bien quinquechose, si je vous dis tout.

– Moi, les langues, je prends aboya le tarasque, et le chat aussi.

– Ta gueule le fétide ! Tu comprends rien, rassure-toi c’est normal ! Alors qu’est-ce que j’aurai ?

– Nous te donnerons notre stock de chocolat aux noisettes.

    La proposition aurait été mal accueillie par les enfants et les gourmands si Françouè n’avait fait un geste discret et rassurant. On comprit : Le stock ne serait qu’écorné.

 

Les bouleaux

     Françouè le matoué avait vu juste. Merka savait que le maire était un « quand il convent, il tient ». Un stock de noisettes au chocolat aux noisettes, pour un écureuil gourmand c’est un sommet. On vit dans ses mirettes tout un infini de plaisir à venir et ce moment d’inattention faillit lui être fatal puisque le tarasque, ayant noté le vague dans ses prunelles, avait bondi mâchoires ouvertes le forçant à se propulser à l’étage supérieur. Le regard qu’il lança alors à Croku étonna les plus proches. Il n’y avait aucune peur. On y lisait au contraire du mépris et de la haine, un mépris profond et une haine patiente … Il détacha ses yeux et les porta sur l’assemblée.

– Etes-vous prêts à entendre la vérité sur mes apnées juvéniles ?

– Pour sûr, qu’on est prêt …

– Tu rigoles qu’on est prêt, on est cent fois tout ouïe oui !

– On n’est pas là pour écouter la messe !

– Bien, vous savez que les écureuils ont deux poumons qui fonctionnent parfaitement à l’air libre et ce même en présence de cette puanteur de serpillère vivante.

– D’accord t’as deux poumons, on s’en doutait, et alors ? s’impatienta Martial.

– Ah ! c’est ça il a de l’asthme. Il fait de la kinésithérapie respiratoire, crut comprendre Médie.

– Mas de mas, caratsez-vous oun poco troun dé die, et escotez ! Médie, il t’a déjà dit qu’il n’était pas malade, t’es sord ou quoi ?  Bon Merka, t’as deux poumons qui fonctionnent à l’air libre et ?

– Et sous la neige, est-ce qu’on est à l’air libre ?

– Bê non, on t’achètera un tuba ou des bouteilles comme ça tu pourras te cacher plus longtemps. Si tu penses à planquer ta queue bien sûr, rigolèrent Capucin et Bluette.

– Mais taisez-vous les enfants ! Fermez-la makarel de makarel ! Laissez-le continuer Boun die de miladie ! regourmanda Luigi.

On se tut et Merka put continuer :

– Voilà voilà, quand je suis sous la neige, je retiens quoi, je retiens ma …

– Bê, ta respiration, dit Loune.

– Voilà ma petite, je retiens ma RES PI RA TION, confirma Merka en séparant les syllabes.

– Bon tu retiens et alors je vois pas bien …

– Bien sûr que tu vois pas, attends ! Et quand je sors de sous la neige, la bouche ouverte, je cherche quoi, je cherche …

– Où t’as atterri …

– S’il fait jour …

– Le temps que t’as mis …

– Une noisette …

– Donar mon dieu, murmura l’écureuil, ses yeux montés au ciel devant tant de bêtises, ils ne savent pas ce qu’ils disent.

– Tu cherches ton souffle, tu cherches de l’air, proposa Luigi.

– Voilà c’est ça, je cherche de l’air et j’inspire. Quand je plonge je retiens ma respiration et en sortant je cherche je cherche l’INS PI RA TION (en redétachant les syllabes)

– En gros, tu fais ton yoga, tu fais des exercices de respiration, résuma Françouè.

– Pôvre Françouè, tu baisses, t’es sûr que t’es à la retraite ? T’es pas plutôt en congé de maladie mentale. Non mais des exo pour respirer et pourquoi pas des cours de natation pour Lucius le brochet. Ah ! Je ne sais vraiment pas comment elles ont pu te choisir les dames mais je me doute que …

    Françouè ne tenant pas à ce que les dessous de son élection encore récente et notamment le rôle souterrain et de sa molérina soient dévoilés, se dépêcha de poursuivre.

– Bon d’accord, Merka, tu cherches l’inspiration mais pourquoi faire ?

– Mais Françouè, c’est pourtant simple. Toi, quand t’écris tes romans ou tes poésies, tes mots, ils sont pas dans ta bouche ce serait trop facile, il suffirait de cracher. Alors, avant qu’est ce que tu fais ? …

– D’accord, je réfléchis, je pense oui c’est ça je cherche l’inspiration en effet, mais voyons, tu n’es pas en train de nous dire que tu écris, tout de même ?

– Et pourquoi pas et pourquoi que j’écrirais pas ?

– Mais parce qu’un écureuil, ça n’sait pas écrire. On n’a jamais vu ça !

– Et allez ça recommence, Françouè Saint Thomas. Et ça se dit chercheur ! Ah ! Elle est belle la recherche. Ils ne trouvent que ce qu’ils voient. Ce qu’il ne voit pas monsieur le professeur-chercheur, ça n’existe pas …

      Merka était véritablement outré. Ses oreilles passaient à une vitesse ahurissante de la position casquette à celle de radar, ses yeux ribouldaient dans ses orbites qui avaient beaucoup de peine à les retenir, sa queue gonflait et zigzaguait. Sa colère frisait l’apoplectique, son corps entrait en dangereux folletage. Ce qui fit que l’assemblée prit son parti :

– Mais enfin Françouè, s’il veut savoir lire et écrire, c’est son droit non?

– Mais maire, tu vois pas dans quel état tu le mets ?

– Un écureuil intello, ça doit exister, non ? 

– Françouè, y a pas que toi qu’a fait des études … »

– Bon d’accord Merka, tu écris soupira Françoué mais sur quoi et avec quoi ? Tu peux nous dire peut-être ?

    Rasséréné par l’appui de l’assistance et une pluie de noisettes, Merka répondit posément :

– Et bien, avec mes griffes et mes incisives sur des bouleaux blancs et assez larges car je griffe des deux pattes et ce, en scūriolus ou en escuriel si tu préfères. Voilà, voilà …

    On avait bien remarqué que les bouleaux importants se ridaient mais jusqu’à ce jour on attribuait ce phénomène à la force mécanique du temps « tu comprends avec l’âge, y a moins de sève, la peau se rétrécit et plisse » Cette nouvelle explication enchanta le public qui se mit à la commenter. On se promit de ne plus abattre ses arbres majestueux et qu’on savait maintenant livresques. Très satisfait de l’intérêt qu’il suscitait, Merka se prit le museau entre guillemets en marmonnant « Bon, c’est pas tout ça ». Il déplia calmement sa cape transparente et invisible quand il la tenait serrée au creux de ses aisselles. Son patagium défroissé, il mit ses vibrisses en position de vol. La précision segmentée et méthodique de ses gestes montrait clairement qu’il était sur le départ. Un scribe écureuil a autre chose à faire qu’à jaspiner toute la matinée n’est-ce pas ? Ses préparatifs ostentatoires étaient toutefois lents, très lents même, et ils étaient interrompus par des regards haineux en direction du tarasque ce qui ajoutait à leur longueur calculée. Le temps ainsi étiré, laissait la place à questions qu’en fait il espérait et qui tardait : « Mais, qu’est-ce qu’ils attendent ? Je leur apprends que j’écris et ils en restent là.  Loune et Roza sont jeunes mais Luigi et Phil quand même, qu’est-ce qu’ils attendent ? »

Il n’attendit pas longtemps …

 

Le doctorant

   Phil envoya coup sur coup deux bulles, l’une rouge « Stop pars pas », l’autre carrée sous forme de QCM « poésie – roman – thèse ».  Merka griffa le troisième item.

– Une thèse ? s’étonna Françouè un peu vexé parce que seul à pouvoir se prévaloir d’un tel niveau et une thèse sur quoi ?

– Et bien, mais tout simplement sur les rapports de force trompeurs, ouais trompeurs, entre animaux de la forêt.

Merka se tourna vers Croku et tout son corps exprima un dégoût et une aversion extrême. Ce fut très bref, quasi imperceptible. Seul, Phil le remarqua.

– Tu pourrais nous donner un exemple, nous mettre sur la voie, demanda Françouè.

– Mais oui, par exemple, vous les hommes, vu de l’extérieur vous êtes fragiles délicats et sans défense. Incapables de voler, vous êtes des noisettes pour éléphant, une baleine vous pulvérise, une grippe vous décime, un chagrin d’amour vous suicide, un coup de froid vous paralyse, un coup de chaud vous assomme, une pandémie vous extermine … des animaux inférieurs somme toute et pourtant …

L’auditoire ne savait pas comment prendre cette rapide harangue. Etre ramené au rang d’animal inférieur, c’est pas très valorisant mais il y avait ce « et pourtant » en suspens.

– Oui, et pourtant, vous massacrez allègrement éléphants et baleines, vous climatisez, vous chauffez, vous dominez, vous êtes le virus de la terre, des parasites sournois et bientôt le cancer de l’univers. Bref vous êtes plus forts que ce qui vous domine ou qui vous dépasse. Voilà pour l’exemple.

     L’assistance fut rassurée et approuva bruyamment :

– C’est pas faux ça, on est les plus forts déclara péremptoire, Hercule.

– Avec de la patience on arrive à tout .. susurra sûre d’elle, Oportune.

– C’est qui qui fait les tank et avec un tank hein ! aboya affirmatif, le colonel.

– Pis on est les plus malins, c’est bien connu insinua comme une évidence, Barjaque.

– Un bon coup de gnôle et je ne crains personne reaffirma catégorique, Hercule. 

    Mais Môôssieur le curé compassait par là :

– Sacrilège ! sacrilège ! Bien sûr que nous sommes les plus forts. Qu’est-ce qui faut pas entendre ? Nous sommes les plus forts parce qu’on a l’étincelle divine cria tonna et vociféra Père Absinthe soutenue par Alcidie, sa bonne, qui lui tendit son cordial.

– DéTéPé, continua-t-il en criant, tonnant et vociférant, nous a donné par alliance avec Noé, tout pouvoir sur les animaux …

     Soucieux de ménager croyants et non criants parmi ses administrés, Françouè interrompit le curé et lui assura sous les regards narquois des rouges et des parpaillots que personne ne remettait en cause ses principes religieux. Il le pria de s’en tenir strictement au scientifique puis fort de ses réminiscences lacaniennes et se tournant vers le thésard des noisettes :

– Il est vrai que nous tenons notre supériorité du fait que nous, les hommes, nous passons par et nous dépassons le stade du miroir.

– Le stade du miroir, ânonna Merka, encore un scoop ! Et à force de vous mirer, vous vous admirez et à force de vous mirer et à force de vous admirer, vous finissez par vous ressembler ... Tu parles d’un exploit …

– Mais enfin, ce stade une fois dépassé nous permet de développer …

– L’intelligence, le coupa l’écrivain sylvestre imitant le ton docte de Françouè. VOIR, préVOIR, saVOIR, pouVOIR mais vous n’avez que les yeux pour penser. Vous voyez la vie en rose, vous en voyez des vertes et des pas mûres, vous en voyez de toutes les couleurs, vous voyez la paille dans l’œil du voisin, vous voyez le bout du tunnel, vous voyez la mort de près et vous voyez même le jour. En fait, vous ne savez que par les yeux et encore quand vous voyez d’un bon œil. C’est un peu limité non ?

– Oui, mais c’est déjà pas si mal et je te répète que grâce au stade du miroir on …

– Oui c’est ça, tu te répètes et moi je te dis que vous êtes sérieusement diminués et limités.

– Comment ça limités ?

– Apprends que nous, monsieur Jesaistout, on ne se mire pas dans un miroir, un miroir c’est trompeur, ça ne montre que la surface alors nous, on se regarde dans un humoir.

– Dans un quoi ?

– Un humoir, un miroir à odeur si tu préfères et quand on se regarde, c’est pas pour corriger la mise en pli, ou tailler la barbiche, c’est pour corriger notre odeur. On voit avec le nez quoi. Et l'odeur elle vient du dedans. Alors pour voir le fond des choses, on ne se mire pas dans un miroir, on s’hume dans un humoir. Tiens par exemple monsieur le curé nous, on le voit à son odeur de sainteté. C’est facile à comprendre …

– Je comprends, je comprends, marmonna distinctement Françouè qui ne comprenait rien et donc tous les animaux ont un humoir ?

– Non pas tous, mais moi si ! se rengorgea Merka.

– Moi, je n’en ai pas besoin, je sens bon moi, hein ? empuenta Croku en s’avançant vers l’auditoire, canine en avant provoquant ainsi un retrait en demi-cercle d’où sortit des :

– Aucune odeur, c’est sûr … Peut être un léger parfum musqué, très agréable au demeurant … Une légère brise fraiche t’annonce … »

– Oh ! Les fourbes, s’exclama le chercheur arboricole, Tu pues tellement qu’on te voit venir de dix lieues et je peux t'assurer par rapport à toi, qui pue le plus, pue le moins.  Donc pour en revenir à ma thèse ...

La hyène se mit en position de détente maximale les pattes tremblantes de sauts futurs et le public se suspendit aux points de suspensions.

– Eh bien le sujet de ma thèse, doctora le scribe des arbres, s’inscrit dans un paradigme plus large qui vise à démontrer que les animaux dominants, les animaux les plus forts ne sont pas ceux que l’on croit …

– Tu parles ! Cékiké le plus fort … ricana Croketou, descends un peu j’va te montrer crotte de bik, kiké le plus fort.

– Toi, le primaire, je te cause pas, mais t’inquiète, j’t’ai pas oublié, t’es dans ma thèse l’affreux, t’es même le sujet d’étude … parce que l’intitulé de ma thèse c’est …

    Merka savait qu’il allait étonner, qu’il allait choquer, qu’il allait abasourdir aussi prit-il son temps. Un œil poignard sur Croku, il sortit une feuille de bouleau qu’il lança à Phil. Et sur :

– Voilà, je vous donne rendez-vous demain même place même heure et à toi aussi, panse infecte sur poteaux !

  Merka partit en planant. On se tourna alors vers Phil. Il avait ses yeux tout ronds arrimés au message et ses moustaches étaient tellement interloquées qu’elles en tombaient en neige.

– Alors Chamage Acter, tu nous traduis …

– Passe-moi une feuille et ton stylo Françouè, je ne veux pas qu’il entende, murmura Phil en regardant Croku s’éloigner lentement vers quelques nouvelles forfaitures.

   Phil gribouilla et le mot circula de main en main déclenchant des :

–       Mon Dieu, mais c’est pas possible !

–       Il est devenu fou !

–       Mais il va se faire … 

–       C’est un gag, mais je vois pas ou est la vanne …

–       Mais c’est du suicide !

–       Il se la joue grenouille qui veut être bœuf !

–       Il a un tank ?

Et en effet sur la feuille était écrit :

Intitulé de ma thèse

Les écureuils fragiles sont beaucoup plus forts que les hyènes tarasquières géantes. Et Paf !

PS : Je le prouverai demain matin où je défierai l’énorme et nous en débarrasserai.

 

Le suicidé

     Le retour au village fut tristement animé. En l’absence de tank, de perfide femelle tarasquière dixit Alcidie, de prières appropriées, de talisman puissant, aucun villageois n’aurait osé contredire Croku. Alors l’affronter paraissait totalement insensé. Loune et les enfants essuyaient leurs yeux brouillés. Ils pleuraient la perte plus que probable de leur porte-bonheur. Les grands n’étaient pas moins affligés et ils auraient pu reprocher à Françouè et Phil d’avoir peut-être trop fil.en.aiguillé avec Merka. On ne le fit pas car se voyait à leurs têtes soucieuses qu’ils se sentaient responsables et désemparés. Ils n’avaient donc besoin de personne pour leur faire grief.

   Tout à coup, Ludit s’écria :

– Mais au fait, tout n’est pas perdu. Croku ne sait pas qu’il va être défié, non ?

– Ben non, c’est vrai ça, grâce à Phil d‘ailleurs, confirma Luigi.

– Mais alors, il suffit de convaincre Merka d’abandonner son stupide projet. On ne peut pas le laisser aller au massacre, les enfants ne nous le pardonneraient jamais.

– Il avait l’air bien déterminé grommela Luigi et plus fort, mais t’as raison, il faut essayer d’autant plus qu’il arrive toujours avant Croku. Ca laisse une chance de lui parler en tête à museau. Mais ça va être dur. Il avait l’air tellement établi, tellement décidé …

– Bien sûr que ça va être dur mais il faut essayer non ? Comme ça, on aura moins à se reprocher et là, elle s’adressait plus particulièrement à Françouè et Phil qui acquiescèrent.

     Pour la recherche d’arguments, on s’organisa en plusieurs groupes. Les rationnels autour de Françouè, les malins autour de Béranger, les virils autour du colonel, les cordes sensibles et maternelles autour de Ludit, les charités chrétiennes autour de Père Absinte …. Et chacun partit en maison affûter les arguments. La nuit fut intensément réflexive…

    Et le lendemain, la troupe se fit aurore et partit en mode missionnaire, en mode « il faut sauver l’écureuil Merka. » Pour le convaincre, on avait décidé au cours du rapide remue-méninges pré-expédition, d’alterner sentiments, raisonnements et compliments puisqu’on le savait sensible, intelligent et fier. Quand ils arrivèrent, il était déjà là sur le figuier mais, très mauvaise surprise s’il en est, Croku aussi. Le doctorant forestier fixait avec exécration et répugnance le tarasque qui furieux et plein de rage, hérissait ses écailles, zébrait l’espace de son dard et bondissait sur ces six pattes. Les regards échangèrent le regret de n’avoir pas été plus en avance, le regret de n’avoir pas été aube plutôt qu’aurore.

– Faudrait pas que, marmonna Phil, faudrait pas qu’il sache, mais tous de penser le contraire.

– Monsieur Croku, pourriez-vous m’expliquer ce qui vous met en tel état ?

    Le tarasque surpris dans sa gigantesque colère, s’avança vers la troupe qui recula prudemment à l’exception de Phil main dans la main avec Roza, de Françouè poussé par Ludit et de Luigi qui soutenait la courageuse Loune.

– Il y a que ce misérable ver de terre à poil, cet asticot volant ose me défier et que toute la forêt le sait et toute la forêt se gausse et que plus personne ne veut payer tribut. Ce qui fait mon bedon plaisir vide et gargouillant.

– Voyons, Croku, ce n’est qu’un bruit, je parle du défi pas de ta bedondaine mais qui t’a menti comme ça ?

– Les jacassières, elles vous ont survolés hier et n’ont de cesse de crier la nouvelle. Et ces pies ne mentent jamais, elles sont trop bêtes.

– Ecoute Crokutou, c’est sûrement un malentendu. On va lui parler, on va le raisonner. Ecarte-toi un peu, voilà voilà, tapis-toi là, et se tournant vers l’assistance, allez-y, parlez-lui.

    On savait le penchant qu’éprouvait Merka pour la petite Loune. C’est donc elle qui s’exprima en premier :

– Voilà mon Merkouki adoré, ze veux pas que tu te battes, zai peur, ze veux pas, zai peur hein! Z’est moi ta loune et ze te veux encore dans mes bras. Z’est pas diffizile de pas ze battre alors te bats pas et pis zi tu te bats pas, on te fera un stock de noisettes en libre service, tu vois, t’auras pas besoin de faire zemblant de les voler.

– T’en fais pas, je suis bien plus fort que cette erreur de la nature ma petite Loune, s’émut Merka et pour les noisettes si vous les cachez pas, où est le plaisir ? Mais c’est très gentil se rattrapa-t-il devant le renfrognement en visage de Loune.

   Martial retroussa martialement ses moustaches, et prit le relais :

– Soldat écureuil Merka, vous n’êtes pas sans savoir que j’ai quelques campagnes à mon actif.

   Et Martial d’exhiber sa jambe de chêne et de montrer son absence d’œil gauche,

– Eh bien ! Une des règles primordiales qu’on apprend à Saint Cyr la pépie, c’est la technique du repli offensif. Soyons clair, dès que t’as l’ennemi en visuel, et qu’il est plus fort, tu psychotes pas, tu fais pas deux de tension, tu te tires à l’abri et au besoin en laissant ton barda et tes rangeots. Et tu vois, un jour je l’ai oublié cette règle…

   Martial remontra sa prothèse et son cache œil. Merka fit semblant de ne pas comprendre et s’adressa à Croku :

– T’entends ? Gros tas encore intègre, si tu veux pas te battre, si tu frouilles, tu peux encore défuyer…Remarque que vu tes deux jambes en trop, ça te dérangera pas d’en perdre !»

   Le tarasque massait son ventre plaisir qui protestait fortement de sa vacuité et tout occupé qu’il était à promettre à son bedon vide un apéritif imminent, il n’entendit pas l’insolent. Les borborygmes s’estompèrent quelque peu, permettant à Ludit au nom des mères à la corde sensible, de prendre la parole.

– Cher petit Merkiki, il est de notoriété publique que t’élèves seul tes trois enfants et que tu es pour eux aussi nourricier que protecteur. D’ailleurs, tout le monde double son affection d’une admiration sans faille à ton égard. Mais dis-moi, s’il t’arrive quelque chose comment vont-ils survivre, nous ne savons pas élever des écureuils à voile, nous ?

– Ha ! ha ! Il a trois enfants le moustique inutile, ça c’est bien pour ma panse, ricana Croku en faisant son énième tour de figuier.

– Ma très chère Ludith, en effet je suis seul pour élever les enfants et vous savez pourquoi je suis seul ?

   Elevant le ton et désignant l’énorme bedaine tarasquière, il poursuivit :

– Je suis seul parce que ma twixie adorée a fini sa vie dans ce cimetière à brebis. Voilà pourquoi !

– C’est donc une vengeance, s’exclama Père Absinte, mais Mathieu lui-même dit qu’il faut tendre l’autre joue.

– Super, il a la joue tendre parce que sa femme elle, était plutôt piquante, ricana Croku en s’approchant de la foule qu’il eut voulue un peu plus complice et un peu plus sensible à son humour.

– Va de pet en rot, Satanas ! vociféra le curé en reculant prudemment et en crucifiant des doigts.

   La hyène surprise reprit sa place sous le figuier. Alcinte le calvitien se mit en diatribe :

– La vengeance, c’est déjà pas bien, c’est même très mal mais quand elle est impossible c’est pire que pas bien, pire que très très mal puisque c’est comme un suicide. La perte de ta twixie t’aveugle, tu ne supportes plus l’absence, tu veux la rejoindre, c’est ça hein ? Tu as choisi le suicide, pauvre de toi !  C’est la plus mauvaise voie. Tu as choisi l’enfer !

– Allons, allons, Père Absinte, les écureuils sont trop occupés à vivre pour penser à vouloir mourir balaya Merka d’un revers de patte et je te jure que je ne mourrirai qu’après avoir réduit en bouillie ce tas de saindoux puant.

    Croku s’habituait quelque peu aux insultes et aux insolences. Il gargouilla un « tu perds rien pour … » et se remit en attente patiente et borborescante. Absinte rassuré sur l’au-delà de Merka mais pas sur son avenir proche, secoua la tête tristement ce qui fit tomber une étole de neige sur sa soutane lui dessinant un magnifique plastron blanc. Le pingouin ainsi créé, rameuta ses ouailles et partit en son église préparer un requiem adapté, une missa pro scuruli defunctis.

    On tenta encore de convaincre :

– Allons Merka, ce n’est pas raisonnable …

– Voyons réfléchis, t’as aucune chance …

– Tu écris d’accord, mais ça sert à rien si ça sert qu’à mourir …

– Je t’en prie Merka arrête, fais ça pour nous …

   Mais rien n’y fit et faute d’arguments, un silence murmuré s’instaura. Merka écarta ses voiles et bredouilla ému :

– Mes amis, je ne savais pas que vous m’aimiez à ce point, non je ne savais pas … mais il faut absolument que je venge ma twixie et pour cela que ce tarasque mal fini se prenne la ratatouille qu’il mérite. Je montrerai ainsi qu’un petit écureuil fragile est bien plus fort que cette hyène immonde.

   Le monstre faramine s’ébroua :

– Bon tu te décides enfin ! Alorsss tu descends microbe poilu ? Que j’ai faim, moi !

– Mais il est malade l’horrible, j’ai pas un estomac à la place du cerveau moi, j’ai un humoir moi, j’ai conscience de mon intégrité physique, moi. C’est moi l’offensé, c’est moi qui décide où tu vas prendre ta rouste d’accord ?

– D’accord, d’accord mais dis-y vite.

– Bon, on va aller sur mon lieu d’étude. J’y ai mes sources et les données nécessaires pour te démontrer ma supériorité. Mais avant il faut que tu jures que tu ne feras rien jusque-là. T’inquiète, c’est pas loin, dix minutes même avec tes deux pattes en trop … Jure devant et avec maître Chamage. Allez crache !

     Merka savait ce qu’il faisait. Les habitants de la forêt ne peuvent pas se parjurer. C’est dans leur nature et la promesse obtenue lui assurerait un déplacement en toute sécurité jusqu’au lieu de l’affrontement. Croku hésita un peu puis cracha un serment fétide que Phil entoura d’un phylactère carré le tout s’imprimant dans la neige. Merka descendit. Il pria fermement la faramine de rester deux mètres derrière lui et vu l’odeur, de se positionner sous le vent. Bien entendu, toute la troupe suivit. Arrivé à l’orée d’entrée, Merka s’arrêta et demanda au public de monter en colline afin d’avoir vue et ouïe sur la forêt et de venir l’attendre à l’orière dès qu’il en aurait fini avec Croku. Puis, après avoir affirmé de manière sibylline qu’il allait faire la preuve par neuf de sa supériorité, il partit suivi de l’ignoble.

    Françouè et les autres gravirent en silence une butte modeste et attendirent. Que pouvait-on faire d’autre ?

 

Neuf preuves

     Malgré des nuages maintenant disparus vers l’est et un soleil éclairant qui rendait l’air limpide et porteur de son, l’ambiance dans le groupe était des plus noires. Seul Phil s’agitait en maugréant dans sa barbe écharpe des mots sans suite « talisman … gri gri… maléfice … s’échapper … vol » puis de plus en plus distinctement « il a dit neuf, c’est pas pour rien qu’il a dit neuf, mais pourquoi neuf » puis plus fort :

-       Hein Luigi ! Pourquoi neuf ?

-       Non Phil, il a dit dix minutes et il en reste six à ma montre.

    Les pleurs des enfants, leurs bredouillements, les snifferies adultes empêchaient d’entendre les bruits de la forêt. Phil demanda à ce qu’on mette inquiétude et tristesse en latence. Les six minutes passèrent alors dans une sorte d’hébétude engourdie jusqu’à ce qu’un sifflement strident et répété sortît chacun de sa torpeur. On vit presque simultanément le haut d’un bouleau géant faire inexplicablement trois arcs de cercle brusques avant de se restabiliser. Puis on entendit le glapissement saccadé et volubile de Merka.

– Peut-être essaie-t-il d’amadouer Croku, espéra Loune tout haut.

– Peut-être, peut-être mais apparemment, remarqua Luigi ça ne marche pas, écoute …  

   Et en effet, le ricanement sinistre de la hyène se faisait à présent entendre. Ce ricanement, tous le connaissaient, c’était celui qu’il utilisait avant bataille pour paralyser d’effroi l’adversaire.

     Les ricanements et glapissements cessèrent remplacés par un léger tremblement de terre et un bruissement sourd. Dans un cas normal, on aurait pu imaginer deux bêtes se contournant en échangeant coups de mâchoire dans le vide et jabs de griffes afin de faire écran pour préparer l’attaque. En temps normal, on aurait pu croire à un pré combat. En temps normal oui, entre deux loups, entre un lion et un tigre, entre deux animaux interbataillables mais pas entre deux bêtes physiquement si éloignées, c’était impossible. Et pourtant il y avait bien round d’observation ponctué de glapissements haineux et de grognements ricanés. Il y avait bien préliminaire à combat. Mais par quel prodige Merka tenait-il à distance Croku ?

– Il doit bondir ou voler d’arbre en arbre, non ? imagina Loune.

– Mais ça va pas durer ! pronostiqua Luigi.

– Peut-être lui a-t-il craché un brouillard cataractériel ? suggéra le chamage.

– Ou un poison diplomique, pensa tout haut Morti.

– En tout cas, ça fait une preuve, scora Phil. Il y a début de bataille, c’est sûr !

     La deuxième preuve fut auditive. D’abord le bruit d’un énorme choc frontal accompagnant le craquement sinistre d’un chêne qui s’abat. Puis on entendit distinctement le craquètement de froissement tôlé et de fêlures coquées qui ne ressemblaient en rien à la sécheresse et à la presque discrétion des fractures d’os d’écureuil. Dans le groupe on se regardait interrogatifs :

– Tudieu, t’y comprends quelque chose ?

– Je voudrais bien voir ce qui se passe en bas.

– Moi je vous dis qu’il a un tank !

– En tout cas ça fait deux preuves et il y a bien premier combat et échange de coups, fluetta Phil.

     Puis la canopée devint folle, elle se mit par endroits successifs à se tortiller et danser de façon incontrôlable et tellement étrange que même les plus mauvais paroissiens y soupçonnèrent l’influence du diable ou d’un saint Guy sylvestre. Cette agitation dura le temps d’une valse et s’arrêta brusquement. On regarda Acter qu’on savait assu au surnaturel. La fin de ses moustaches entourait des yeux tout ronds et ébahis.

– Cela doit faire trois mais celle-ci je ne la comprends pas, s’interrogea-t-il en se tournant vers un Luigi tout aussi perplexe.

     La bataille devint apocalyptique et le vacarme assez rythmé. Dans les intervalles, on entendait la profondeur des reprises de souffle, ponctuées de ricanements prometteurs de sévices et de piaillements haineux et railleurs. Dans ce combat ô combien déséquilibré, où l’issue ne faisait aucun doute on s’attendait à des plaintes stridentes attribuables à notre pauvre ami l’écureuil. A la place, ce fut une série de trémolos caverneux et pleins de douleur rageuse qui ne pouvaient être émis que par une hyène.

– T’entends ça ! Que le diable m’invite si c’est pas Croku !

– Ca c’est sûr que c’est pas Merka ! 

– J’ai l’impression que le gros y morfle grave. Non ?

– Ch’uis sûr qu’il a un tank à baffe.

– Moi je te dis qu’il lui a mis un miroir géant devant lui et qu’il se bat avec son image …

– Un humoir tu veux dire.

– En tout cas, ça fait quatre, compta sur ses doigts Luigi.

     Dans le groupe l’inquiétude faisait doucement place à l’espérance. Celle-ci restait prudente. On ne faisait qu’entendre, on n’avait rien vu et il restait cinq preuves à venir. Elles arrivèrent rapidement. Dans le ciel furent projetées des soucoupes noires.

– Mais boundiou, c’est pas des écailles au Croku ? » Effectivement c’était.

   Une jambe postérieure une des surnuméraires fit deux boucles gracieuses au-dessus des dernières branches, suivie presque immédiatement par une patte de devant.

– Mais sang diou, c’est ti pas les jambes en trop du Croku ? » Effectivement c’était.

   Phil dansait extatique en chantant cinq, six, sept. Pour terminer le feu d’artifice, une fusée conique s’éleva dans le ciel et redescendit en parachute incontrôlé. Quand elle atterrit sur les plus hautes branches d’un bouleau géant, on reconnut distinctement l’oreille gauche du tarasque. Maintenant toute la troupe dansait et chantait :

– Un deux trois, on n’y croit pas, trois quatre cinq, ça c’est trop bien, cinq six sept, ça va être la fête, six sept huit, ça c’est inouï… puis tous de demander :

– La der, la neuf ! La der, la neuf ! ».

    On entendit alors un galop bancal tac plouf tac tac plouf tac accompagné d’une douleur ricanée et de glapissements moqueurs qui pour ces derniers s’éteignirent rapidement. C’était la neuvième preuve ! Croku fuyait en bougnant quelques arbres qui en frémissaient d’horreur. On l’entendait approcher. On se pencha et on le vit sortir mais était-ce bien un tarasque que l’on vit. Il était de trabiol, pissant le sang par ses deux moignons, il courait culbuto, le dos en perte d’écailles, l’oreille restante déchiquetée, un œil complètement enfoncé l’autre fermé pour l’éternité, la mâchoire décrochée tenant sa queue à moitié arrachée et orpheline de dard. Et toujours cette plainte continue remplie d’effroi. Croku rebondit de chute en chute jusqu’à la fin du paysage, son cri d’horreur s’estompant jusqu’à disparaître. Il sortit ainsi de notre histoire.

     Loune trépignait et pleurait de joie. Hercule souleva un roc imposant en signe de victoire.  Phil souriait béatement. Luigi se grattait vigoureusement le crâne. Martial avait la moustache abasourdie. Ludit écarquillait ses oreilles aussi.  Ce qu’on venait de voir et d’entendre ne pouvait que tenir de l’incompréhensible, de l’inconcevable et vu la violence paroxysmique du combat qu’attestait la décrépitude démantibulée de Croku, tous se demandaient dans quel état on allait retrouver Merka. On descendit attendre l’écureuil mais compte tenu de l’étrangeté surréelle de la situation, on attendit à distance prudente.  Pas longtemps …

    Merka arrivait en baguedonnant, s’arrêtant au hasard d’un pied d’arbre pour brosser sa queue qu’il avait toujours aussi fournie, sautant sur une branche basse pour se gratter le nez ou lisser ses moustaches. Il était intact. Le combat n’avait laissé aucune trace sur son petit corps gracile.

– Mon dieu, c’est de la sorcellerie, soupira Mahaut.

– De la diablerie, pour le moins, se gratta la tête Hanfer.

– Arrêtez avec vos cajoteries, mais c’est vrai qu’il y a du mystère. On va lui demander, voilà tout !

 

Merka, sa force.

     On s’approcha de Merka « Bonjour les amis, Loune j’ai besoin de cajoleries ». Il lui sauta dans les bras en glapissant de plaisir sous les baisers pointus de la petite puis rassasié de caresses, il se hissa sur son épaule et ouvrant ses pattes de devant, il parodia Croku :

– Alors, c’est ki ké le plus fort ?

– Assurément c’est vous, enfin c’est toi. Mais par quel miracle ?

– On te savait impertinent voire insolent, on te savait voleur et volant, on te savait intelligent et malin mais fort comme ça non, ça trépasse l’entendement.

– Démolir Croku et le démolir à ce point, t’as fait comment ? Dis t’as fait comment ?

     Mais Merka semblait découvrir les vertus de l’abondante chevelure de son amie. Il jeta un négligent « devinez devinez » et plongea sa charmante tête dans le feuillage coiffure. Les propositions se multiplièrent :

– T’as un sortilège frappant …

– T’as un poison endormant …

– Un produit dédoublant…

– Un humoir envoûtant …

– Un vin abrutissant …

– Un genre de tank.

   Mais Merka gardait sa tête dans les cheveux désordonnés et drus de Loune et s’en délectait.

– Tes cheveux c’est bien pour l’inspiration et c’est mieux que la neige, c’est pas froid … oui ? Quoi ?  Si j’ai un sortilège un tank envoûtant, un humoir frappant … mais non rien de tout ça, vous ramez des gencives  …

– En tout cas, c’est intrigant, c’est plus qu’impressionnant.

– C’est même presqu’angoissant.

– Presque, alors toi t’es marrant, c’est effrayant tu veux dire …

– Mais alors, dit Loune en lui bisant le nez ce qui, comme chacun sait, rend les écureuils particulièrement réceptifs, mais alors t’as fait comment ? Dis-leur ! Tu vois bien que tu leur fais peur maintenant.

     Et c’est vrai qu’à part nos amis, Phil, parce qu’il ne pouvait pas avoir peur, Roza parce que Phil semblait serein, Luigi parce qu’influencé par sa ouistiti cabriolante d’allégresse, Francouè et Ludit figés par la dignité de la fonction partagée, à part nos amis donc, le groupe se tenait à distance respectueuse du couple Loune Merka.

– Ah bon ! Je vous fais peur maintenant persifla Merka en se dressant sur son postérieur et en se frappant la poitrine. C’est normal, je suis le nouveau king kong hi ! hi !

   La galéjade fit flop. On y vit comme une menace plus terrible que Croku. On s’empressa d’amadouer l’inquiétante bestiole.

– Peur c’est trop dire, tu nous estomaques au plus fort, c’est normal non ?

– Tu nous stupéfies, tu nous abasourdis, voilà tout !

– Tu nous ébahis, tu nous ébaubis, pas plus !

– Tu nous éberlues, tu nous méduses, si tu veux savoir.

– Je suis époustouflée et même tout esbrouffée, ça se comprend non ?

– Peur non, mais quand même on s’interroge …

  On voyait bien aux regards fuyants, aux paroles bredouillage, aux jambes prêtes au départ, au fait qu’on se positionnait dans l’ombre du voisin, on voyait bien qu’il n’y avait pas que de l’interrogation dans ces dires. Et Merka le vit.

– Toi aussi ma petite Loune, je te fais peur ?

– Moi, tu rigoles, tu sais bien que je t’adore, lui rembrassa-t-elle les narines, ce qui le fit tousser de plaisir mais quand même explique-leur !

– D’accord, d’accord mais pour ça, il faut aller sur mon terrain d’étude et vous saurez.

   La proposition ne déclencha pas un enthousiasme général,

– C’est-à-dire, c’est l’heure de midi et toutes ces émotions ça creuse …

– Tu m’y fais penser, j’ai laissé un estofat d’agneau sur le feu …

– Midi déjà, mais c’est mon temps exact pour le pasta. Je le loupe jamais.

– Général Merka, la roulante n’attend pas !

– Moi, faut que je vais dire au curé d’arrêter de sonner les cloches à ses ouailles.

– Et puis tout ce monde, on va se marcher sur les pieds.

– T’as raison, une délégation, c’est mieux ! Trois ou quatre , ça suffit n’est-ce pas ?

– Ouais ! Moi je vois bien Françouè, c’est le maire après tout et puis Phil pour la traduction.

   La tergiverse excéda quelque peu Merka qui prit les choses en main.

– Bon, qui qu’a pas peur, lève la main et suit !

   Mitsie grimpa sur l’épaule Luigi et tira sa main vers le haut, Ludit chatouilla l’aisselle Françoué qui réflexa son bras en l’air. Phil et Roza n’eurent besoin d’aucune aide pour lever vibrisses et menottes.

– Bon, on y va Loune, je reste sur tes cheveux, c’est doux. Ecoute, je te caresse l’oreille gauche tu vas à gauche. Je te caresse la droite, tu vas à droite. Comme ça je te conduis. Allez ! en marche !

     Soulagés et la curiosité les fixant là, aucun des spectateurs ne revint au village.

– Je suis pas à un quart d’heure près quand même !

– Coufiner un peu plus, ça ne peut que l’arranger mon estofat !

– J’avais oublié que la roulante m’est devenue statique. 

– Le curé, il a arrêté tout seul, alors …

– Et puis j’ai ma flasque, révéla Hercule en la sortant et en la passant à régalade.

   Cette dernière remarque et ce dernier geste firent qu’ils s’installèrent confortablement en attente.

     Pendant ce temps la délégation cheminait. Ludit poussait Françoué dans le dos, Misti tirait Luigi par la main, Loune riait en écoutant Phil traduire les histoires drôles de la forêt que lui narrait l’écureuil. Ils dessinèrent un parcours qui aurait pu sembler de hasard mais Merka guidait avec assurance Loune sur le lacis des sentes animales. Ils progressèrent ainsi pendant dix minutes et arrivèrent à une clairière impromptue dans cette forêt prolifère.

– Voilà nous y sommes, c’est mon terrain d’étude, avance un peu Loune !

Ils firent quelques pas et s’immobilisèrent totalement ébahis.

     Au centre de la clairière, trônait sur une souche, un énorme animal à la mâchoire terrible qui faisait toilette d’un sang noir, et débarrassaient distraitement ses griffes baïonnette de chair tout aussi noire. La bête ajusta ses lunettes pour extirper de son épaule le dard manquant à la queue de Croku. Ce faisant, elle pivota et fit face aux arrivants.

– Mais c’est, mais c’est … bafouilla en larmes Luigi pendant que Mitsie cabriolait autour de Griska.

– Ah ! Je comprends dit Phil.

   Et Merka, désignant l’énorme Griska et s’accompagnant d’un grand geste de sa petite patte, de déclarer :

– Je vous présente mon directeur de thèse !

 

Brèves de Mouthperdoux les rousses.

 

     Luigi et Misti avaient retrouvé Griska. Au printemps suivant, ils repartirent chez Bouglionne en compagnie de Phil qu’ils laissèrent en route. Luigi promit, sous le regard exigeant de la quelqu’une, de revenir à la saison morte. Ce qu’il fit cinq années de suite avant de se sédentariser au grand dam de sa maman.

    A sa demande, Griska fut munie d’une clarine et ainsi plus jamais ne se perdit.

    Acter Philippo, le grand chamage, reprit sa quête éternelle entamée dans un conte précédent. Il correspondit avec Rozaliane. A chacun de ses retours au temps présent, il lui apprit à buller avec les animaux de la forêt, à l’aide d’un flûteau à eau savonneuse.

    Père Absinte accéda au stade du miroir. Il y vit Alcidie et se défroqua.

    Avec le temps, Hercule Pouavrot perdit de sa force mais pas sa légendaire soif. Il devint beau parleur et fit sienne l’histoire de la thèse de Merka, histoire qui se transmit de génération en génération jusqu’à un certain Jir qui me la raconta.

    Papi bricolo se spécialisa en triporteurs grecs. Ce qui lui donna beaucoup de temps libre.

    Martial acheta un tank et y passa ses journées à attendre l’ennemi. Il ne s’en servit, à blanc et c’est heureux, que pour annoncer les naissances. Oportune parce qu'ainsi démilitarisée, fut ravie de cet arrangement.

    Suite à la terrible défaite de Croku et les palabres ayant duré jusqu’au soir, l’estofat de Popot coufina tellement qu’il devint presque charbon. Ainsi naquit la carbonara popota, recette bien connue de nos montagnes.

    Jusqu’à sa disparition, Merka habita Loune. Il y fut remplacé par son fils. A la troisième génération d’écureuil sur son épaule, Loune contrôla parfaitement le humoir et devint parfumeuse.

    Leurs médecines respectives n’ayant aucun effet sur eux, une épidémie de jaunole obligea Médi à soigner Morti et Morti à soigner Médi. Leur guérison en fit des associés et amis. Ils moururent le même jour et à la même heure et ne se pleurèrent donc pas.

    Françouè le maire ne se remit jamais de sa fièvre poétique et rimée. Elle devint chronique ce qui nécessita la présence d’un traducteur proséïque aux conseils municipaux. Ludit fataliste s’y adapta, s’y adonna et continua à restreindre le sel dans la nourriture mais, bien entendu, pas dans la conversation.

    Croku disparut. Sur son chemin de suite jusqu’au Chomolungma, ses pattes, son oreille et son dard repoussèrent. Il put faire un retour digne de son voyage initiatique dont il fit un récit tronqué. Il se maria et ne revint jamais aux alentours … ni les loups. On les comprend.

   Le tarasque n’est plus en voie de disparition. C’est fait. Vous n’en rencontrerez donc pas.

    Pendant cinq ans, les printemps étés et débuts d’automne virent Cléophée distraite et rêveuse. C’est par la suite et seulement par la suite contrairement aux dires des médisants que Mouthperdou devint les rousses.

    Jean Noël, l’éthologue, intenta maints procès qu’aucun, vu son manque criant de sources sûres, il ne gagna. En revanche de ces vaines tentatives, en retira beaucoup de contentement l’auteur de ces lignes.

    Leroux Luigi, n’étant en aucune façon responsable des écrits de ses auteurs ne fut jamais inquiété par la censure scientifique et le numéro 106 de la Racontote ne fut jamais retiré de la circulation. Elle reste donc à disposition.

     Par vengeance, Noël Jean se spécialisa dans l’observation des lapins en cages.

    Toutefois grand merci à lui pour avoir fourni le descriptif et l’interprétation, même si bien évidemment erronée, d’un comportement animal qui fut central à la « thèse de l’écureuil ».

 

Mouthperdoux les Rousses, Avril 51 (siècle non précisable)

 

 

Publicité
Publicité
Publicité