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La vie après la vie

 

 

Tsantsao

 

La vie aprés la vie

 

 

Incipit

 

Pourquoi Tsantsao le sympathique chapôtre du village de Girmandel se mit un jour à travailler comme un fou, à ne plus prendre le temps de manger de dormir, à ne plus prendre le temps de parler à ses amis, à ne plus prendre le temps de s’occuper de ses trois enfants et de sa femme, la jolie Djamilane ?

Qu’avait-il vu ?  Qu’avait-il appris ? Qui avait-il rencontré ?

DE QUOI AVAIT-IL PEUR ?

Et pourquoi cette agitation prit-elle fin aussi brusquement qu’elle commença ? Pourquoi du jour au lendemain, il recommença à raconter des histoires à ses enfants, il recommença à faire avec les mots des bulles roses, bleues et jaunes, il recommença à vivre normalement ?

Qu’avait-il fait ?   Qu’avait-il fini ?   Qui avait-il vaincu ?

Tu le sauras, ami lecteur, en lisant ce livre.

Tu apprendras, en lisant ce livre le terrible et grand secret de Tsantsao.

Et peut-être, ami lecteur, tu comprendras toi aussi …

 

 


 


Préambule

 hutte4

    Il existe, dans une petite vallée perdue au cœur des montagnes Kapadoche, un petit village de maisons colorées et aux toits biscornus. Lorsque je m’y rendis, le hameau, du nom de Girmandel, vivait aux saisons, et le temps passait doucement entre les travaux des champs, les parties de Cajun, les veillées au vin de figue, et les pluies du soir qui le noyaient chaque jour de poésie. A force de pluies, la poésie d’ailleurs, avait envahi le langage des Girmandais.

Jugez-en,

Je fus accueilli à mon arrivée par :

- "Que le soleil t’illumine, oh ! Voyageur du hasard, nous feras-tu au temps une simple virgule, ou nous faut-il une parenthèse t’ouvrir en notre village ?"

Il fallait comprendre

- Bienvenu étranger, resteras-tu longtemps ici ?

    Et les villageois se régalaient de ces images. On ne disait pas «la fille de Léopoldine est née ce matin, allons la voir !» mais, «Un soleil s’est levé ce matin chez Léopoldine. Allons lui ouvrir les lucarnes !». On ne disait pas non plus « Totwe et Gaël vont se marier» mais «Gaël a trouvé son arbre et Totwe son oiseau”. Pas plus que «Le vieux Cornedor est mort» mais «Chez Cornedor, la bougie s’est éteinte» et pour quelqu’un de plus jeune «Magaline, cette nuit, a oublié d’allumer sa lumière».

    Cette Magaline avait été la femme d’un chapôtre aimé de tous qui s’appelait Tsantsao. D’où viennent les chapôtres, je vous le dirai une autre fois, mais il faut savoir que quand ils parlent, ils fabriquent des bulles de couleurs qu’ils appellent, allez savoir pourquoi, des fils à terre. Ce qu’il faut savoir aussi, c’est qu’un chapôtre ne change pas, qu’il a toute sa vie une peau lisse et dorée, des yeux qui rient et des moustaches félines. Si vous en rencontrez un, vous ne pourrez pas dire s’il est vieux ou jeune, les chapôtres toute leur vie n’ont pas d’âge. Tsantsao était le chapôtre de Girmandel et si les bulles qu’il produisait étaient toujours grises, c’est que Tsantsao était très malheureux.

   Quand son oiseau, sa femme, avait oublié d’allumer la lumière, quand elle était morte, aucun soleil nouveau n’avait eu le temps de se lever chez lui. Il était donc seul, sans enfant, sans famille. Sans personne à aimer, il traversait la vie, comme un funambule la nuit.ebbi2

   Jusqu’au jour où il remarqua Djamilane. Faut dire que Djamilane avait tout fait pour être remarquée (mais ceci aussi est une autre histoire...).

Bref, l’arbre Tsantsao reprit des couleurs et l’oiseau Djamilane y fit son nid. Par trois fois déjà un nouveau soleil s’était levé, ils avaient pour nom Djihan, l’aîné qui deviendra plus tard le roi des chapôtres, Baker, qui finira tragiquement et Malikine, la petite dernière.

Et c’est juste après l’arrivée de Malikine que notre histoire commence.

 

 

Partie 1. Délais et tractations

 

La rencontre

   Tsantsao était donc redevenu joyeux. Oublié le temps du funambule dans la nuit, le temps des bulles grises, il partageait ses journées entre sa famille, son travail et ses amis qui l’interceptaient parfois, disons souvent, sur le chemin entre son champ et sa maison.

-       Eh ! Tsantsa, une partie de Cajun ?

-       Une petite alors, Djamilane m’attend.

-       Un verre de cerisière, Tsantsao ?

-       Volontiers mais pas plus, je dois raconter une histoire à Malikine.

   Et pendant qu’il parlait, des bulles jaunes (signes de fierté), et des bulles  bleues (symboles de bonheur) éclataient de rire à la tête de Ferrand le Maréchal, de Daisie la rebouteuse et d’Alicou le bouvier. Tsantsao ne refusait jamais, mais il arrivait toujours à temps chez lui pour faire rire les enfants et offrir à Djamilane des bulles roses et blanches pleines de mots si doux qu’elle lui en pardonnait l’odeur accusatrice de la cerisière. 

    Sa vie allait paisible de désirs simples en plaisirs renouvelés, d’envie de rire en instants savourés, de nuits pour rêver en journées éclairées, de gestes pour finir en projets à venir, projets qui se bousculaient tranquillement dans sa tête lui dessinant un long chemin lumière évité par l’ennui. Il lui fallait faire de l’espace à ces trois jeunes soleils et agrandir la maison de pièces pour leurs rires. Il lui fallait remplacer les tuiles parapluie fissurées par le temps. Il lui fallait pour les chèvres et leurs envies de fugues, construire un enclos solide et se moquant du vent. Il lui fallait, pour libérer ses épaules encombrées trop souvent, acheter un portâne obstinant sous la charge. Il lui fallait …

   Ce soir-là, à l’heure où le soleil écorche les nuages, Tsantsao revenait de son champ d’orchidage et faisait, tout en cheminant d’un pas mécanique, l’inventaire de son proche à venir. Noyé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas tout de suite, que les geais parleurs avaient arrêté leur babillage insolent. Il ne s’aperçut pas tout de suite que les arbres s’étaient immobilisés et ne le saluaient plus de leurs têtes pointues. Il ne s’aperçut pas que l’herbe ne frissonnait plus sous la caresse douce du vent d'autan. Il ne s’aperçut pas tout de suite que l’air se suspendait au temps.  Soudain, un bulle translucide habilla Tsantsao d’une chape glaciale puis une lumière noire vint occulter celle du soleil persistant. Et dans ce silence froid, le bruit sourd d’un tambour géant limita l’espace d’un rythme lentement solennel et venant du néant. Tsantsao effrayé, lâcha ses outils et voulut s’enfuir, mais ses jambes, d’habitude si promptes, refusèrent tout service. "Mais qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui m’arrive, Djamilane au secours ! À l’aide mes amis ! A l'aide!"

   Et dans ce silence glacé qui le tenait prisonnier, les tambours se suspendirent et Tsantsao sentit dans son dos une présence terriblement pesante. Il se retourna et vit dans la lumière noire une silhouette se détacher de plus en plus distinctement. La chose glissait vers lui. La chose émergeait vers lui comme un noyé à la surface. La chose avançait et prenait forme. L’être était couvert d’une cape d’un noir si profond qu’il était de vertige, ses bras aux manches flottantes et immobiles pointaient des doigts effilés vers Tsantsao. Sa figure engoncée dans un foulard rouge sang, était cachée par un voile opaque et d’un violet si violent qu’il attira inexorablement le regard terrorisé de Tsantsao. Arrivé à quelques mètres, la forme s’immobilisa et comme un serpent debout observant sa proie, attendit.

-       Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Je n’ai rien ?

-       Tu es bien Tsantsao, le chapôtre du village de Girmandel de la vallée de la Burgande.

-       Oui, oui, c’est moi, mais je n’ai rien fait, qui êtes-vous ?

-       Tu es bien Tsantsao, le mari de Djamilane, le père de Djihan, Baker, et Malikine.

-       Oui, je vous ai dit, c’est bien moi, ne me faites pas mal, laissez-moi partir, je vous en prie.

-        Tu es bien Tsantsao, le chapôtre de ma liste ?

-        Mais quelle liste, mais qui êtes-vous ?

   Les tambours au loin reprirent en litanie le rythme de la question puis se firent decreschendo jusqu'à silence glacial. Sortit alors du voile d’un violet si violent, une phrase implacable, une voix froide, une voix inhumaine:

-      La MORT. Je suis … la MORT.

-       La mort, mais quoi mais pourquoi ? balbutia notre chapôtre affolé.

-       Oui, Tsantsao de Girmandel, je suis la mort et je viens te chercher, c’est ton tour !

-       Mon tour, mais c’est impossible, pas maintenant, je viens de me marier, enfin y a pas longtemps et puis mes trois enfants sont petits, je ne peux pas partir maintenant !

-       Ha ! Ha ! Ha ! tous les mêmes, ce n’est jamais le jour et ce n’est jamais l’heure. Tu es sur ma liste du jour et tu vas mourir, Tsantsao !

   Les chapôtres sont habituellement beaux parleurs et là face à sa mort prochaine face à sa mort annoncée, porté par la peur, poussé par le désespoir, Tsantsao se surpassa. Les bulles se firent suppliantes, se multiplièrent envahirent l’espace.

-       Ecoutez, je vous en prie, je ne vous demande pas grand chose, un petit sursis, j’ai ma maison à finir, les récoltes à rentrer, l’enclos à terminer. Pour mes enfants, pour ma famille ayez pitié, je vous en prie. Six mois de plus ou de moins pour vous si grande, ce n’est rien mais pour moi si petit c’est immense et ma famille sera à l’abri !

    L’effroi de l’homme était dans un bon jour et Tsantsao si convaincant. La mort se laissa fléchir.

-       Bon Tsantsao, je veux bien t’accorder ce délai mais attention, pas un jour de plus et je viendrai te chercher dans six mois à l’heure où le soleil écorche les nuages.

-       A 6 fleurs moins le cœur, dans six mois, merci, merci ...

    La mort se recula, et dans le bruit du tambour revenu, disparut. La nuit se dissipa, l’air recommença à réchauffer le cœur glacé de Tsantsao, les sapins majestueux se remirent à acquiescer de leurs cimes étroites et les geais parleurs de chuchoter du mal de la forêt toute entière.  Mais cela n’intéressait plus Tsantsao, il ramassa ses outils, et de ses jambes réveillées, se précipita chez lui sans s’arrêter à l’estaminet de ses habitudes.

    Djamilane fut un peu surprise de le voir rentrer si tôt, fut un peu vexée de n’avoir pour bonsoir qu’un baiser si distrait qu’il la faisait d’absence, fut un peu troublée de le voir s’asseoir au soupir d’un coin de la cuisine, de le voir surtout, lui aussi aimant que gourmand, bouder quelque peu son repas ...

-       Tu rentres bien tôt, mon ami ?

-       Hein, ha ! Bon, oui, oui ...

-       Des problèmes au champ ?

-       Hein ! Non, non ...

-       Tu ne manges pas, ce n’est pas bon ?

-       Si, si, pas faim ...

-       Tu ne vas pas voir les enfants, ils sont presque au lit, ils t’attendent.

-       Hein, quels enfants ?

-       Ts’ao-ts’ao!

-       Oui, oui, j’y vais, Djamilane, monte le réveil hibou à quatre fleurs.

-       A quatre fleurs ! Mais il est fou !

   Pendant les six mois qui suivirent, on le vit, de la pointe du jour à celle de la nuit, courir et travailler sans cesse. Pour lui, rien n’allait assez vite, il houspillait son monde, reprochait à l’orchidiane de prendre son temps, regrettait de ne pas avoir de jambes plus grandes, et traitait même le soleil de lève tard et de couche tôt. Djamilane et ses amis au début amusés, s’en inquiétaient quelque peu.

-       Mon ami, il faut te reposer un moment.

-       Reposer, moi ! Pas le temps, pas le temps !

-       Goûte-moi cette soupe au myrtilles de l’an.

-       Manger, moi ! Pas le temps pas le temps !

-       Eh ! Tsantsao, une petite cerisière avec nous sur le banc ...

-       Boire, moi ! Pas le temps, pas le temps...

-       Viens nous faire des bulles avec des mots dedans !

-       Parler, moi ! Pas le temps, pas le temps !

    Au bout de six mois, la maison s’était agrandie de trois chambres mais il manquait les tuiles de faîtière, vous savez celles qui viennent de Puy blanc, la livraison se faisait attendre. L’enclos était solidement fixé, mais Ferrand le maréchal avait manqué de lune rousse pour façonner la clef à la voix de Djamilane. La récolte était bonne mais s’ennuyait dans le grenier en attendant que la bouvière soit réparée et puisse l’amener au marché de la ville.  “Ah si j’avais un portâne, je l’emmènerais moi-même » se disait, ce soir-là Tsantsao, qui revenait à pas pressés de son champ. Il en était là de ses pensées quand, soudain à six fleurs moins le cœur précise, un vent glacial se leva et habilla Tsantsao d’une chape noire et opaque. Dans ce silence glacé où retentit à nouveau le rythme lent du tambour solennel, la silhouette tant redoutée se dessina à nouveau et, à nouveau, le voile d’un violet si violent captura son regard hypnotisé. La mort était revenue, c’était l’heure, c’était le jour ! 

-       Alors Tsantsao, tu es prêt, je suis pressée et ma liste de la vallée n’est pas à jour, il ne manque que toi.

-       Mon dieu, déjà, je vous en prie, il me faut encore un peu de temps. Le toit n’est pas fini, la clé n’est pas faite, ma récolte n’est pas vendue. Je vous en prie, je ne vous demande pas grand chose, un petit sursis ! S’il vous plaît, donnez-moi trois mois. Pour mes enfants, pour ma famille ayez pitié, je vous en prie. Trois mois de plus ou de moins pour vous si grande, ce n’est rien mais pour moi si petit c’est immense et ma famille sera à l’abri du besoin.

    Et la mort se laissa fléchir.

-       Bon Tsantsao, je veux bien t’accorder deux mois mais attention, pas un jour de plus !  Je viendrai te chercher dans deux lunes à l’heure où le soleil écorche les nuages...

-       A six fleurs moins le cœur, dans deux mois, merci, merci, vous êtes si bonne !

   La mort sans répondre disparut dans un courant d’air glacé et la chape de lumière noire libéra le cœur gelé de Tsantsao. Vous vous doutez bien que pendant deux mois, Tsantsao fut absolument insupportable. Chaque jour, il envoya quatre aigles facteur à Puy Blanc. Ces aigles, je vous le rappelle, ont pour mission de labourer de leurs serres et de leurs becs, le crâne des destinataires des messages qu’ils convoient. Malgré les commandes en retard, Rigalou le maître de Puy Blanc dût obtempérer et traiter en priorité celle de Tsantsao. Le tuilier réquisitionna ses meilleurs coursiers qui arrivèrent fourbus et écoeurés par tant de mauvaises manières. Il faut dire que durant le trajet, les aigles n’avaient cessé de leur caresser la croupe de leurs griffes acérées et qu’à chaque ralentissement les becs se mettaient en action. Tsantsao, le terrible, ne laissa reposer les chevaux que le temps de déposer les tuiles. Puis sans les détacher  il chargea la carriole de sa récolte d’orchidianne, et partit au marché de la ville où il vendit le tout un bon prix ...

  Et tous, dans le village de s’inquiéter devant ces frasques :

-       Mais qu’est-ce qu’il lui prend au Tsantsao ?

-       Une calebasse lui est tombée sur le chapeau ?

-       Et elle lui a pris la place du cerveau !

-       Il a volé, c’est impensable, dix-sept chevaux !

-       Et en plus, il les a rendu presque aussitôt !

-       Moi je te dis à mon avis il travaille trop !

-       Ca fait des mois qu’il ne fait bulles ni mots !

-       Plus de cerisière, incroyable ! Il est marteau !

    On en plaisantait bien sûr mais quand Tsantsao chargea de sergent-major son tromblon à plumes et obligea sous la menace son ami le maréchal à terminer la clef de l’enclos, on décida que trop c’était trop et une délégation de vieux sages vint une nuit le trouver :

-       Tsantsao, notre chapôtre, tu exagères,

-       Tsantsao, mon bon ami, tu exaspères,

         Le village et puis la terre entière

-       Dis-nous donc tes soucis,

-       Dis-nous ce qui t’a pris

-       Dis-nous tout maintenant.

-       Pas le temps, pas le temps !

-       Tsantsao, arrête à présent !

-       Dis-nous ce qui te manque et ce que tu voudrais.

-       Il me faudrait du gibier et un âne obstiné,

-       Un âne mais il en est un à vendre au Mazicou,

-       On envoie un aigle et dans huit jours, il est chez nous.

-       Huit jours c’est trop, je saute, écartez-vous

    Et Tsantsao dégringola du toit où il fixait la dernière faîtière et partit au pas de course vers Mazicou. Les sages se retirèrent perplexes et laissèrent Djamilane désemparée.

 

 

Face à face

    Sur le chemin du retour, Tsantsao, était pour la première fois depuis longtemps presque calme.“Ma maison est finie, l’enclos ferme bien, le toit est solide, la récolte est vendue, cet âne portera tout ce que voudra Djamilane, il ne me reste plus qu’à chasser un oryx et ma famille sera définitivement à l’abri.” Il en était là dans ses pensées quand soudain à six fleurs moins le cœur précise à l’heure où le soleil écorche les nuages, la chape noire et glacée paralysa Tsantsao, et dans le bruit sourd du tambour solennel, la longue silhouette menaçante s’immobilisa à nouveau à quelques mètres et noya le regard pétrifié de notre ami dans son voile d’hypnose. La mort était revenue, c’était le jour, c’était l’heure !

-       Bonsoir Tsantsao, c’est l’heure pour toi d’oublier tous tes problèmes, on n’a que trop tardé. Prépare-toi à mourir !

-       Mon dieu, déjà, je vous en prie, il me faut encore un peu de temps. Donnez-moi un mois pour chasser. Il leur faut un peu de viande pour l’hiver, vous comprenez. Je vous en prie, je ne vous demande pas grand chose, un petit sursis. S’il vous plaît, donnez-moi un mois. 

-       Ce n’est pas possible, j’ai des comptes à rendre et la liste de la vallée n’est pas à jour !

-       Je vous en prie, pour mes enfants, pour ma famille ayez pitié, je vous en prie, donnez-moi seulement quinze jours. Quinze jours de plus ou de moins pour vous si grande, ce n’est rien mais pour moi si petit c’est immense et ma famille sera à l’abri du besoin !

Et la mort se laissa fléchir.

-       Bon Tsantsao, je veux bien t’accorder quinze jours mais attention, pas un jour de plus et je viendrai te chercher dans une demi-lune à l’heure où le soleil déshabille la nuit.

La mort sans attendre s’apprêtait à rejoindre le néant glacé de son noir royaume quand Tsantsao la rappela.

-       Tu as changé d’avis Tsantsao, tu veux partir maintenant et te libérer des choses de la vie.

-       Non, non, je voulais vous demander.

-       Non, Tsantsao, j’ai été trop bonne pour toi, pas un jour de plus !

-       Non, ce n’est pas ça mais je ne voudrais pas mourir sans savoir mais je n’ai jamais osé vous poser la question.

-       Parle Tsantsao, les gens qui vont mourir, ont le droit de se poser des questions ...

-       Voilà, je voudrais savoir, mais vous n’allez pas vous fâcher et me prendre tout de suite.

-       Parle Tsantsao, la mort n’a qu’une parole !

-       Voilà, je voudrais savoir... Comment faites-vous pour prendre les gens ?

-       C’est très simple Tsantsao. Je suis très laide, horriblement laide, d’une laideur inhumaine, tellement hideuse qu’il me suffit de dévoiler mon visage et à la vue de ma figure les clients de ma liste meurent immédiatement.

    Pendant les quinze jours qui suivirent, Tsantsao alla bien à la chasse et en ramena un oryx géant qu’il mit en salaison mais il passa le plus clair de son temps dans la chambre du haut n’en sortant que pour de courtes errances nocturnes. Ses agissements qui ne pouvaient qu’être maladifs ne cessaient d’inquiéter son entourage qui de peur d’autres débordements, le surveillait de très près. Malikine et ses yeux d’obscurité, rapportait que dans ses promenades de nuit, sortait en bulle de sa bouche des mots sans suite figure, foulard, horrible, miroir, trois jours, des bouts de phrases incompréhensibles, et si je, non pas comme, peut être que...  Ces mots ramassés à terre par Malakine, étaient bien sûr examinés avec grande attention par le reste de la famille mais rien dans ces fragments ne pouvait expliquer l’étrange comportement de son chapôtre.

   Le quinzième jour, Tsantsao se leva avant le très petit matin, fit le tour de la maison, prit de ses yeux une longue photo des cheveux en rivière de Djamilane endormie, avala d’un doux baiser les yeux des enfants assoupis, mit son sac de chasse sur l’épaule gauche, prit son bâton lierré et partit vers le nord.

    Plus tard, à l’heure de la nuit déshabillée, la mort déguisée en marchande de raisonnements vint frapper au portail de glycine. D’un geste plein de sommeil, Djamilane entrebailla prudemment la porte.

-       Que voulez-vous si tôt dans le soleil ?

-       Je cherche un nommé Tsantsao.

-       Parti, il est, je crois, parti en chasse, vers le nord de l’été.

   Et Djamilane referma rapidement la solide porte. Elle n’aimait pas ses matrones d’affaire dont la malhonnêteté était proverbiale.

– Ha ! Ha ! grommela la mort, j’ai eu tort de lui faire confiance, il cherche à échapper à son sort mais à moi, personne n’échappe !

   Et la mort de s’élancer à la poursuite de Tsantsao. Elle le chercha longtemps, et à l’heure où le soleil hésite à prendre congé, elle le vit au loin sur le flanc de la colline rousse, courir après un oryx géant ensanglanté.

   Très vite, elle fut sur lui

-       Tsantsao, tu as voulu m’échapper !

-       Non, non, l’oryx, la chasse, vous comprenez ?

-       Quoiqu’il en soit Tsantsao, tu m’as fait perdre mon temps, maintenant c’est ton tour. Prépare-toi à partir !

-       S’il vous plaît, donnez-moi dix minutes pour achever cet Oryx, il est presque mort.

-       Non, non, Tsantsao, pas une minute, pas une seconde, c’est toi qui vas mourir. Ton nom clignote sur ma liste depuis trop longtemps !

    La mort, cette fois-là ne se laissa pas fléchir

   Implacable, elle commença à retirer son voile et, ce faisant à dessiner son horrible face. Mais Tsantsao, d’un geste rapide, fouilla dans sa chemise, en retira le petit miroir qu’il y tenait serré et le présenta au regard de la mort.

    La mort émit un gargouillement funèbre, essaya quelques secondes d’éviter son terrible reflet, des éclairs ténébreux éclairèrent le miroir, les tambours au loin se déchirèrent et l’espace glacé se mit tout entier à trembler. La lutte fut terrible, Tsantsao, avec cette énergie de l’espoir qui le caractérisait, tint solidement le miroir qui brûlait et au bout de quelques minutes d’éternité, la mort se rendit enfin à son image et s’écroula sans connaissance sur le sol blanc de la forêt.

   Exténué, Tsantsao jeta au loin le miroir brûlant, et s’apprêtait à s’enfuir quand un mot prononcé quelques temps auparavant par la mort, le retint sur place.

   La liste, il me faut la liste !

   Et Tsantsao de fouiller fiévreusement la longue cape de nuit, d’y découvrir une poche profonde et d’en extraire un long parchemin où son nom clignotait en flammèches rouges et noires. Il l’éteignit avec la neige qui tapissait le sol de la forêt et le raya d’un trait de résine de pin doré. Il remit soigneusement le parchemin dans la poche et s’envola sur la pointe des pieds vers le village.

   Quand la mort se réveilla, il y avait longtemps que Tsantsao avait disparu. Elle fut un peu surprise de se retrouver étendue dans la neige. Un peu honteuse elle se leva, se secoua, fouilla dans sa poche, vérifia sa liste, et vit avec satisfaction que le cas Tsantsao avait bien été traité. La conscience alors tranquille, elle appela le néant et prit congé de ce temps-là.

 

Réparations

    Ce premier soir, il rentra discrètement chez lui, tremblant et épuisé. Il s’appuya à la barrière en reprenant son souffle. Il regarda la cour déserte, la cour sans les enfants, sans Djémilane, la cour silence ...

   Et là, à la lumière de la lune, il fut tout étonné du travail accompli, il fut tout étonné de sa maison agrandie et coiffée de son beau toit sans fuite, de son enclos à la clé djamilane dans lequel dormait son portâne. Dans le saloir, un oryx géant se transformait… Comment lui si malingre avait-il pu faire ?  

   Une angoisse sourde lui commença à poindre. Une sorte de peur l’envahit… Il s’assit sur un banc de pierre et fit le point. Sa famille était à l’abri et n’aurait de si tôt de besoin. Il avait réussi à négocier avec, puis à tromper la mort. Alors pourquoi ce malaise qui n’avait rien à voir avec la fatigue ?

   Il réalisa qu’aucune lumière ne l’attendait, que personne ne l’attendait. Il réalisa qu’il s’était noyé dans le matériel mais qu’il avait négligé l’essentiel, sa Djamilane, sa Malakine, ses garçons, ses amis … Il eut peur – et s’il ne m’aimaient plus ! Et s’ils étaient partis !

   Il avait réussi bien sûr mais à quoi bon vivre sans amour sans amis et donc sans raisons … 

   Il entra en maison sur la pointe des pieds puis ouvrit doucement la porte de la chambre des enfants. Ils étaient là. La fragilité du moment fit qu’il n’osa pas franchir le seuil. Il resta longtemps, fasciné immobile savourant leurs soupirs leurs respirations et il serait resté plus longuement encore si Malakine ne s’était  dressée en le fixant de ses yeux d’obscurité et ne lui avait de la main intimé de se rendre immédiatement auprès de Djamilane. Elle lui chuchota :

-       Reviens demain matin 

        Avec un sac plein de câlin

        Des caresses dans les mains.

Alors toujours tremblant, il tituba jusqu’à leur chambre et plongea dans la rivière en cheveux.

-       Mon ami, tu es là mon ami !

        J’ai eu peur, pour la vie.

-       Ma Djami, c’est fini !

-       Tu es sûr, c’est promis ?

-       C’est promis c’est promis !

        Donne-moi un soupir

        Avant que de dormir !

   Ce qu’elle fit bien entendu mais prudemment délicatement par peur de déchirer l’instant. Son Tsantsa lui était revenu mais si brusquement qu’elle n’y croyait pas complètement. Elle voulut le tester en posant la main sur le hibou qui attendait ses instructions. Il l’interrompit :

-        Tu peux éteindre le hibou maintenant,

          M’est revenu enfin le temps.

-        Et bien ce sont les enfants

         Qui vont en être contents.

   Un peu inquiet, conscient de l’incongruité de ses agissements, conscient que ses multiples activités l’avaient fait d’absence, et pour sa Djamilane d’absence d’affection, il murmura :

-        Les enfants bien sûr et leur maman ?

-        Oh ! elle ! si elle retrouve son aimant...

   Ils continuèrent à chuchoter et Malakine entendit même des rires.

    Le lendemain, Tsantsa retrouva son champ et sur le chemin du retour passa devant l’estaminet, chemin qu’il avait soigneusement évité ces derniers temps afin de ne pas en perdre. Il se fit lent, il se fit penaud, il se fit petit malingre malheureux si bien que n’y tenant plus et sur une Daisy insistante Ferran l’apostropha :

-       Ah ! mon ami, tu vas me le payer le coup du tromblon !

-       Tout de suite ! monsieur le roi des poltrons !

   Il sortit de sa besace le tromblon et tira sur son ami une pluie de plumes de Kibiribiri aux couleurs chatoyantes et aussi douces que caressantes. Ferran chut dans un grand cri d’agonie déclenchant les rires de Daisie et d’Alicou. La tête qui sortit du tas bariolé était, bien qu’un peu ahurie, totalement hilare.  Le corps du colosse qui émergea à la suite se mit immédiatement en position outrée:

– Monsieur le chapôtre, j’ai vu ce que j’ai vu
A vos coups de plume voilà donc que j’ai chu 
Vous n’avez qu’une façon d’effacer ma colère
Elle est d’initier une tournée première
Et ceci, je vous jure ne sera qu’un début
Sinon, je vous ferai maintes et maintes misères
Je vous mets à l’amende de quatre cerisières
Et ne vous parlerai qu’une fois avoir bu.
Mais bon dieu que c’est bon que tu sois revenu.

   Ce soir-là, Daisie, Alicou et Ferran raccompagnèrent Tsantsao en chantant sous prétexte de l’aider à se mettre au lit. Djami ne les laissa pas repartir et ils fêtèrent tard dans la nuit le retour à la normale.

    La deuxième chose à se faire pardonner, et ce fut plus difficile, c’était les aigles et l’emprunt des chevaux. Djamilane fut mise à contribution et prit bouche avec son amie Emilie, la femme du tuilier...

   Quand Tsantsao revint à Puy Blanc, Rigalou le briquetier sortit son lance-brique.

–      Si tu fais un pas de plus je t’embrique, t’entends, chapôtre de malheur !

Le chapôtre se fit obséquieux, se fit inoffensif, se fit repenti avec tout de même un œil prudent sur le lance-brique. Il s’avança jusqu’à distance de fuite …

– D’accord, d’accord, tire pas ! Je ne t’emmène que du bien
une calebasse de cerisière fraîche et bonne dès le matin
Deux grands pots de myrtille pour Caïne et Cain
De la farine d’orchadiane pour enrichir ton pain.

  Toujours l’œil prudent, toujours les vibrisses inquiètes, Tsantsao se fit mendiant à l’envers. Il déposa en tremblant un peu, ses présents et sa demande de pardon. La femme de Rigalou, se saisit de la farine avec un grand sourire de remerciement, son fils et sa fille s’emparèrent de la confiture avec de grands sourires de contentement. Comme convenu, ils le firent lentement et s’établirent écran entre la colère de Rigalou et notre fragile Tsantsao. Le lance-brique rendu ainsi inopérant, l’attitude vengeresse et belliqueuse n’était plus de mise au risque du ridicule. Rigalou n’eut pas le choix. Il ramassa la calebasse, but une gorgée qu’il apprécia puis partagea. Ce faisant, il pardonna.

   Les premiers jours, Tsantsao resta un peu inquiet, un peu sur le qui vive. Puis le souvenir de la silhouette noire, sans disparaître tout à fait s’estompa. Sans les oublier tout à fait, il repoussa dans sa boite à oubli le vent glacial, la chape noire et opaque, le tambour solennel, le si violent voile violet, le gel du cœur. Le miroir resta celé en sa poche poitrine comme un porte-bonheur secret. Et on retrouva le joyeux chapôtre que tout le monde appréciait. L’estaminet redevint de ses habitudes et il ne refusa plus jamais les offres de cerisière et les parties de cajun qu’il se remit à colorer de bulles éclatantes de rire à la tête de ses amis. Bien sûr, ceux-ci remarquèrent de temps à autres des moments d’absence mais plus cette agitation perpétuelle. Comme les allusions à ses étranges comportements ne rebondissaient jamais dans les conversations, ils comprirent que cela lui était désagréable et, ne voulant pas le reperdre, ils ne lui en parlèrent plus.

A lui non mais entre eux si, et toutes les hypothèses furent envisagées … Ils avaient peur d’une rechute vous comprenez …

  Le chapôtre se remit à vivre aux saisons et à poétiser la vie. Il se remit à vivre de désirs simples en plaisirs renouvelés, de gestes pour finir en projets à venir. En se rendant à son champ d’orchidage, il se remit à écouter les geais parleurs et leurs médisances. Leur mauvaise foi l’enchantait. Il répondait solennellement aux saluts venteux des douglas géants. Bien que ne consacrant pas plus que nécessaire au travail du champ et à la chasse d’Oryx, il arrivait toujours à assurer la récolte abondante.  Il faut dire qu’il avait les yeux du vert qui fleurit les jardins, une main si sûre qu’il ne lui fallait qu’une flèche pour atteindre son oryx annuel, flèche dont le bout était enduit d’un venin composé par Daysie et tellement délicieux que la bête en mourrait de plaisir.

   Le réveil hibou ne se remonta plus à quatre fleurs. Tsantsao avait le temps et donc nul besoin de savoir l’heure. Et ce temps-là, ce temps qu’il avait volé à la mort, il le consacra aux autres, il le consacra à sa famille et à ses amis.

   Le temps étant la seule chose qui se donne vraiment …

 

 

  

PARTIE II. Et le temps passa

 

 

LES ANNÉES BONHEUR 

 

Chapitre 1 : Urgences

 

 

Chapitre 2 : Le soleil de leurs enfances

 

 

Chapitre 3 : Les soleils adolescents

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

Le soleil de leurs enfances 

   Et le temps justement passa, il passa pour Malakine, Baker et Djihan et ce fut pour Tsantsao et Djemilane le soleil de leurs enfances

   Les enfants fréquentaient l’escola avec chacun un parcours différent. Elfie et Armel les passeurs de savoir, avaient, faut bien le dire, pas mal de difficultés à canaliser ces jeunes énergies.

Djihan était le premier en rêve, le premier en rire, le premier en mouvement, le premier en escalade. Par ailleurs,Djihan2 c’était un parfait cancre un vrai somet mais un somet sympathique et de
bonne foi. Les mots ne lui parlaient qu’à l’oral et les chiffres n’étaient pour lui que dessins aléatoires. Il compensait son incapacité à l’abstraction par une imagination débordante, un sourire éclairant et un regard ensoleillé. La maîtresse l’adorait et était fort patiente. Elle lui expliqua que Tsantsao, son idole de père, même s’il ne cherchait pas vraiment le contact avec l’écrit, utilisait les mots pour remplir ses bulles et que donc il avait bien fallu qu’il les apprenne et que donc s’il voulait lui ressembler …  Après confirmation tsantsaienne, Djihan s’attaqua à la lecture mais avec distraction et la passeuse de savoir dut se faire mainte fois repasseuse. Que voulez-vous, il lui était difficile de s’intéresser à ces feuilles encrées et répétitives alors que celles des arbres se nervuraient à l’infini et changeaient de couleurs, difficile de prêter attention aux ânonnements syllabiques alors que chants et cris d’oiseau lui était délice sonore. Il apprit donc mais pour faire plaisir et la pratique resta longtemps chez lui totalement confiné au scolaire. 

 

fée

Malakine, c’était un peu mieux mais guère hein ! Armel, le maître avait les yeux encombrés par la broussaille de ses sourcils et un trop grand chapeau fatigué. Cela ne l’empêcha pas de remarquer une manie intéressante chez Malakine. Elle aimait soigner. Elle avait, par exemple, remis d’aplomb Patrack, une corneille jetée du nid par des parents un peu trop pressés. Ce jour-là, l’oiseau s’était esplaché, s’était cabossé et avait croassé bruyamment son indignation. Malakine lui avait recousu les ailes puis l’avait entraîné, avec obstination, à voler. Patrack apprit mais sans jamais s’éloigner de plus de cinq mètres de l’épaule gauche de la petite fille, épaule qui lui tint lieu de nid toute sa vie d’oiseau. Il y avait gîte et couvert, alors hein ! Pourquoi se fatiguer ? D’autres animaux passèrent par ses mains curatives avec plus ou moins de succès. Elle ne put rien faire pour les yeux rouges de Jeantou le lièvre blanc. En revanche le dispositif à roulette fixé à l’arrière train de Croku paralysé du dos lui permit de vivre une vie de chien presque normale.

   Par ailleurs, c’est elle qui réparait les bobos de la récréation, les bougnes et autres ecchymoses consécutives aux parties de soule. Elle connaissait en effet parfaitement le contenu de la pharmacie de l’école et s’initiait aux mixtures de Daisie la guérisseuse chez qui dès qu’elle le pouvait, elle se précipitait. Cet intérêt, cette disposition particulière offrit à Armel un créneau pour une entrée en lecture et en mathématique. A sa demande, la sorcière rebouteuse expliqua que pour faire ses mélanges, elle devait peser exactement les ingrédients et suivre à la lettre les instructions des deux énormes grimoires qui lui étaient bible. Malakine se fit alors amie avec les nombres, les poids, les mesures et ne tarda pas à dévorer les manuels de sciences naturelles.

journaliste3   Baker, lui, était un parfait élève avec qui nul besoin de recourir à un détour ne fut nécessaire pour le décider à l’apprentissage. Il se plaisait à l’étude. Il se plaisait à l’école. Il y contracta la maladie des livres, maladie qui lui fut en grande partie transmise par Frisou, un aspirant passeur de savoir, passionné de littérature. Frisou solitaire rêveur aurait pu regretter la destination imposée par tirage au sort dans ce trou des montagnes Kalapoche mais l’accueil chaleureux et tout en poésie des maîtres passeurs et du village l’eût fait alors changer d’avis.

   Ecoutons Baker :

-       Que le soleil t’illumine, voyageur de hasard,

        Sache que tu arrives ni trop tôt ni trop tard !

        Nous feras-tu au temps, une simple virgule

        Ou bien une belle solide et grande bulle ?

   Ecoutons Frisou se prêtant au jeu :

-       Je ne ferai chez vous qu’une parenthèse au temps

        Et la partagerai avec vous les enfants.

   Ecoutons Tsantsao passant par là et l’invitant:

-       Il y a sous le faîte un nid toujours vacant

        Veux-tu y ranger tes ailes d’oiseau géant ?

Ecoutons Baker acceptant et sans le savoir s’engageant pour la vie

-       De cette grâce amie, j’en suis reconnaissant

        Et m’en déclare alors votre grand obligeant.

    Et c’est ainsi que Frisou fut logé chez Tsantsao et durant cette première petite parenthèse, il put faire profiter Baker du contenu livresque de ses deux énormes malles. Ce qui fascina l’élève, ce qui le prit en premier fut, et c’est bien normal dans ce pays qui en était baigné, la poésie et sa musique … A son départ, Frisou, cette fois-là, lui laissa, un peu comme un gage de retour, une de ses malles à livres lui permettant ainsi d’aggraver son addiction. Tsantsao eut du mal à accepter cette manie. En effet, si le chapôtre décryptait parfaitement la forme des nuages, le vol des kibiribiris, les mouvements de tête des geais, la couleur des champs de blé, les mots pour lui ne faisaient que se dire, n’étaient que jeu de bouche et la lecture plaisir lui était devenue étrangère. Aussi au début quand Baker sortait un Verlaine, un Prévert ou un Rimbaud et qu’il les ouvrait avec un air gourmand, Tsantsao le tançait quelque peu en l’accusant de perdre son temps et lui conseillait d’aller jouer avec ses amis, d’aller rêver au clair de lune. Il n’avait alors pour toute réponse qu'un sourire aux livres et des yeux un tantinet hallucinés et déjà émerveillés, les yeux de tout malade lexique quoi ! Il comprit qu’il était trop tard et que cette envie de lecture, il ne fallait pas en faire une maladie mais une inévitable habitude. Il en prit son parti et exigea même de Baker, de faire profiter tout le monde de ses trésors littéraires.

    La première année, Baker se contenta de lire et toute la famille attendait la veillée où tout en déshabillant les châtaignes de leurs peaux, tout en dénoisillant, il les régalait de Villon, d’Eluard, de Vian. Le chant des maillets à dénoisiller en était interrompu mais reprenait de plus belle à la fin d’une page, à la fin d’une poésie que Baker avait trouvée succulente et bonne à partager. L’énoisillage y perdait un peu de son efficacité mais gagnait en convivialité et en qualité littéraire. Malakine et Djemilane faisaient parfois répéter et expliquer quelques mots.

-       Vénus anadyomène ?

-       Tu vois bien qu’elle sort de la baignoire et en grec ça veut dire qui sort de l’eau.

-       Un paletot idéal ?

-       Un paletot c’est une sorte de manteau et il devient idéal parce qu’il est tellement usé qu’il n’est plus que l’ombre d’un patelot qu’une idée de patelot tu comprends …

-       Et une almée ?

-       C’est une danseuse …  égyptienne je crois.

   Si Djamilane et Malakine se faisaient éclaircir l’entendement, Djihan et Tsantsa étaient surtout sensibles à la musique et au phrasé. Par nature ils se méfiaient des mots. Oh ! Ils s’en servaient, les faisaient rimer, jouaient avec bien sûr mais ils les trouvaient un peu réducteurs, enfermant une réalité découpée dans de petites prisons. Et ce que disait Baker, Tsantsao le traduisait en bulles colorées et plurielles qui englobaient dans une expression non linéaire ce que la poésie leur disait. Cela arrangeait bien Djihan qui, sans cela, se serait peut-être endormi au bercement poétique qui coulait de la bouche de Baker.

   Djihan était comme son père petit et très mince mais on lui devinait une énergie nerveuse et une vivacité sans pareilles qui le rendait redouté et redoutable. Ses yeux se mirent à rire constamment et il avait toujours objet de contentement. Que voulez-vous ? Il trouvait son père le plus rigolo des pères, sa mère la plus merveilleuse des mères. ll adorait sa sœur et la voir préparer ses élixirs et imposer ses mains pour enlever le feu des brûlures, le fascinait. Il trouvait son frère un peu étrange mais il en avait fait son confident et s’était fait de lui le protecteur.

   Ce qui le rapprochait le plus de Tsantsao, c’était cet amour, ce besoin de la nature. Un vol de libellule le retenait, il connaissait tous les arbres, il savait ce que voulait dire la forêt quand elle bruissait et il comprenait les animaux qui le laissaient placides franchir leurs frontières de fuite. Ce qui bien entendu n’était pas sans quelques désagréments pour l’entourage.

   Ainsi quand Fuchura, la vipère noire sortit de sa poche où elle se tenait au chaud, faisant ainsi s’enfuir tous les élèves. Il ne dut qu’à ses grands yeux naïfs rencontrant ceux d’Elfie, de ne pas être, ne serait-ce que temporairement, exclu de l’école. Bien sûr, il fut à la maison tancé mais pas longtemps, Djemilane détestant que son Djihan se renfrogne, mais pas longtemps Tsantsao n’ayant pu s’empêcher de rire, rire qu’il avait particulièrement communicatif. Comment voulez-vous réprimander quand Tsantsao mime l’affolement, quand Malakine mime le serpent siffleur et Djihan la maîtresse sur son bureau.

   Ainsi Mustela le putois qui dérangé dans son sommeil au creux du lit défait de Djihan, entouré qu’il était de cuisses de grenouille et de têtes d’oiseaux, se mit à siffler et à gronder avant de partir en empestant la maison par représailles et en gloussant des insultes heureusement incompréhensibles. Ce qui fit que Djamilane dut aérer plein vent la maison, ce qui fit qu’elle s’essaya encore au gourmandage mais pas longtemps puisque Malakine " Quoi ! t’as laissé partir Mustela avec son rhume " puisque Baker "Mais maman, mais c’était le héros de ma poésie, La loutre et le putois

   Ainsi de Picotin le hérisson et sa colonie de puces mais pas longtemps puisque Picotin avait charge d’aller embrocher de ses épines, les pommes succulentes de ce pingre de Pomor et les grains de raisin de ce radin de Grippa pour le grand plaisir des enfants et la grande joie de Tsantsao admiratif devant l’ingéniosité de son ainé.

   Mais quand Belen, le loup gris prétendit élire résidence au côté de son nouvel ami, affolant le portane et les chèvres de Djamilane, on s’accorda pour tenir conseil de famille au cours duquel fut soigneusement élaborée une liste d’animaux qui pouvaient avoir accès au logis : Ecureuils peu voleurs, chiens propres, chats honnêtes, chouette muette, souris et grenouilles mais pas les rats et les crapauds… Djihan comprit et s’y tint, ce qui ne l’empêcha pas de voir les autres mais en forêt. Il y construisit une cabane vétérinaire et demanda à sa soeur de venir désécloper les accidentés de la vie en forêt. Elle prit ainsi l’habitude de venir fixer des attelles, refermer les morsures, arracher quelques dents, appliquer la propolis, en s’éclairant bien entendu au préalable des conseils de son mentor, la guérisseuse.

   Car Malakine adorait et admirait Daisy.

  Celle-ci avait dans le village plusieurs fonctions primordiales, fort appréciées et un peu redoutées. Elle cumulait, plieuse, sage-femme, rebouteuse, magnétiseuse, herboriste. Elle s’occupait des corps abimés mais aussi, des cœurs insatisfaits et des têtes fatiguées. Elle n’avait pas d’égale pour réduire les fractures, cicatriser les déchirures, sécher les plaies et enlever le feu. Avec l’âge elle n’avait rien perdu de son magnétisme et de sa dextérité.  Devenue imposante et peu alerte, l’herboriste qu’elle était s’en remettait à Tsantsao pour lui fournir la matière première. Elle lui en passait commande et préparait mixtures contre les fluxions, philtres pour attirer l’amitié, potions à base d’éphéride de bouleau qu’elle rangeait entre les verres d’améthyste qui évitent l’ivresse et les colliers d’ambre qui comme chacun sait font tomber la fièvre. Malakine ne pouvait avoir meilleure école que celle-là. Faut dire qu’elle avait des dispositions. Ses yeux noirs pouvait deviner le mal dont on pouvait souffrir (ton verre était trop grand, tu as bu trop de vin blanc !) et elle avait aussi le don d’écoute et de lui parler faisait déjà du bien. Daysie était fière de Malakine. Elle disait de cette dernière en exagérant un peu que ce n’était que par respect que son lutin préféré ne la dépassât pas.

   Et dans cet âge doré, les enfants grandissaient et entr’ouvraient déjà la porte de leurs futurs sous un ciel sans nuages et sans questions si ce n’est peut-être l’inquiétante période d’agitation qui avait fait Tsantsao d’absence. Alors périodiquement on ressortait ces mots filàterres que Malakine avaient ramassés, on les repassait avec le fer à bulle jusqu’à ce qu’ils redeviennent lisibles et on se perdait en conjoncture sur leur signification. Ils pensaient qu’ils contenaient la clé, une clé précieuse qui éviterait toute rechute.

On le voit, Tsantsao volait sur son nuage de lumière. Il adossait sa vie à la solide amitié de ses amis, à l’affection protectrice de sa Djamilane et aux enfants qui lui étaient source de plaisir renouvelé, source de fierté infinie… 

 

Les soleils adolescents

 Et le temps justement passa, il passa pour les enfants et ce fut pour Tsantsao et Djemilane le soleil de leurs adolescences.

   Baker aimait à lire, et cet amour, il le partageait avec Marcienne, farfadette lunettée, ensoleillée et voisine de banc à l’escola. Elle ne tarda pas à rejoindre les veillées et c’était délice que de les voir échanger les répliques Chimène Rodrigue ou de les entendre déclamer le « je voudrais pas crever » en se répartissant les choses à savoir, les choses à connaître avant que de mourir et en oubliant bien sûr les passages pour le moment encore incompréhensibles. Sans perdre de vue la poésie, ils passèrent progressivement à la prose. On honorait Balzac avec un verre de Vian ou une Verlaine. Gargantua fit rire, les misérables pleurer, le Horla peur. Après s’être mangé le rouge et le noir et le Diable au corps, Baker ne regarda plus Marcienne du seul point de vue littéraire et Marcienne s’aperçut que parfois elle oubliait de l’écouter et qu’elle se mettait à simplement le regarder. Ils s’aperçurent que leurs lectures échangées n’étaient pas la seule cause de leurs rencontres et que ce partage s’installait dans le plaisir d’être ensemble. Ils décidèrent d’exprimer ce qu’ils ressentaient, et c’est ainsi qu’ils plongèrent dans l’avers de la lecture, l’écriture. Et le quotidien - Tu nous liras quelques poésies ce soir hein mon Kéri ? fut complété par « Tu as fini ton conte ?» Comment ça se termine, votre histoire d’hier ?

   Ce passage à l’expression inquiéta Tsantsao

   Vous allez trouver Tsantsa quelque peu rétrograde et Djamilane bien plus raisonnable mais les chapôtres sont un peu devins et sentent les choses surtout pour ceux qu’ils aiment. Et sans savoir pourquoi et donc sans pouvoir le dire, il sentait que cette emprise de l’écrit ferait préjudice. En effet, la pratique de la lecture quand elle se prolonge par celle de l’écriture, peut devenir maladie dangereuse surtout si elle est compliquée d’un sens aigu de la justice. Et c’est ce qui fut funeste à notre pauvre Baker mais cela se passa bien plus tard et heureusement Djamilane ne le vécut pas …

   Djihan, lui aussi changeait et montrait de grandes dispositions pour devenir un parfait chapôtre. Au physique il commençait à ressembler de plus en plus terriblement à son père. Sa peau se lissa et prit un teint doré et de vraies vibrisses commencèrent à pousser sous son nez fin. Djihan se chapôtrisait mais au grand dam de Tsantsa, il ne produisait toujours pas le moindre phylactère. Au grand dam, c’est beaucoup dire car au sortir de l’adolescence, si Djihan confirmait ses dispositions pour être un futur chapôtre, il devrait, en tant que tel, entamer un long voyage initiatique, ce qui priverait la famille et le village de sa présence. C’est donc avec un peu de réticence, qu’il lui donnait cours et conseils et avec satisfaction cachée qu’il constatait son apparente incapacité à buller. Jusqu’au jour où Djihan accompagna Tsantsao à l’estaminet et où il assista émerveillé à l’allumage de la bouffarde de Ferran. Ce fut pour lui une illumination. Il avait trouvé le moyen de faire des bulles. Le lendemain, il sculpta deux pipes. Il lui en fallait une pour la journée qui devait être légère et une pour le soir qui devait être plus grande, plus sérieuse. Pour la première il se procura chez Daisy un vieil épis de maïs qu’il creusa précautionneusement et qu’il transperça avec une tige de pin. Il l’appela Vitfé. Pour la deuxième il confectionna un petit bol en argile et y planta avant cuisson chez Ferran un long roseau. Il l'appela Tchibuk.

calumet

   Il avait l’outil mais pas les ingrédients. Il alla voir Daisy qui, pourtant chiqueuse lui déconseilla fortement l’usage du tabac, disons même qu’elle le lui interdit et le menaça d’en parler à sa mère.

– Djihan, je sais, je chique et Ferran fume mais on est vieux et on peut te dire que c’est très très mauvais pour la santé. Si tu veux faire le grand, prends plutôt exemple sur Tsantsa !

– Mais Daisy, justement, il me faut faire des bulles et sans la pipe je pourrai jamais se lamenta t-il.

– Ah ! C’est pour ça ! Laisse-moi réfléchir !

   Et Daisy fouilla dans son armoire à herbes. Elle y dégota des feuilles de gaillet, des feuilles de belle-étoile et des feuilles de menthe. Elle les fit sécher puis les réduisit et les lui mit dans un petit sac.

–  Voilà ta blague, fume ça ! Tu risques rien, bien au contraire !

   Djihan s’essaya à la pipe pendant quelques jours et aux prix de quelques quintes de toux parvint à fabriquer des bulles acceptables dont il pouvait déjà influencer la forme. Bien sûr le goût de la mixture était plus proche du broyat de punaise que d’un samovar, mais de ceci Djihan n’en avait cure. A ce stade les bulles produites étaient uniformément bleues et donc peu communicatives. Il s’en ouvrit à Daysie, et ils améliorèrent le procédé. Ils s’aperçurent en effet qu’il suffisait d’ajouter des feuilles brisés de "pas d’âne" pour que les bulles deviennent rouges et en exagérant la part de belle étoiles elles se faisaient d’un jaune étincelant. Quoiqu’il en soit quand il en fit la démonstration au cours d’une veillée, la réprobation fut générale:

– Je t’interdis de …

– Mais grand tu sais bien que c’est du poison !

– Tu te la joues Baudelaire avec tes paradis artificiels ...

– Mais je vous dis que c’est pas du tabac, mais je vous dis que c’est Daisy qui m’a dit que c’était bon pour la santé !

– Ouais, en tout cas c’est pas ça qui va t’aider à faire des bulles !

– Et si justement, c’est même pour ça, regarde !

   Et sous les yeux d’abord suspicieux sinon réprobateurs puis attentifs puis carrément admiratifs, Djihan fabriqua de sa pipe au long cou des bulles toute rondes, d’autre en forme d’ampoules ou de petits nuages et même une en pyramide. Il déclencha ainsi l’enthousiasme et les applaudissements de tous et une légère critique de Tsansao :

– Les formes ça va mais pour les couleurs ?

– En faire mon papa mais j’en ai l’heur.

   Et il sortit deux petites blagues et fit la démonstration des primaires. Bien sûr ce n’était pas encore ça mais Tsantsao prédit qu’avec de l’entraînement, la perfection ne serait pas loin. En revanche pour les mots, on était loin du compte. D’abord, ils étaient plein de fôtes déclenchant les rires moqueurs de Baker et faisant regretter à Djihan sa scolarité de touriste. Puis le côté technique était loin d’être maîtrisé. Trop gros mots, un mot pour l’autre, mot de trop mais c’est vrai que ce n’est pas facile de mettre un mot dans une bulle de fumée… On l’encouragea et de toute façon on le félicita … La famille se coucha tard et Baker nota sur son journal les exploits de son frère.

 Plus tard Djamilane et Tsantsao discutèrent :

–      Mon ami, mon ami, tu as l’air bien soucieux

–      Soucieux, non mais un peu malheureux.

–      La tristesse ne va pas bien à tes yeux  

        Dis moi tout et cela ira mieux.

–      Voilà, chapôtre va être notre Djihan.

–      Eh bien, tu n’en es pas content ?

   Djamilane ne voyait pas du tout le pourquoi du désarroi de son Tsantsa. Et si elle ne voyait pas c’est qu’elle ne savait pas que pour devenir un vrai chapôtre, Djihan devrait accomplir, c’est l’usage, un grand périple, leur laissant son absence et donc de la souffrance. Il le lui dit doucement, pour faire le moins de mal possible mais il le lui dit fermement. Pourtant Djamilane :

–      Mon ami, tu ne peux pas tricher

        Dire qu’il n’est pas prêt

       Qu’il ne sait les couleurs

       Qu’il n’est pas voyageur

       Qu’il n’entre pas les mots

       Ou bien des mots de trop.

 Il lui expliqua que non, on ne pouvait pas tricher, que Djihan ne pourrait s’empêcher de partir, qu’il partirait tristement mais qu’il partirait. On ne pouvait l’empêcher de grandir, et grandir pour lui c’est partir. Il promit à Djamilane qu’il préparerait le voyage qu’il en saurait toutes les étapes, qu’il trouverait un moyen de communiquer et qu’ils auraient des nouvelles. Djamilane se recroquevilla, Tsantsao mit sa tête dans sa rivière en cheveux et ils firent semblant de dormir …

   Le père et le fils consacrèrent les jours qui suivirent à la fabrication et à l’apprentissage du sens des couleurs. Tsantsao fut très directif et les maximes se mirent à pleuvoir dans la mémoire de Djihan :

Les besoins essentiels, tu les fais couleur miel

Violet peint la rage et rouge le courage

Jaune pour dire un jeu ou pour du pas sérieux

Bleu habille la raison, Vert, l’esprit vagabond …

   Pour les mots, Baker et Marcienne furent chargés d’apporter les plus beaux et Djihan arriva assez rapidement à marier un solitaire avec la forme et la couleur de la bulle. La deuxième étape consistant à faire coexister deux ou trois vocables dans un même phylactère, posa des problèmes de discipline.  Dès que plusieurs, les mots se disputaient leurs places, s’amusaient au jeu de mot, se chipaient des syllabes, s’échangeaient des voyelles … C’était le foutoir complet et on dut faire appel à Armel et Elfie qui repérèrent les plus rétifs, les plus récalcitrants les raisonnèrent et surtout les menacèrent de sortie provisoire ou définitive du dictionnaire. Sortir du dico, pour un mot alors que certains passent leur vie à essayer d’y entrer, c’est terrible ! Ils ne voulurent pas prendre le risque et tout rentra dans l’ordre. Djihan devint alors progressivement expert. Faut dire qu’il ne cessait de piper mot et les bulles s’en amélioraient. Elles montaient légèrement, restaient un long moment en suspens permettant ainsi leur lecture approfondie avant que de se coucher au sol où elles perduraient quelque peu.

   Alors qu’ils s’entrainaient en forêt, ils s’aperçurent que les animaux, même les plus sauvages étaient sensibles à ces bulles pipées et qu’ils semblaient les comprendre. La deuxième chose qu’ils découvrirent enchanta Tsantsao dont les bulles, il faut bien le dire, avaient une autonomie qui ne dépassait que rarement six pas de vol. En revanche, celles qui sortaient de tchibuk sûrement sous l’effet de la chaleur pouvaient à l’envi prendre de l’altitude et planer pendant plus d’une fleur. Ajoutons à cela qu’elles obéissaient à leur créateur et qu’elles pouvaient au grè de Djihan atterrir sur la cime d’un chêne, sur un nénuphar ou sur le nez d’une biche qui à la lecture du message – ceci est une caresse- ne s’en offusquait pas.

   Ils affinèrent. Tsantsao partait se cacher en canopée, sous l’eau ou dans une cavité profonde et de lui seul connue. Djihan lui envoyait alors un petit nuage qui trouvait maintenant systématiquement son destinataire. D’abord stupéfait, Tsantsao devint de professeur élève, se fabriqua une splendide longue pipe et récupéra pour lui-même la technique. Tsantsao et Djihan s’amusaient ainsi à communiquer à distance. Lorsqu’il s’attardait à l’estaminet de ses habitudes, Djihan se régalait à lui envoyer un petit nuage de mots – Djamilane violette – les autres miel - le tout sur fond bleu qui lui faisait comprendre que Djamilane s’impatientait, que Malakine et Baker avaient faim et qu’il se devait d’être raisonnable. Il partait sans attendre…

   Et ce soir-là, les bulles avaient précisé l’indispensable présence au dîner de tous les amis. Daysie Alicou et Ferran étaient formellement invités. Disons qu’ils avaient tout fait pour l’être, puisqu’ils s’étaient concertés longuement avec Djémilane pendant que l’accompli et le futur chapôtres partaient en forêt.

   Et ce soir-là, on mit de côté la littérature et les progrès de Djihan et ce fut Malakine l’objet principal des palabres. Daysie assura que Malakine avait atteint au moins le troisième niveau pour un guérisseur des corps et sûrement le dernier chez les rebouteux des âmes. Il lui fallait maintenant pratiquer de manière autonome mais que bien sûr elle continuerait au besoin à l’aider, cela va de soi. Malakine rosissait de plaisir sous les louanges de sa vieille amie, sous les quolibets affectueux de ses frères, sous les mines admiratives de sa mère et de ses complices du soir.

-       C’est ça, il lui faudrait son indépendance à cette petite pas vrai Alicou ? susurra Ferran.

– Pour sûr, un endroit calme où elle puisse tranquillement officier.
– Et ranger les herbes et ingrédients poursuivit Daysie.
– Pas trop loin d’ici quand même précisa Djamilane enchantée qu’elle était de la perspective de garder sa fille près d’elle.
– Indépendance, vous voulez dire dépendance qu’il lui faut rigola Tsantsa.
– Eh bè dis donc, Chapôtre bouché, t’en mets du temps à comprendre rugit le colosse ami.
– T’inquiète, on t’aidera indiqua Alicou.

   Et en effet, Tsantsa, trop pris par Djihan, ce sont surtout ses amis qui construisirent une dépendance attenante à la chaumière.

   Malakine put ainsi recevoir les malades, les insomniaques, les angoissés, les fatigués, les trop pleins de cerisière, les en manque d’amitié mais aussi bras cassés, brûlures domestiques, œil foulé, oreille avachie…

   Son visage de souris, son teint ambré et ses yeux d’ombre venaient assurément de Tsantsa. Ses cheveux en rivière, ses mains arabesques et son inclinaison de tête quand elle était attentive venaient assurément de sa mère. Cela faisait un tout qui, s’inscrivant dans une douce adolescence, lui donnait un air de fée aérienne dont le charme n’échappait pas aux chenapans des alentours. Ce fut Djami qui s’en aperçut en premier et quand elle vit que la cour d’attente était embarrassée d’une troupe de garçons à l’évidence bien portants, d’une troupe de galapiats bien habillés, d’une troupe de garnements qui même si accompagnés de fleurs étaient visiblement prêts en en découdre, elle comprit qu’il fallait y mettre le holà et en avertit son rusé de mari :

Tu comprends mon ami, c’est un peu trop

Un amoureux de temps en temps je ne dis pas

Mais ils viennent de plus en plus tôt

Ils ont tous la même maladie

Je me languis je me languis

Et les vrais malades dans tout ça

Ils ne peuvent plus dire un mot

Alors Malakine les traite de sots

De sans vergogne et d’idiots

Elle s’énerve elle désespère

Mais c’est pas son fort la colère

Et rien n’y fait, ils s’obstinent

Fais quelque chose pour Malakine

 

   Et bien sûr Tsantsao trouva la solution. Pour cela il mit ses amis à contribution.

   En premier Daisy qui si elle était une sacrée rebouteuse, si elle avait été belle femme et le restait pour ses amis, ne gardait de son ancienne beauté que des yeux rieurs. Elle était devenue un peu protubérante un peu moustachue, un peu édentée et avec cela un air de sorcière des bois qu’elle était quelque peu et qui faisait peur.

   Pour qui ne la connaissait pas, elle n’était qu’évitable et les jeunes visiteurs ne la connaissaient pas.

   Ferran était un colosse d’une force herculéenne, force entretenue par les exercices quotidiens liés à son activité de maréchal ferrant. Maintenir le sabot d’un percheron pendant le ferrage, ça vous entretient la poigne. Amener au travail par le licol les chevaux demi sauvages parce qu’ayant passé l’été libre sur les montagnes Kapadoche, ça vous fabrique des cuisses de géant ! Avec cela une casquette vissée sur son crâne et enfoncée jusqu’à des sourcils en désordre surlignant des yeux terribles, un teint cuivré dont le rouge n’était pas que dû à la proximité du feu de forge.

   On comprend que pour qui ne le connaissait pas, Ferran ne pouvait être qu’évitable. Et les soi-disant malades ne le connaissaient pas.

   Alicou avait un physique aussi chétif qu’était formidable celui de son ami. Des cheveux rares, des épaules tombantes, des pantalons trop courts laissant voir des chevilles malingres, des yeux d’épagneul qu’il pouvait faire implorants ou morts, non Alicou ne payait pas de mine. Mais il avait la capacité de jouer de sa voix qu’il pouvait chevroter, zézayer, bafouiller, déformer à volonté, la capacité à désosser un corps dépareillé et à faire disparaître bras et jambes. Pour le plus grand plaisir de ses amis il jouait l’idiot du village « et aque, les buces sautent  et piquent »,  le vaniteux linguistes « Aie sbik ze English very très vell, béter zan you », le clochard insupportable et aviné « une betite bièce pour la zoif  hips »,  le mendiant handicapé « bitié, zieu dam, z’ai zacrifié mon corps, mon bras mes jambes, bitié je suis moignon moignon ». Et avec cela, la possibilité de faire le guignol pendant des heures …

   On comprend qu’Alicou ne pouvait qu’être évitable. Et les chenapans ne le connaissaient pas. 

   Et donc le lendemain dans la cour d’attente, un mendiant aviné handicapé des jambes et d’un bras, borgne l’autre œil blanc se montra particulièrement pénible et dans une diction criarde :

– Et toi le gros, une tite pièce pour manger, mon pras la lèbre, mes ambes la lèpre, hips et de frapper le ventre avec sa sébille jusqu’à ce qu’un tintement

– Et toi le boutonneux, si t’as des sous pour les fleurs qui servent à rien t’en as bien pour moi qui sert à rien non plus. Allez donne ! et de frapper la verrue avec sa sébille jusqu’à ce qu’un tintement

– Et toi l’échalas donne une bièce pour la foif à un grand compattant qu’est presque port pour toi pile ton fric et de frapper le genou avec sa sébille jusqu’à ce qu’un tintement

– Et toi le curé défroqué, si tu crois que ça se voit pas avec ta tonsure allez ton fric amen vit et de frapper la calvitie précoce avec sa sébille jusqu’à ce qu’un tintement

   Toute la file d’attente y passa. On crut en être débarrassé mais il recommença recommença. L’attente en devenait insupportable. Malakine et Djamila se tordaient de rire depuis leur poste d’observation au grenier.

   Les garçons s’obstinaient. La porte s’entrouvrit. Le premier entra et deux minutes après ressortit précipitamment éconduit par une main velue. Il repartit piteux et grommelant et bien sûr intercepté par notre mendiant

– Eh le pouilleux si t’as plus tes fleurs, t’as bien une petite pièce ? en le poursuivant jusqu’à la sortie de l’enclos sur son caisson à roulette confectionné la veille par Ferran. 

   Ce départ précipité donnait plus d’espoir aux autres, puisqu’un puis deux puis trois en moins. Ce fut toute la journée le même défilé avec le même résultat, une fuite piteuse et sans fleur.  Il faut comprendre. Dans un même mouvement Ferran expulsait énergiquement le sortant et maintenait la porte entrouverte en s’y tenant caché pour le nouvel entrant. Celui-ci se retrouvait au milieu de la pièce derrière un fauteuil d’où dépassait l’abondante chevelure de Malakine

– Oui, c’est pourquoi ? disait une petite voix

Les réponses bien sûr divergeaient

– Malakine, je ne suis pas malade au contraire et je …

– Malakine adorée regarde les fleurs que je t’ai amenées.

– Malakine je ne suis pas malade mais je suis fou, ouaih fou de toi !

–  ….

   Ils étaient alors brutalement interrompu par le fauteuil qui pivotait laissant apparaître l’épaisse Daysie, Daysie l’édentée, Daysie la moustachue surmontée d’une perruque malikienne. Sa voix criarde les apostrophait alors :

– Quoi ! suivi par une série de qualificatifs (chenapan vaurien bandit brigand canaille clephte coquin dévoyé pendard sacripant scélérat …) tu n’es pas malade hors de ma vue ! File ! Ferran, prends les fleurs et débarrasse nous de cette engeance !

   Ferran, le formidable se dressait de toute sa stature saisissait le malheureux généralement par le cou ou par le postérieur et l’éjectait sous les applaudissements de Baker qui pouvait apprécier la scène par un trou qu’ils avait ménagé au plafond et qui ne se lassait pas d’un spectacle sans cesse renouvelé. Bien entendu, il prenait des notes dont il fit un récit qui enchanta les amis.

   Le cycle des visites dura toute la journée.

  Le lendemain de ce régime, il y avait dans la cour d’attente beaucoup moins de prétendants et trois jours après libérée de ses amoureux envahisseurs, Malakine put reprendre ses activités au milieu de centaines de fleurs qui, pour continuer à rire de leurs pétales déployés, refusèrent pendant longtemps de faner …

   Les vieux complices, les enfants continuèrent à s’embellir la vie au rythme des saisons sous un ciel sans orage, un ciel sans mystère si ce n’est peut-être l’étrange fébrilité qui leur avait volé un temps leur chapôtre.  Alors périodiquement on confrontait les hypothèses des uns et les mots en bulle que Malakine avaient ramassés et on se perdait en conjonctures. Vous comprenez, on ne voulait pas d’une rechute, toujours possible…

   Mais notre chapôtre avait donné un congé définitif à l’ennui et aux désagréments.  Entre l’estaminet de ses amis pleins de vie, les veillées de lecture magique, la douceur affectueuse de Djamilane, la complicité avec son Djihan, le succès grandissant de sa Malakine, il ne savait où donner du bonheur.

   Le tour pendable qu’il avait fait à la mort lui creusait un chemin de plaisir perpétuel, un plaisir hors du temps …

 

 

 

 

PARTIE III. LES ENVOLS

   Et le temps justement passa, il passa pour les enfants et ce fut pour Tsantsao et Djemilane le soleil de leurs envols.

 

L’affaire Perrine L

   Leurs talents littéraires, Baker et Marcienne les mettaient volontiers au service de tous. Lettres administratives, lettres de déclaration, compte rendu de réunion du conseil, transcription des us et des contes, poésie en l’honneur de la mariée, et même épitaphes et sermons, ils excellaient dans tous les genres. Leur réputation franchit les limites du village puis du comté et ils se virent proposer le poste de correspondants du journal « Le présent ». Vous me direz que faire la rubrique des chiens écrasés, ce n’est peut-être pas très enthousiasmant mais eux arrivaient toujours à accrocher le lecteur en donnant à leur article l’âme du quotidien. On savait comment s’appelait le chien, pourquoi et pour quoi il était sur le chemin du tacot de Barjo, pourquoi les freins n’avait pas répondu, on affirmait que Barjo rêvait à Mélanine, tout ceci vérifié par des on dit… 

 Ils eurent alors à couvrir un fait divers dont le traitement fut pour eux un départ de vie.

   La mort de Perrine jeune femme devant se marier rapidement et heureuse de son état, n’aurait dû faire l’objet que d’un petit article de rien du tout. On aurait dit sa gentillesse bien sûr, son âge un peu avancé, sa beauté toute relative, l’injustice d’une mort prématurée. On aurait dit son amour de la danse, son sérieux, on aurait dit le chagrin des parents devant la disparition de leur unique enfant, on aurait terminé sur la trahison du destin …  Un malheur certes mais un malheur localisé, banal, restreint aux parents, à  leurs proches …

Ce soir-là, surpris par le tapage inhabituel chez les Goulu, les voisins s’étaient précipités et avaient découvert Armand et Maria prostrés et en pleurs devant leur fille morte. Carayrou alla chercher Daysie qui faisait office de plieuse mais elle ne pouvait officier sans l’aval du maire et du curé qui ne tardèrent pas. Les parents effondrés leur présentèrent Perrine dans sa longue chemise la couvrant jusqu’au menton. Et on refit le même récit larmoyant pathétique.

– On l’a trouvée comme ça. Dans la nuit, je l’ai entendue souffler comme un bœuf et s’agiter. On s’est pas affolé, y avait l’habitude. Depuis toute petite elle était sujette à ces étouffements, le docteur y disait anhélation, la courte haleine quoi, alors on s’est pas affolé, je lui ai préparé une décoction de bouleau. Ca la calme ça l’endort, c’est Daysie qui m’a donné et j’ai pris les poudingues du docteur Moras. Alors, j’y ai monté. On entendait plus rien…la crise est passée que je me suis dit. J’ai monté quand même et je l’ai trouvée comme ça mon Dieu ma petite, j’ai hurlé. Armand est monté …

   Et, Maria s ‘écroulant dans les bras de Daysie, Goulu de prendre la relève 

– D’abord la Maria, j’y ai filé deux nasardes, j’voyais ben qu’elle défaillait, et en effet on voyait la trace des deux mornifles, Et la fille, ma drola j’la secouée, j’la picotée, mais voilà voilà oh ma povre frema ma fihlà ma drola … Pourquoi elle dans son matinada, Pourquoi pas moi ? raubaire ! predon ! Voleur ! estradier ! malfaisant ! Mais qu’est-ce qu’on t’a fait le Boun die !

   Le poing levé, les yeux au plafond montraient bien que la colère et les insultes du vieux ne s’adressaient pas à la chambrée. Ce que voyant, Maria prit son marit dans les bras et les deux vieux firent bloc tremblant, firent masse hoquetante.

– Mais qu’est-ce qu’on lui a fait au Boundie, ma Molher, hein Maria, qu'est-ce qu'on lui a fait àce S ...? 

   Le curé comprit que ce n’était pas le moment de tenter une réconciliation avec le Boun die.

– Faudrait peut-être appeler le docteur.

– Pourquoi faire ? C’est fini et puis avec ce temps soupira le maire, laissons officier monsieur le curé

– Je la veillerai dit Déborah qui venait d’entrer avec Gustave.

   Celui-ci s’agenouilla gravement devant son ex promise et se recueillit quelques temps. On respecta et tous de se réunir à la cuisine. On laissa Daysie travailler, toiletter le corps et l’envelopper d’un linceul blanc. Quand elle les rejoignit, elle avait l’air préoccupée et se fit taiseuse …

   Baker et Marcienne notèrent bien que la présence d’un docteur pour certifier le décès n’avait pas été jugée nécessaire. Ils en firent un exemple de pragmatisme lié à la valeur de l’argent. Ils notèrent aussi l’attitude contenue de Gustave et ils conclurent leur article par un "le chagrin a souvent du retard chez le peuple de la montagne. Nos gens ont la vie dure et personne ne leur fait de cadeau et ils n’en voudraient d’ailleurs pas. Nos gens savent la mort, ils savent qu’ils sont perdants, ils sont modestes et devant elle ils restent dignes".

   L’article de rien du tout était prêt à l’envoi et n’attendait que l’enterrement, sujet à description.

    Sauf que le lendemain soir, Tsantsao ramena Daysie, entourée d’un Ferran armé et farouche et d’un Alicou muni de son lance bouse. Elle avait à dire et personne, sauf ses amis ne l’écoutait.  Ils s’assirent en cantou

– Tu sais, je suis la plieuse du village et je fréquente souvent la mort. Je suis vieille et j’en ai vu des trépassés puisque c’est moi qui leur fait la dernière toilette avant de les enlinceuler. C’est pas que j’aime ça mais on me donne la pièce ou du linge et puis faut bien que quelqu’un le fasse. C’est une besogne de femme tu comprends. Les hommes, ils n’aiment pas la mort, ils aiment la vie le vin la terre la chasse alors ils sortent comme pour les accouchements. Aux deux bouts de la vie on est là nous les femmes et c’est pour ça qu’on en sait des secrets, et moi en …

– Bon ma vieille radoteuse, accouche justement l’interrompit Ferran et se tournant vers Baker, attends-toi à du dur !

– Mais laisse-la parler, cela donne du corps à l’article. Continue Daysie lui dit Djamilane en lui servant la cerisière du soir.

– Oui, où j’en étais déjà ? Ah ! oui, je te disais que j’en sais plus que ces docteurs de la ville qui pensent soigner avec des mots savants. Moi je connais les plantes, celles qui guérissent ou qui empoisonnent… Mais bon, comme plieuse en plus j’en ai vu des morts, j’en ai vu des cadavres des tout petits beaux comme des anges, des vieux fripés comme une pomme oubliée tout un hiver, des morts apaisés, des morts grimaçants, des esblancocis, des blauis, des verdâtres, des violacés, des vermeilhs. Je sais celui qui est mort des fièvres, celui qu’a eu une attaque, celui qu’est mort comme meurt la chandelle oubliée ou celui dont la flamme s’est brusquement éteinte.

   Daysie s’interrompit et but un coup. Elle continua, la voix s’était faite confidentielle obligeant le groupe à tendre l’oreille.

– Et je devine aussi quand on a aidé quelqu’un à mourir …

   Baker et Marcienne sursautèrent, ils commençaient à comprendre où Daysie voulait en venir

– Tu crois que Perrine … ?

– Non je ne crois pas, je suis sûre je vous répète qu’à part peut-être le curé et encore lui ne s’occupe que de leur futur, j’en ai vu des morts, et j’en connais plus que ces messieurs de la ville avec leur médecine et la Perrine hein ! Elle est pas morte de congestion, ça je vous le dis,

– Tu peux nous dire sur quoi tu te bases … Excuse-nous mais on ne peut pas affirmer des choses sans …

   Suivit une longue série d’indices, traces sur le cou, bleus sur le corps, sang sur la chemise, visage trop gonflé … et le fait que les voisins venus à la soirée funéraire avait vu Perrine filer sa quenouille en riant avec le vieux berger au soleil couchant …  et le fait que le Gustave l’avait menacée si elle disait ce qu’elle avait vu « Elle est morte d’une congestion, t’as compris vieille sorcière, si tu dis autre chose gaffe hein ! »  qu’il m’a dit. Tu parles s’il me fait peur ! Ferran est allé chercher son assommoir et Alicou son lance bouse. Et depuis ils ne me quittent pas même que si on était plus jeune ça ferait jaser.

– Manquerait plus qu’on te touche ma Daysie, tu sais bien que pour nous t’es la plus belle et la plus merveilleuse.

– Faudra que je trouve de quoi vous soigner les yeux s’esclaffa Daysie.

   A l’enterrement, tout le village était là pour soutenir les deux vieux éplorés et l’ex futur mari qui se tenait derrière ses lunettes noires soutenue par la jeune voisine Déborah. Mais entre-temps Baker et Marcienne était allé voir le curé et le maire et les avaient convaincus de surseoir et de prévenir le docteur Briand. Ce qui fit que chacun rentra chez soi fort intrigué.

  L’autopsie fut formelle "décès provoqué par une compression très forte à la tranchée." La pauvre Perrine avait été étranglée …

   Les gendarmes rocailleux venus de la préfecture n’auraient, vu leur parfaite méconnaissance des mœurs villageoises, jamais pu inculper qui que ce soit. Perrine était insignifiante, Perrine était heureuse, le crime ne profitait à personne. Et d'ailleurs qui aurait pu accéder à sa chambre ? Peut-être Gustave ? Mais ils avaient signé le contrat de mariage trois jours avant et il était tout à son avantage. Perrine était fille unique, ses parents paysans aisés et Gustave simple garçon de ferme. Le contrat était caduc maintenant et l’ex futur en était grand perdant. L’inspecteur dépêché de la ville était totalement dans l’impasse.

   Ce qu’ils ne savaient pas et qu’ils ne pouvaient donc comprendre, ce qu’ils ne savaient pas et que Baker savait, c’est qu’ici on ne se mariait que par amour. Bien sûr cet amour s’usait parfois avec le temps mais il était nécessairement présent au mariage. Or Gustave n’aimait pas Perrine et il l’avait dit un soir d’estaminet où il avait été autiché, faussement félicité, sur son trop beau mariage. La cerisière aidant, il avait même déclaré :

– Si on me force au mariage, je la tuerai car je ne l’aime pas !

   Ca, non les gendarmes ne pouvaient pas comprendre Gustave et le jury non plus ne le comprit pas. Déborah attendit longtemps Gustave mais elle l’attendit …

   L’affaire fit grand bruit. Elle fut sujette à rebondissement dans le journal. Le temps de l’enquête, les articles, leurs chapeaux et titrailles tous plus accrocheurs les uns que les autres, se succédèrent

Une mort étrange, un crime mystérieux.

Celle que tout le monde aimait...

Qui a tué Perrine ?  A qui profite le crime ?

La police dans l’impasse, le mystère de la chambre close. 

Les étranges coutumes de Girmandin.

Peut-être une piste dans l’affaire du meurtre de P L …

et enfin,

La vérité sur l’affaire Perrine L.

 Tous ces articles signés d’un énigmatique Bama firent grimper les ventes et on décida au journal de s’attacher sérieusement les services des deux jeunes journalistes. Mais pour cela il fallait qu’ils viennent en ville. Déjà échaudée par le départ annoncé de Djihan, Djamilane s’y opposa formellement. On dut négocier. Le directeur du journal, Oscar Odama, dit hors sa présence OO,  fit le déplacement et s’engagea à laisser filer ses nouvelles recrues un vikende sur deux et un mois du long par an. Djamilane se laissa fléchir.

   La promesse fut tenue et deux fois par mois, Alicou astiquait la bouvière astiquait les bœufs de tirage.

   Il s’arrêtait devant chez Ferran

– C’est le jour c’est l’heure des poètes

   Il s’arrêtait devant la chaumière Daysie

– C’est le jour c’est l’heure des écrivains.

   Il s’arrêtait devant l’enclos Tsantsao 

–  C’est le jour c’est l’heure … .

   Et tous de s’installer dignement dans l’antique véhicule, de s’asseoir sans toucher du dos le dossier, et de partir non sans traverser tout le village pour que toutes les fenêtres puissent les voir. Et bien sûr, ils étaient vêtus de leurs plus beaux atours et s’en félicitaient des yeux et surtout ils s’étaient habillés de fierté et cela bien sûr se voyait. Les bulles de Tsantsa et Djihan en étaient d’un jaune éclatant.

   Le chef de gare fut un peu étonné la première fois quand il vit l’étrange équipage. Puis mis au parfum, le train des poètes eut droit, en lieu et place du coup de sifflet réglementaire, de trilles toctavinées et accompagnées de roulements de tambour sonores. Le retour était modestement triomphal, on saluait tout un chacun, on ralentissait le train pourtant paisible devant l’estaminet, on trompettait devant la mairie et les bulles éclataient bleues, signe de bonheur. Enfin arrivés, les – on ne veut pas vous déranger – on vous laisse en famille – vous avez tant de choses à vous dire - étaient balayés. On ouvrait alors rire et amitié le temps du repas d’abord, de la soirée ensuite … Les bulles roses et blanches s’emplissaient de mots d’affection.

   Pour l’anecdote, ajoutons que, toujours un peu inquiet pour la santé mentale de Tsantsao et pour prévenir le risque d’une rechute, Baker enquêta à la ville sur des cas d’agitation besogneuse et crut avoir trouvé quand il tomba sur le mot stakhanovisme, Mais quand il l’annonça à Tsantsao, celui-ci se fit monsieur pas compris : staka quoi, Il s’attaque à nos vices. Je m’attaque à quoi ? à vos vices.

 

 Préparatifs de voyage

   Pour Djihan aussi, le jour vint. On prépara longtemps le départ. Daysie et Malakine concoctèrent des poudres de cerisière, d’ochidiandre, d’agouti et d’oryx. Pour enlever l’eau de ces aliments indispensables à tout girmandais, il fallut conjuguer, comme indiqué dans les grimoires, des journées de soleil et le gel de l’hiver. Ferran, de son côté, conçut dans un acier trempé à la lune, un outil multiple pouvant faire office de marteau de pince et de couteau. Alicou tanna son plus beau cuir. Il en confectionna un sac à dos ou à ventre des plus pratiques, un lance projectile universel, et un chapeau léger et imperméable qui pouvait au besoin se développer en petite tente. Baker et Marcienne lui fournirent un agenda avec rubriques (personnes rencontrées, lieux habités, choses apprises … ) et la liste des correspondants du journal qui lui ferait autant de points de chute supplémentaires.

   Et ces apports étaient longuement détaillés et commentés le soir à la veillée. Le rituel avait surtout pour fonction d’enlever des yeux de Djamilane l’inquiétude et d’y estomper quelque peu le chagrin.  Les complices s’étaient donné le mot pour transformer le périple initiatique en voyage d’agrément et aucune veillée ne se terminait sans que Djamilane n’éclatât de rire. Faut dire que la tête de Ferran devant son repas en poudre, faut dire que les clowneries d’Alicou Krishna sous son chapeau dépliable, cela ne prêtait pas à la tristesse …

   Mais bien sûr dans cette préparation, c’était Tsantsao qui tenait le rôle principal. Les aigles facteur furent mis à contribution. Il put grâce à eux contacter un premier groupe de chapôtres en activité. Et bien sûr, tous répondirent, tous se disputèrent la primeur de recevoir le prince en graine, tous participèrent à l’élaboration du voyage d’apprentissage. D’ébauche en ébauche, de prise de contact en confirmation, un premier périple d’initiation commença à se dessiner. Bien entendu, il y fut ménagé à l'exigence de Djemilane des retours à Girmandel permettant à Djihan de se réchauffer à sa famille. Frisou en dessina la carte et l'itinéraire. Et vint le soir de la présentation définitive. Ecoutons-Tsantsao :

– Ton premier voyage te sera, à mon avis le plus facile. Il consistera à approfondir et à voir d’ailleurs tout ce que tu sais sur la nature, tout ce que je t’ai appris et tout ce que Daysie et Ferran t’ont montré. 

– Ah bon, y a meilleurs que vous ?

– Meilleurs peut-être pas mais différents. A Tamarin, Sylvienne connaît la forêt autant que moi mais elle la regarde de ses yeux et ses yeux ne sont pas les miens.  Nymphéas utilise les plantes sauvages aussi bien mais autrement que Daysie. A Terre Gaye, tu rencontreras Racine Couzier qui a la main d'un vert plus doux que le mien. Flavie te montrera comment dresser un crapaud épineux à avaler une couleuvre pour en faire, quand le tout sèche, une pierre de lune.

– Tu m’en feras une interrompit Malakine. Cela soigne les rhumatismes

   Suivit d’autres étapes et à chacune Tsantsao décrivait le chapôtre réceptionnaire et répondait aux questions pratiques.

   Pour ce premier périple, tout avait été minutieusement calculé. Sa durée en était aléatoire. Elle dépendrait des dispositions des envies et des intérêts de Djihan. Mais ne dasserait pas selon Tsantsao  trois hivers et quelques lunes. Cette première initiation terminée, il pourra revenir se blottir grand temps dans les bras de Djamilane avant de repartir pour un deuxième périple… Et bien sûr, on voulut savoir pour la suite mais à ce stade de la préparation, Tsantsa ne put qu'être rapidement énumératif. Sa mémoire était un peu en désordre et Frisou nota à sa demande ce qui lui venait à l'esprit. " Pantaléon pour les habits de couleur et de vent, Déodorine pour les parfums attirants, Philosaire, redoutable marchands de raisonnement, Fructueux et sa science de l’argent, Opaline qui voit à l’intérieur des gens". 

– C'est tout Tsantsao ?

  Tsantsao ferma les yeux:

– Attends attends, écris aussi " Syrius qui dans le ciel, lit l’avenir, Musalem qui refabrique les souvenirs et puis ...

– Oui ? 

– Symphorien le musicien, Jéronimas sa flèche éclair, Samson et son corps en fer Delphin et sa vie amphibie, Télesphore déplace son esprit .  Ha! Pas oublier Pacôme Mésange et son absence de poids

 Ils n’en sauront pas plus, Tsantsao ne voulant pas se disperser et exigeant que l’on se consacrât entièrement à la première partie de l’initiation. Vint le jour du départ et arriva l'absence que tous s'essayèrent à combler dans les yeux de Djamilane mais c'est le chapôtre qui sut le mieux a consoler

   Père et fils avaient en commun un secret partagé, les bulles pipes avec lesquelles ils pouvaient communiquer à distance. Ce secret fera que la séparation sera plus supportable. Pendant la longue absence, Tsantsao pratiqua en cachette deux fois par jour à l’heure où le soleil écorche les nuages et à celle où il déshabille la nuit le rituel de la pipe à mots. Et c’est ainsi qu’il put informer Djamilane des aventures des progrès et de l’ascension de Djihane dans le monde clos des chapôtres. A huit fleurs et cinq sépales, Tsantsao lui faisait à voix basse son rapport. Elle ne lui demanda jamais par quelle magie il avait des nouvelles de son fils. Elle savait que c’était inutile, elle savait qu’il ne répondrait pas. Mais elle savait aussi son chapôtre incapable de lui mentir et recevait les nouvelles avec délectation, ce qui ajoutait au plaisir de Tsantsao.

   Bien sûr, Djihan, lui aussi, essaya à sa manière de percer le secret de Tsantsao. Mais lui n’avait que peu d’inquiétude. Entre chapotre, vous comprenez… Il savait son père libéré, mais libéré de quoi ?  C’était donc par simple curiosité qu’il lui envoyait des bulles surprises et interrogatives sur la période d’agitation besogneuse, des questions inopinées et donc piégeuses. C’était comme un jeu. Ces questions, Tsantsao les évita et se fit monsieur Evasif.

 

  

L'oiseau et son arbre

   Elfie et Armel, les passeurs de savoir, se voyaient périodiquement adjoindre comme apprenti de jeunes paltoquets de la ville. C’était la coutume mais Girmandel, n’étant pas prisé par ces jeunes citadins, pas de cinéma, pas de bibliothèque, pas de salle de sport... Les passeurs ne recevaient que les premières années, ceux qui n’avaient pas d’autres choix et qui passaient leur temps à attendre leurs départs. Ils vivaient le séjour comme un mal nécessaire, ces paysans avec leurs mœurs rudes les effrayant quelque peu et tout au moins les mettant mal à l’aise.

   Aussi le couple fut-il très agréablement surpris quand Grisou qu’ils aimaient beaucoup revint puis revint et qu’ils comprirent que ces retours étaient de son choix et de sa volonté. Ils envisageaient alors très sérieusement de lui proposer de faire vie professionnelle ici à Girmandel, de les remplacer puisque le nombre d’enfants baissant, il n’y aurait bientôt plus besoin que d’un passeur et qu’il était, pour eux, presque temps de se reposer.  Grisou s’était pris d’affection pour les deux passeurs dont il appréciait la tranquille sagesse et répétons-le, cela a son importance, il illuminait, dixit le chapôtre, la chaumière Tsantsao de sa présence.

   Il fut tout de suite pris en aversion par la bande des amoureux de Malakine. Il faut les comprendre. D’abord, il était beau, un bellâtre disaient-ils, il était cultivé, de la surface disaient-ils, il était timide et taiseux, de la morgue disaient-ils mais surtout surtout il logeait chez Tsantsao alors qu’eux n’avaient pas même le droit d’approcher Malakine à moins de cinq mètres. C’est vrai, Frisou était de la ville, était un peu délicat, se mouchait dans un mouchoir et en se retournant, fumait des cousues et buvait peu de cerisière, cela lui donnait mal à la tête et allez faire l’école avec de la brume dans le cerveau … Frisou avait une vie bien réglée qui convenait parfaitement à ses yeux rêveurs. Bien réglée mais pas monotone puisque quand on loge chez un chapôtre, on bénéficie de sa famille et de ses amis, personnages tous plus chatoyants et improbables les uns que les autres. Il avait ainsi participé, au cours des veillées, à l’éclosion littéraire de Baker et Marcienne, et il s’était passionné pour leur enquête sur la mort de Perrine. Il avait aidé à ce que Djihan introduise les mots dans ses bulles et il herborisait régulièrement avec Tsantsa. Il était ébloui par la force et l’énergie de Ferran. Alicou et ses yeux d’épagneul le faisait rire. Il n’hésitait plus d’ailleurs à les rejoindre à l’estaminet qui lui devint à lui aussi mais avec modération, une habitude. Il adorait la faconde bienveillante de Daysie. Et puis la cuisine de Djemilane, et puis son autorité attentionnée. Elle n’hésitait pas à frapper à sa porte à l’heure du repas quand distrait il tardait à venir. Cela lui faisait une famille et cela lui faisait du bien à lui, l’orphelin. Il avait ri mais ri au récit que lui avait fait Baker de l’éviction des prétendants de Malakine …

   Il avait assisté au départ de Baker et de Marcienne et participait, mais du côté de la famille à leur accueil triomphal. Il avait sa place sur la bouvière quinzomadaire et c’est lui qui rédigeait le mot de bienvenue et de départ. Il avait aussi assisté à l’envol de Djihan et en recevait presque en même temps que Djamilane les nouvelles qu’ils transcrivait sur des feuilles volantes et qu’il confiait à Baker à chacun de ses retours. Il avait sa chambre de solitude en haut sous la faîtière, il avait sa place à l’estaminet, il avait sa place à table, il avait sa place dans le cantou pour les veillées et tout ce qu’il lui était demandé du bout des lèvres mais les yeux gourmands, c’était un peu de lecture de ses auteurs préférés, ou une ou deux chansons accompagné de sa cythare. Que voulez-vous, Frisou avait la voix douce et Baker les avait un peu contaminés. Tsantsao souriait, Djémilane écoutait, Malakine un peu plus …

Il s’intéressait à tout mais un peu encore sur le mode butineur. Malakine et lui prolongeaient les veillées et elle lui faisait part de son savoir en matière d’onguent, de pommade, d’elixir … Ils décidèrent d’en faire un livre  « tu comprends Malakine, c’est bien que de transmettre » et après les travaux de veillée ponctués de poésie et de chansons, il sortait une vieille Remington que Ferran et Alicou avait remis en état, et tapait avec deux doigts. Cela faisaient rire les yeux d’obscurité et ceux bleus rêveurs de Frisou…

Le timide Frisou était donc adopté. Il avait trouvé, lui l’orphelin nid et affection inconditionnelle. En ville, à l’école des passeurs, on s’étonna qu’il persistât dans son choix de stage, personne ne voulant s’enterrer à Girmandel. On s’y fit et le taciturne revint régulièrement et de plus en plus longtemps occuper la chambre du haut. A l’estaminet quand il les quittait, il était passé de « je rentre chez monsieur Tsantsao et madame Djelimane, ma logeuse » à un plus simple « je rentre chez moi » pour finir « je vais chez nous ». L’évolution des formules fut remarquée, déclencha de discrets coups d’œil amusés et fit éclater des bulles tsantsaennes colorées et joyeuses.

   Mais le grand Frisou, le rêveur avait un secret qui le retenait parfois plus d’une fleur dans son lieu de solitude. Et c’est Djamilane qui le découvrit. Inquiète de son absence, elle frappa ne reçut aucune réponse et alors entra. Elle le découvrit étendu roide inconscient et en larme. Djamilane avait du sang froid. Elle administra les premiers secours, à savoir un seau d’eau froide en figure et une paire de baffes pour que le sang circule. Ce fut efficace mais pas radical. Elle se servit de son bambou siffleur d’urgence et bientôt Tsantsao, Malakine Daysie Ferran et Malicou étaient au chevet de Frisou maintenant alité et tremblant de fièvre.

– Je manque, je manque … balbutia-t-il

– De quoi ?

– Je sais pas mais je manque …, ça fait mal

– Où ? tu as mal où ?

– Je sais pas … je manque

   Les yeux d’obscurité étaient soucieux.

   On para au plus pressé. D’abord la fièvre, décoction de turmeric, ensuite la raideur des membres, tisane de pegagan, puis le mal de tête, trois bouffées de molène , puis le manque d’énergie, deux dés de cerisière

   Les yeux de Malakine étaient noirs d’anxiété.

   On quérit Elfie et Armel qui suggérèrent de le rapatrier en ville. Proposition qui déclencha chez Frisou.

– Il n’en est pas question, et d’ailleurs je vais bien mieux et d’ailleurs je me lève

    Ce qu’il fit avant de s’écrouler. On le remit au nid.

   Les yeux d’obscurité s’habillèrent d’un brouillard léger.

– Je veux pas partir, t’entends Malakine ! T’entends Tsantsa ! Djami, je veux pas !

   Les yeux d’obscurité s’emplirent de détermination

– Non, dit-elle tu ne partiras pas !

– Non, dit Tsantsa, mais il faut te reposer !

– Non, dit Djemi mais il te faut manger !

– Nous dirent les passeurs, ce qu’on dit c’est qu’il te faut consulter et le médecin, il est à la ville.

   Les yeux de Malakine s’éclairèrent de colère. Ce que voyant, Daysie :

– Nul besoin de ces messieurs de la ville, qui à par les mots savants et leur poison hein ! Je crois savoir de quoi Frisou est atteint. Et on va le soigner n’est-ce pas Malakine ?

   Les yeux d’obscurité sourirent d’approbation

– Et d’abord, mettez-le en position d’écriture et de cythare, il est pas manchot que je sache ! Y a que les morts qui s’allongent ainsi. Voilà comme ça! La machine à écrire, ses stylos ses feuilles tout près, la cythare au-dessus. Voilà c’est bien ! Première chose il ne lui faut jamais s’ennuyer. Ensuite, il lui faut du temps, au moins une lune. C’est possible ça non ? rugit Daysie

– Une lune et même deux ou trois, du moment que vous nous le guérissez ! s’écrièrent les passeurs.

– Bon, reprit la plantureuse, et toi Djami tu m’as bien dit que ce soir, c’est civet d’agouti. Deux petites portions à dix pétales d’intervalle et 2 daguets de cerisière. Voilà c’est tout pour ce soir. Bon on a à faire. La lune est comment Ferran ?

– Pleine Daysie, je voulais tremper des rasoirs à duvet mais je suppose …

– Et tu supposes bien, Tu viens Fefe, tu viens Malakine ?

   Les yeux de Malakine étaient attachés au malade. Il fallut les en arracher.

   Cette nuit-là, Ferran trempa le fer à la lune et façonna une cuillère spéculaire à la dimension de la bouche de Frisou. Cette cuillère médicinale avait deux fonctions, l’absorption des futures potions et la prise en photo du dedans le corps.

   Cette nuit-là Djami, Tsantsa et Alicou, se relayèrent au chevet de Frisou. La nuit fut paisible, la cerisière fréquente, les portions de ragoût régulières …

   Cette nuit-là, Daysie et Malakine se plongèrent dans les monstrueux grimoires –

– Tu comprends, j’ai dit que je savais, mais c’est pour pas qu’on te, je veux dire pour pas qu’on nous l’enlève.

– Je comprends ma Daysie, les symptômes sont clairs, rigidité sylvicole, tremblement de brise, fièvre d’aout, sève lacrymoniale, Ca ressemble au petit mal non ?

– Ouais de loin, peut-être, mais je crois que c’est plus profond, comme un manque. Cherchons !

   Et chacune de se plonger dans un des deux énormes grimoires. Malakine en distingua un troisième et devant sa mimique interrogative :

– Non, celui-ci c’est le grimoire des dernier secrets, je te le confierai à ma mort … Et pour ce que nous avons à faire, il ne nous sera d’aucune utilité.

   Ce fut éreintant mais au petit matin, le diagnostic était établi. « Vacuité affectito infantile pluri somatorielle » entraînant état dépressif sinusoïdal et affolement du cœur.  Cela venait de loin. C’était plutôt grave et ça ne pouvait qu’empirer. Et Frisou avait atteint la dernière étape que l’on pouvait soigner et guérir. Cela nécessitait donc des soins énergiques et urgents. Les deux guérisseuses s’octroyèrent un court repos puis repartirent en grimoire pour identifier les ingrédients et les plantes nécessaires à la confection de la potion idoine, oui une seule potion car Daysie et donc Malakine étaient unicistes. En fin de journée, la liste prête, Malakine s’écroula de fatigue.

   Ferran était à la porte, la précieuse cuillère spéculaire à la main. Ils étendirent Malakine qui bredouilla « il faut, … Frisou » et repartit dans sa nuit…

   Les deux compères se rendirent bras dessus bras dessous chez Tsantsao et Djémilane. Là on divisa la liste et on se répartit les tâches.

Revint à Tsantsao de ramener puis de cueillir

de l’arbre à neige et du gui

des branches de sureau, des pissenlits

de l’aubépine du mille pertuis  

des amanites tue mouche et des orties

 

Revint à Daysie d’aller chercher ou d’obtenir

Une rose de noël, de l’ibéris amer

Des fèves de St Ignace, des feuilles de tabac

Des noisettes de sorcière, des fèves de malac

Un navet du diable et du vératre vert

 

Revint à Ferran le soin d’aller quérir

Du spore des pieds de loup, du cyclamen

De l’hellébore, du noir et du blanc

De la fleur de souffre, du lait pour chien

L’herbe à la fièvre et un peu de safran 

 

Revint à Alicou le soin de quérir ou de cueillir

Une tarentule, du laurier des montagnes

Du lis tigré, un peu de plomb, un peu de cuivre

Des fourmis rouges, de la ciguë, des huitres,

Du venin de serpent et de la valériane

 

Reviendra à Malakine d’aller chercher dès fini de dormir

un peu de jusquiame noire

un rhododendron à boire

 

   Les tâches réparties, on visita le malade à tour de rôle pour ne point trop le fatiguer. Daysie essaya la cuillère et fut satisfaite. Ferran et Alicou le fascinèrent en lui parlant l’un de la trempe à la lune, l’autre des pièges à tarentules sans toutefois lui divulguer la totalités des procédés et notamment les incantations nécessaires.

Et tous se retrouvèrent autour de la table en murmurant le même constat :

-       A chaque fois que la porte s’ouvre son œil s’allume en rose !

-       C’est vrai ça, on dirait qu’il attend, qu’il attend quelque chose.

-       Ou qu’il espère quelqu’un ou quelqu’une n’est-ce pas ?

-       Tiens au fait, tu pourrais me la chercher, elle te pèsera pas.

-       Mais j’y vais mais j’y vais Djemilane et j’y vais de ce pas,

        Promettez-moi toutefois de sursoir d’une fleur au repas.

   Malakine ne s’aperçut pas de son déménagement tant Ferran savait être doux et tendre à l’occasion. Il déposa la fée sorcière dans le cantou et Djamilane n’eut pas le cœur de la réveiller « Qui dort dîne et de toute façon, je tiens sa part au chaud … »

   Le repas se déroula murmurant. Il n’y eut pas de veillée. On était en mode missionnaire. Djamilane régla le réveil hibou à quatre fleurs. Archimède voulut manifester son mécontentement « ça n’allait pas recommencer » mais devant la main menaçante planqua sa tête sous une aile protectrice et de toute façon, il ne pouvait qu’obtempérer, c’était sa nature. On s’installa de ci de là.  La nuit fut réparatrice, courte et paisible. Le lendemain, Malakine avait quand même pu apprécier le ronflement miauleur de Daysie, celui hoqueté d’Alicou et celui profond et rythmé de Féfé.

   Ils partirent matin et revinrent chargés et fiers de l’être. Fioles, tares, mesurette, balance et poids ayant été quéris par Djamilane, on se mit aussitôt au travail. La potion ne tarda pas à fumer puis à refroidir. Daysie et Malakine entrèrent dans la chambre du malade. Tiens l’éclair rose dans l’œil rêveur persista. Daysie montra comment prendre une photo du dedans. Quand elle descendit, laissant Malakine à son chevet, l’éclair rose avait gagné en intensité, preuve qu’il allait déjà mieux non ?

    Et pendant toute une lune, Malakine abandonna son officine, laissant sa patientèle aux soins de Daysie. Elle se consacra entièrement au rétablissement de son protégé. Cette marche vers la convalescence fut heureuse. Vous comprenez, les soins n’étaient pas permanents et laissait la place à l’écriture animée du manuel du petit guérisseur, à des morceaux de cythares chantée, à des déclamations poétiques, à des éclats de rire. Toutes les deux fleurs, c’était le rituel grimaçant de la potion. Grimaçant puisque les guérisseuses avaient nettement privilégié l’efficacité sur le goût. Mais même cet instant était matière à rire et la mixture était alors qualifiée de « broyat de punaise » de « purin d’ortie » ou de « suc de cafard ». Quoi qu’il en soit, les photos du dedans montrèrent rapidement une nette amélioration et la mixture fut plus épisodique. Puis Frisou put se lever, put marcher puis on supprima la potion. Ce fut l’époque des grandes balades. Daysie et Malakine le déclarèrent guéri. Pendant la fête qui suivit, bizarrement l’éclair rose dans l’œil rêveur perdit de son intensité.

   Malakine soignait aussi les âmes, les coeurs et les têtes. Mais vous savez bien, les cordonniers …, et la petite fée ne voyait pas son âme. Ils reprirent, elle sa médication, lui l’accompagnement de ses élèves, eux deux leurs fins de soirées.

   Vint la fin du livre des guérisseurs. Malakine exigea que « Potions retrouvées et philtres d’antan » soit publié sous le pseudo Malafri et le journaliste Baker se chargea du futur éditorial de l’opuscule.

   Vint la fin du dernier séjour de l’apprenti passeur. Après il lui fallait opter pour une affection, je veux dire affectation, définitive. Vint le presque dernier jour. Frisou passa un peu plus de temps, deux cerisières de courage de plus, à l’estaminet. Cette absorption de témérité, s’était faite sous le regard d’épagneul qui disait « Pas peur », sous les yeux attendris d’une Daysie complice, s’était accompagnée de tapes viriles à l’épaule et de bulles vertes signe d’espérance.   Et le soir même :

– Vois–tu Malakine … sérieux concentré décidé comme un timide

– Frisou ? interrogative attentive surprise par le ton

– Tu sais que …

– Bien sûr, je sais soupira-t-elle, tu vas retrouver la ville, tes amis …

– Je suis triste, Malakine, vous allez me manquer, tu peux pas savoir !

– Bien sûr, Tsantsa, Féfé, Daysie Djami, Baker Djihan, Marcienne quand ils sont là … les passeurs, les enfants ça prend de la place… Ils vont te manquer c’est sûr !

   Frisou, les yeux fermés

– Surtout toi, Malakine

– Tu veux dire que …

– Oui Malakine, avec des yeux d’espérance.

– Ah c’est pour ça que j’aime personne, réalisa-t-elle en sautant plusieurs étapes dans sa logique de farfadette.

   Malakine avait trouvé son arbre, et l’arbre son oiseau

   Et le lendemain

– Madame Daysie, comme père je prends qui Alicou ou Ferran ?

– Comment !!!

– Oui, pour mon mariage, c’est qui le mieux parce que toi tu seras ma maman …

   Daysie était vive. Daysie comprit :

– Et Malakine elle dit quoi ?

– Elle, elle s’en fiche, elle dit que c’est pareil, que l’autre sera témoin puis parrain.

– Bon, prends Ferran, il porte beau, mais faut lui dire !

– J’y vais.

   Le mariage fut grandiose. Baker Marcienne firent l’éloge. Elfie et Armel  firent éloge. Djihan avait interrompu son voyage et fit concours avec Tsantsao de bulles énormes et joyeuses. Les ex-prétendants avaient totalement oublié leurs jalousies et s’étaient d’ailleurs consolés. Gros Louis et Maria étaient là, Javier l’ex boutonneux et Aidaa aussi, Fil de fer et Morgan étaient là. Max le chauve précoce et Sylvia aussi. Le curé bien sûr, le maire bien sûr, tout le village …, Rigalou Emilie dansèrent … Malakine étonnée d’être amoureuse éternellement, Frisou étonné de sa hardiesse, dansèrent. On dansa, on dansa tant que la terre de la cour en devint pierre …

   Au début, ils logèrent chez Tsantsao et Djemi. Ils investirent la chambre du haut qui en perdit sa vocation de solitude. Sauf que Djemi, sauf que Ferran, Alicou, Daysie, sauf que Rigalou Emilie …Trois lunes après, une maison de briques blanches, la cheminée hospitalière, couvertes de tuiles céramique … pas loin bien sûr … La bouvière d’Alicou, les bras de Ferran, les conseils de Daysie et Djémi, emménagèrent l’endroit. La crémaillère y fut pendue pendant toute une nuit de rire et chansons.

   Puis le ventre de Malakine fit le dos rond et un soleil se leva un matin chez Malakine. Ils allèrent tous lui ouvrir les lucarnes. Ils l’appelèrent Hayet …

    Bien sûr, tous de dessiner une plage supplémentaire dans leurs journées qu’ils appelèrent l’hayetage. Alicou venait faire le clown en testant les jouets, hochets et bimbelots imaginés par Ferran. Daysie et Djémilane venaient faire les doublures de maman Malakine. Tsantsao distrayait de son temps d’orchidiane pour aller admirer sa petite fille.  A chacune de ses fréquentes visites Malakine lui servait à son insu la potion bavarde en espérant que Tsantsao s’expliquerait sur sa période d’agitation besogneuse, mais rien n’y fit.  Même sous l’effet de lerbapi, Tsantsao se faisait monsieur déni. Ses amis, eux, s’étaient fait une raison. Ils attendaient le moment où Tsantsa qui ne leur cachait rien, se décidât.

   On le voit, Tsantsao était heureux. Ses amis sa Djémilane lui tapissaient d’une sûre affection une vie de douces habitudes. Les enfants étaient partis bien sûr mais les savoir s’accomplir lui était source intarissable de fierté.  Ils étaient partis mais plus ou moins et leurs nouvelles, leurs retours n’étaient que plaisirs, plaisirs renouvelés.

Le tour pendable qu’il avait fait à la mort lui dessinait chaque jour un chemin de bonheur, un bonheur hors du temps …

 

 


 

 PARTIE IV. COUPS DE GOMME  

 Et le temps justement passa, il passa pour les enfants, s'arrêta pour d'autres et ce fut pour Tsantsao le soleil noir des disparitions.

 

 La coquille vide

   Vous le savez, le temps n’a aucun effet sur les chapôtres. Vous le savez, toute leur vie, ils n’ont pas d’âge. Et Tsantsao avait toujours cette peau lisse, dorée si douce et dont le toucher faisait brise. Et il avait toujours ses yeux au rire et ses moustaches félines. Non Tsantsao ne changeait pas … Il n’en était pas de même pour la jolie Djamilane qui sans perdre de sa lumière se recroquevilla un peu, puis un peu plus puis de plus en plus. Elle se parchemina. Son visage fin se rétrécit, se fit de plus en plus musaraigne. Quand elle se concentrait sur une tache habituelle, elle se mettait à trembler du museau et la campagnole devint progressivement souris blanche. Ces changements, au début imperceptibles, Tsantsa et ses amis s’en aperçurent bien sûr mais presque avec bonheur. Son âme ne changeant pas, elle restait la jolie Djamilane et passait d’âge en âge avec le même succès. Elle changeait seulement d’extérieur, un peu de gris, un peu de ride, un peu courbé. Et ses nouveaux habits de l’âge lui allaient toujours bien et lui conservaient en l’exacerbant sa fragile élégance. Tsantsao, l’amoureux, remarqua que les petites mains précises tremblaient un peu, que les pas se faisaient plus petits plus prudents, des pas de biche sur un lac gelé. Il réalisa qu’elle fermait ses paupières de plus en plus tôt … Il en écourta ses passages à l’estaminet. Il arrivait toujours à temps chez lui pour lui faire briller les yeux qui eux ne changeaient pas et lui offrir des bulles roses et blanches pleines de mots si doux qu’elle lui en pardonnait comme à l’habitude l’odeur accusatrice de la cerisière.  Il avait le temps à la veillée pourtant de plus en plus courte, de lui conter sa journée, ce qu’avaient babillé les geais parleurs et crié la corneille Patrac. Il lui contait son champ d’orchidage. Il lui redonnait des nouvelles de Djihan. Bien sûr, il ne lui parla jamais du tour qu’il avait fait à la mort et ne répondit que par l’évasive aux questions sur son étrange comportement :

– Mon ami, et si tu m’expliquais, tu te rappelles, ils étaient petits et toi … 

– Non, je vois pas, ça fait longtemps

– Mais si, ça s’est terminé quand cette horrible matrone, tu sais la marchande de raisonnement

– Ah oui, mais Djami, la maison à agrandir, l’orchidage qui ne voulait pas venir, je me suis un peu précipité, voilà tout …

   Djamilane rentrait de plus en plus dans sa coquille. Bien sûr, elle riait toujours à Tsantsao. Mais elle avait de plus en plus souvent des moments d’absence. Dès que seule, elle se recroquevillait un peu plus.

   Pris par ses activités littéraires et journalistiques, Baker avait dû espacer ses retours qu’il remplaçait par une longue lettre hebdomadaire. Djamilane attendait la lettre, espérait leur venue.

   Dès que la lettre arrivait, Djamilane sortait de sa coquille mais dès lecture finie, elle s’y pelotonnait un peu plus.

   Djihan finissait son deuxième voyage initiatique qui s’avérait être plus long que le premier.  Il reviendrait bien sûr mais pas avant quelques lunes. Djamilane attendait le soir pour avoir de ses nouvelles grâce à Tsantsao.

   Dès que Tsantsao parlait, Djamilane sortait de sa coquille mais dès le silence revenu, elle s’y perdait un peu plus.

   Malakine partageait son temps entre trois pôles. D'abord ses patients d’autant plus nombreux que Daysie s’était mise en retrait, ensuite sa petite Hayet qui grandissait à l’ombre des yeux de son père et enfin son rêveur de passeur de savoir qui était maintenant en charge de l’école. Comme une assurance de se voir longuement au moins une fois par semaine, on s’était donc imposé le repas dominical et Djamilane attendait le Dimanche.

   Dès leur arrivée, elle sortait de sa coquille mais leur départ l’y ramenait plus profond.

    Djamilane ne vivait plus que dans l’attente.  Elle, qui avait toujours été de l’aube, se levait de plus en plus tard. Elle, qui couvrait le feu du soir, se couchait de plus en plus tôt. Un jour elle ne se leva pas. Tsantsao la trouva allongée, toujours lumineuse, la tête tournée à la porte, la dernière lettre de Baker sous sa main …

– Tu es là mon ami, je t’espérais. Parle-moi de Djihan. Malakine va bien ?

Tsantsao la prit dans ses bras l’entoura de bulles jaunes, roses et bleues. Il la souleva et l’installa dans le fauteuil des rêves éveillés et courut chez Malakine…

  Les jours qui suivirent, on s’organisa. Malakine s’installa dans la chambre du haut. Hayet habita les bras de Djamilane. Frisou revint le soir chanter et jouer pour elle. Tsantsa abandonna son champ d’orchidiane. Il délaissa l’estaminet et ses amis occupèrent le cantou dès la nuit penchée. Alicou vint faire le désossé et l’épagneul mendiant.

Daysie, son cœur de midinette, lui raconta ses amours de jeunesse. Ils étaient deux, et elle les aimait toujours tout autant.

– Tu comprends, j’aimais quand Ferran me prenait dans ses bras, mais j’aimais aussi et autant quand je prenais Alicou dans les miens. Alors tous les trois on a décidé de laisser faire le temps et tu vois le temps n’a toujours rien décidé.

   On prévint Djihan et Baker et quand ils arrivèrent, ce fut un instant de fête. Djihan arborait une houppelande qui changeait de couleur. Il aspergea sa mère d’un parfum qui sentait le matin de printemps et l’herbe fraichement coupée. Baker lui dit ses poésies dernières …

   Tout ceci fit qu’on lui ôta la tristesse, le mal à vivre. Elle souriait …

   Daysie l’enchantait de ses histoires savoureuses, Tsantsao la prenait en photo de ses yeux chaleureux, photos qu’il imprimait dans des bulles énormes. Elle en profitait malicieuse car sachant qu’il taperait en touche, pour lui demander le pourquoi de son étrange comportement « Tu sais quand les enfants étaient encore petits… »

   Malakine la bourrait de potions. Alicou n’arrêtait pas de faire le clown. Ferran lui barythonnait « esta mâtina … », Baker lui disait la ville, Djihan tirait des flèches enflammées et lui allumait le ciel.

   Rien n’y fit.

   Sans jamais perdre sa lumière, elle se recroquevilla de plus en plus. Comme ces escargots qu’on appelle demoiselle et qu’on ne retrouve plus un jour au fond de leur coquille. Elle se recroquevilla jusqu’à ce matin de l’adieu. L’horrible figure s’était invitée dans la nuit. Bella ciao … Elle mourut sans avoir compris le pourquoi de la période folle qui lui avait volé un temps son Tsantsao …

    Sa mort ne surprit aucun de ses amis. Tous savaient qu’ils ne faisaient que l’accompagner dans son dernier voyage. Tous sauf Tsantsao, et il fallut toute la vigueur des claques de Ferran et la force des potions de Daysie pour le tirer de sa cataplexie. Quand on le réveilla, il se précipita au chevet de sa Djemi et enfouit sa tête dans la rivière blanche en cheveux. Les bulles dégoulinaient et se mélangeait aux larmes.

   L’idée d’appeler la mort l’effleura. Il regrettait un peu le tour pendable qu’ii lui avait joué …

  Et là aussi il fallut toutes les forces du groupe, physiques, de persuasion, affectives pour le faire asseoir dans le fauteuil de rêve éveillé. Daysie prépara sa toujours jolie, toujours souriante grande amie et l’allongea sur un lit de pétales. 

   Elfie et Armel s’étaient précipités dès qu’ils eurent appris que Djamilane avait oublié d’allumer la lumière. Bien sûr, il y avait cette profonde amitié, cette grande estime qu’ils partageaient avec tous, mais aussi et surtout ils étaient en mission, en mission sacrée. Le moment venu, on déroula un long parchemin. Lecture à voix haute en fut faite par les passeurs, lecture difficile et enrayée par l’émotion. Ils s’encouragèrent du regard et se relayèrent dès que leurs voix cassaient. Ecoutons le testament de Djémilane.

 

Mes dernières volontés dictées à nos passeurs de savoir

La première partie s’adressait à ses amis de toujours.

Puisqu’est dite la messe,

Qu’on en est à l’après,

De ce que je vous laisse,

J’en prendrai la moitié

 

Ta grandeur, mon Ferran

Ta douce maladresse

Ta géante tendresse

Et tes gestes d’enfant

Suivait tout un tas de demandes concernant Tsantsao « Jure mon Ferran »

Ferran s’avança près de son amie reposant, ses larmes coulaient à l’intérieur « Je le jure ma Djemie »

Complice ma Daysie

Tes maquillages roses

Ta bouche jamais close

Et tes éclats de vie

   Suivait tout un tas de demandes concernant Tsantsao « Jure ma Daysie»

   Daysie s’avança près de son amie reposant, ses larmes en sillon: « Je le jure ma Djemie »

Ta douceur Alicou

Tes passages en trombe

Tes rires mon vieux fou

Je les prends dans ma tombe

Suivait tout un tas de demandes concernant Tsantsao « Jure mon Alicou»

Alicou s’avança près de son amie reposant, sa barbe en larmes: « Je le jure ma Djemie »

   Puis ce fut le tour des enfants

Tes bises un peu pointues

Malakine ma têtue

Tes yeux dans les étoiles

Ton allure de voile

   Suivait un tas de conseils et ne le quitte pas des yeux « Jure ma Maline ». Malakine, ses yeux nuit de chagrin jura 

Pendant que je me reprose

Poétise mon Baker

Fais moi la mort en vers

Fais moi ta vie en prose

   Suivait un tas de conseils et « Reviens, le plus souvent, Jure mon Baker». Baker, ses yeux fermés et la mâchoire en pierre, jura

Mon Djihan mon Djihan

Tes ailes goéland

Tes bulles aériennes

Tu vois, je les prends miennes

   Suivait un tas de conseils et « Parle lui tous les jours, jure mon Djihan». Djihan les yeux en pluie déposa une bulle bleue et son serment dedans.

 

Puis vint le tour de Tsantsao, ce fut long, très long. Bien sûr, elle lui assura :

Avec toi, mon amour

Le plus doux, le moins dur

Le plus doux, ca s’est sûr

C’était bien tous les jours

 

Avec toi, mon amour

Le bonheur, ça c’est sûr

Le bonheur je te jure

Ce fut bien tous les jours

   Suivit tout un tas de demandes. Concernant la réfection de la maison et des aménagements « indispensables » !, Et c’est vrai qu’il y manquait quelque tuiles et que le revêtement hein ! Un agrandissement était nécessaire « Les enfants sont grands et vont en avoir, tu comprends », Puis le champ d’orchidiane « Tu l’as un peu trop délaissé, il ne faut pas qu’il parte en friche" Ensuite concernant son repos. "Ma tombe, je la veux blanche, toujours blanche et surtout, je veux aux quatre coins quatre arbres géants. Un bouleau blanc, un douglas majestueux, un châtaigner têtu, et un chêne prétentieux….

   Le plan de Djemilane était clair. Il s’agissait de noyer son Tsantsao sous de lourds travaux urgents, de distraire sa détresse surtout au début.

   Mais Djemilane avait aussi pensé à l’après.

  Les chèvres d’abord : Brindille qu’il faut surveiller tant elle est fragile, Crapouille qu’il te faut tancer quand elle cherche la bagarre, Linotte qu’il te faut attacher sinon elle se perd, Polochon qu’il te faut réveiller …et n’oublie pas l’orge et le maïs mais jamais de blé, de temps en temps comme un dessert, des légumes et des fruits, chaque semaine une pierre à sel renouvelée.

   Et puis je veux des nouvelles tous les jours. Tu les graveras sur le bouleau blanc quand elles sont très bonnes, sur le chêne pour la vie des autres, sur le châtaigner pour le travail, et sur le douglas pour les mauvaises « Tu comprends mon Tsantsa adoré, je les lirai par en dessous … »

  Et le plan fonctionna. Oh bien sûr ! il eut bien sa période de funambule dans la nuit. Mais Malakine et ses yeux d’obscurité veillait et le ramenait. Bien sûr les bulles devinrent au début grises, puis gardèrent cette couleur en fond, mais on y revit aussi parfois des tâches de couleur.

   Oui, le plan fonctionna.

  Malakine revint occuper pour un temps, la maison de son enfance et comme demandé par Djemilane, Daysie l’y succéda. Les travaux le laissaient ivre de fatigue et ses amis ne le laissaient jamais terminer la journée sans une ou deux cerisières bien frappées.

  Bien sûr, à l’intérieur de Tsantsao, un vide se fit. Le vide Djamilane

  Conformément aux souhaits de Djemi, les amis, ses enfants s’appliquèrent à le combler quelque peu ce vide et Tsantsao décida de vivre mais ne put le faire qu’à moitié, l’autre étant dans la tombe.

La mort commençait à se venger

 

 Révérence

    Daysie prit de plus en plus de surface. Elle vieillissait à l’inverse de Djamilane. Elle s’agrandissait. Elle eut de plus en plus de mal à assurer l’équilibre entre sa poitrine qui la précédait de quelques secondes à son entrée dans une pièce et son tout autant impressionnant fessier qui mettait du temps à achever d’arriver. Ferran et Alicou, toujours aussi amoureux lui confectionnèrent un fauteuil roulant dont elle maitrisa parfaitement le fonctionnement. Ses formidables bras suffisaient aux déplacements d’intérieur et dès qu’elle sortait on y adjoignait deux brancards entre lesquels était placé … le bélier Simba. Ces dispositions facilitèrent la locomotion mais n’empêchèrent en rien le développement de son embonpoint, bien au contraire.  On connaissait Daysie, on aimait Daysie, on la redoutait aussi un peu l’énorme sorcière. Aucun villageois ne se serait permis l’ombre d’un quolibet d’autant plus qu’on lui savait l’amitié d’Alicou le pénible et de Ferran aux mains battoir.

  Le soir, cet étrange équipage se rendait à l’estaminet où la porte avait été élargie. Elle entrait sous les applaudissements, ce qui la faisait rougir et quand deux côtes de bœuf rougissent ça se voit. Puis la majestueuse prenait sa place, aménagée elle aussi. La soirée pouvait commencer. Cerisière d’entrée, cerisières pour parler, pour les bulles de Tsantsa, pour les clowneries d’Alicou, pour les démonstrations de force de Ferran, cerisière de fin et retour à la maison.

  Les vieux vieillissent bien chez nous disaient les villageois

  "Regarde Tsantsao, il est comme à son jeune âge. Il n’a pas changé."

   Et pourtant, à l’intérieur du chapôtre, il y avait ce vide. Vide qu’il cachait à Djamilane quand il lui gravait ses nouvelles quotidiennes sur les arbres médium :

Deux petits chevreaux, Copin et Clopanne

Le deuxième niveau, pour notre Djihan

Frisou se bat pour l’école, Hayet fait la drôle

L’orchidiane est rentrée, le toit est terminé

La radio nous donne le temps des cerises

des nouvelles de la guerre et du monde en crise

Un gros téléphone est installé chez le maire

J’ai pu parler ainsi à Marcienne et Baker

Il n’y a plus foule les jours de soule

Les passeurs de savoir, nous ont quitté hier soir

  "Regarde Ferran, toujours aussi costaud, bien sûr des cheveux blanc …"

   Et pourtant, Ferran avait de plus en plus de mal à travailler ses énormes pièces de fer. Il en avait de moins en moins envie et de toute façon, il y avait de moins en moins de demande. Ferran ne vivait que parce que Daysie vivait et un soir il le lui dit.

  "Regarde Alicou, et sa vivacité, bien sûr, les rides."

  Et pourtant Alicou, avait de plus en plus de mal à se désosser et à se remettre en place. Sa bouvière restait au garage, elle avait de moins en moins d’utilité, les premières voitures et les premiers camions faisant leur apparition. La vie d’Alicou ne tenait que par celle de Daysie et un soir il le lui dit

 " Regarde Daysie pas une ride pardi."

  Et pourtant Daysie se sentait de plus plus mal dans ce corps en expansion. Elle s’y étouffait. Elle s’y noyait, tous les jours un peu plus. Elle se supportait de moins en moins et un soir elle décida que c’était fini. Une dernière cerisière …Ce soir-là, le bélier ahana plus que de coutume sur le chemin du retour. Elle le détacha, lui signifia son congé et lui donna vacances pour toujours. Elle prépara méticuleusement trois potions d’effacement, écrivit deux lettres en faisant bien attention que la longueur des textes soit strictement semblable. Elle les signa d’une larme. Puis un petit mot pour Malakine pour un pardon affectueux et pour la faire héritière de son grimoire secret.

   Le cœur en paix, elle avala la potion … et éteignit ainsi la bougie

  Malakine fut bouleversée. Sa deuxième mère vous comprenez, son mentor, sa référence … Elle ne laissa à personne le soin de plier sa grande amie. Et pour cette fois la plieuse fut assistée par deux hommes …

  Les instructions de Daysie furent suivies à la lettre.

  On ressortit la bouvière. Alicou la brossa jusqu’à brillance extrême. On maquilla le cheval blanc et Ferran le ferra d’argent. Tsantsao allongea au fond de la bouvière des gerbes d’orchidiane séchée jusqu’à lit épais et doux. A la nuit penchée, on y allongea la guérisseuse et on processionna jusqu’à la place. Tout le village moins quelques jeunes attendait. Tout le village en habit de cérémonie.

  Le maire lut son panégyrique, on chanta le cantique du départ.

  Alicou remonta sur le siège. Ferran prit le cheval à la bride. Ils s’engagèrent sur la sente gravissante. Tout le village suivait la lente ascension. Tout le village entourait Tsantsao et ses enfants. A mesure qu’ils montaient, le vide dans Tsantsao s’amplifiait. Ils arrivèrent au plateau. On les suivit des yeux.  On les perdait de vue puis on les retrouvait plus loin, lentement plus loin. Ils cheminaient et la bouvière réapparaissait à chaque éclaircie d’arbre. Ils arrivèrent au champ d’orchidiane. On les devinaient encore dans l’obscurité grandissante…

  Le feu fut presque immédiat et attaqua le ciel. Le village pleurait. L’ombre des flammes déformait le fond du paysage et le faisait habité et le faisait surnaturel. Le brasier persista quelques fleurs et connut quelques sursauts … On attendit … Dans le silence de pierre, le galop du cheval au pied d’argent. Il revenait. Il revenait seul. Il se coucha devant Tsantsao …

  Le lendemain matin, on trouva Alicou et Ferran dos à dos. Les deux verres qui avaient contenu leurs potions d’effacement posés à côté, les deux verres vides, leurs bougies consumées. On les mit en terre. Et dans ce dernier voyage, les deux amis emportèrent chacun la moitié des cendres Daysie. …

  Un octavo pour Tsantsao et les enfants pour leur dire le bonheur de les avoir connus, de les avoir vécus, octavo qui se terminait par le léger étonnement amical de ne pas avoir eu d’explication, même fausse, sur la crise d’agitation qui avait fait leur ami d’absence … Ils moururent sans avoir compris ce qui s’était passé

  Le douglas se remplit de ces avis de décès

  A l’intérieur de Tsantsao, le vide s’agrandit de Daysie, d’Alicou et de Ferran

  L’idée d’appeler la mort l’habita. Il regrettait un peu le tour pendable qu’il lui avait joué mais il avait promis …

  Il s’obstina à suivre les instructions de Djamilane, à lui graver les nouvelles sur les quatre arbres. Il réussit à vivre mais en pointillé. Faut dire que les enfants s’étaient donnés le mot. Les lettres de Baker s’agrandirent et devinrent le roman de la semaine, les bulles de Djihan s’éternisaient le soir et Malakine le surveillait étroitement.

  Il avait encore du savoir-être mais n’en avait plus vraiment l'envie.

La mort continuait de se venger…

 

 Le danger d’écrire

   Jeman Pelen, le poliptichien savait aboyer à son électorat. Il avait compris qu’on pouvait dire n’importe quoi mais pas à n’importe qui. Quand il jappait d’un sujet à l’autre, il caressait les gens dans ce qu’ils avaient de plus bas, de plus bête, de plus simpliste. Et là, ils en avaient pour leur argent. Ces admirateurs entendaient ce qu’ils attendaient. Statistiques totalement infondées assénées avec assurance, corrélation assurée entre la présence d’une minorité ramilane et le nombre des pauvres, invasion imminente du pays par la lèpre humaine extérieure, corruption à grande échelle des gouvernants … C’est bien connu, il est plus facile d’être bête qu’intelligent. Son électorat s’en agrandissait donc.

   Oscar Odama était son ennemi personnel. Celui-ci dénonçait dans son journal « le présent » tous les mensonges et les contre vérités que Pelen assénait à longueur de haineuses réunions politiques. Jeman et Oscar se haïssaient. Lors d’un débat public particulièrement houleux, Pelen s’était laissé aller à des sous-entendus très facilement décryptables. Jeman le rubicond avait postillonné des allusions très claires sur l’origine de la fortune (On n’est pas propriétaire d’un journal sans en avoir hein), sur son appartenance à la mafia apiri ( Shaba bien !), sur son passé anarchiste et donc casseur, sur ses collusions avec, (choisissez mieux  vos amis … ). Outré, plein de rage, le non moins sanguin OO avait chargé Baker et Marcienne, toutes affaires cessantes, d’enquêter sérieusement sur le personnage Pelen Jeman.

   Ils s’étaient mis en chasse et n’avaient pas été déçus.

  Pelen avait par exemple réussi à transformer un passé militaire mercenaire où il se vendait à plus offrant, en une jeunesse engagée dédiée au service du pays. Baker et Marcienne apportèrent photocopie des contrats et déclarations dûment signées d’ex-affreux.

  Jeman avait aussi transformé le fait d’avoir détourné l’héritage d’un couple sclérosé dans l’idéologie raciste en une action humanitaire et en la défense bénévole d’une fortune au service de l’action politique. Baker et Marcienne apportèrent les expertises médicales faisant foi de la fragilité mentale des Lambins (c'était leurs noms) et la preuve du détournement de leur fortune à des fins personnelles.

  JMP avait transformé son passé de mafieux en une action courageuse d’infiltration du milieu et ce au service de son pays. Mais les escroqués, mais les rackettés apportèrent des témoignages irréfutables.

   Et c’est en travaillant sur ce dernier aspect du personnage et en interrogeant un prisonnier de la prison « le bonheur » qu’ils tombèrent sur une information à laquelle sur le coup, ils ne prêtèrent que peu d’attention. Un immense réseau mafieux serait à l’œuvre dans le pays, réseau qui aurait de plus en plus le monopole sur toutes sortes de saloperies et de malversations. Au premier abord cela semblait relever d’une fumeuse théorie du complot mais l’info fut confirmée puis exploitée puis développée puis approfondie par nos deux fouilleurs. Ils remontèrent des filières, identifièrent des responsables mais omerta et bouche cousue étant la règle, ils n’identifièrent que du menu fretin, des petits poissons. Le plus gros de ses petits fut un majordome qui faisait office d’administrateur d’un trésor caché en Helvétie. Leurs soupçons manquaient  d’étayages. Ils en appelèrent à Djihan. Celui-ci était au troisième niveau de son cursus chapôtre. Il pouvait maintenant faire voyager l’esprit et il pouvait raviver des souvenirs enfouis et cachés. Oh ce n’était pas parfait, ça ne marchait pas à tous les coups mais bon … Grâce à son aide et après maintes péripéties, la tête de l’organisation fut formellement identifiée, et c’était …

   OO était plus que satisfait, Baker et Marcienne fiers d’eux. L’euphorie, c’est souvent le cas leur fit faire une grossière erreur. On décida de simuler une enquête en cour, de tenir les lecteurs en haleine, d’en attirer d’autres par l’annonce de scoops à venir. On décida de divulguer les résultats en trois grandes étapes. La première relativement classique consistait à démanteler point par point le discours de Pelen. Les fausses assertions, les contradictions notoires, l’évidente mauvaise foi, de l’habituel quoi ! Si ce n’est que l’article promettait que le prochain numéro apprendrait beaucoup à nos amis lecteurs sur le passé très taché de Mooossieur Pelen. Une manif pro Pelen bloqua l’entrée du journal. Une contre manif débloqua donnant lieu à des échanges musclés. Baker, Marcienne et OO reçurent des menaces absolument pas voilées, des menaces anonymes, des menaces de mort, des menaces précises ‘On sait où tu habites, on sait tes amis, on sait tes enfants … OO demanda une protection officielle et elle leur fut accordée. Deux gardes pour Marcienne et Baker, deux pour OO et une couverture de leurs domiciles.

  Quinze jours après, les divulgations sur la vie de l’honorable Môssieur Pelen, doublèrent les ventes. L’article se terminait par la promesse dans l’édition en quinze, de la description complète et étayée des incroyables activités souterraines de Môôôssieur Pelen. Le nombre d’abonnés explosa et on dut se pourvoir en rotatives supplémentaires. A l'habitude manif et contre manif se succédèrent de plus en plus violentes, saccage des locaux du journal, caillassage des véhicules, et surtout, surtout, cambriolage et fracture des coffres. Heureusement et par précaution les documents concernant l’affaire étaient serrés dans un endroit connu des seuls Marcienne et Baker. Cela se chuchota et cela se sut.

  Leurs gardes du corps furent changés pour des raisons encore à ce jour obscures.  Marcienne et Baker passaient leurs vies au journal, pour peaufiner leurs articles mais aussi, et OO en avait décidé ainsi, par mesure de précaution. Si bien que leur absence, ce matin-là déclencha une visite immédiate à leur domicile …

  On trouva les deux journalistes morts, dans les bras l’un de l’autre certes, mais morts. On ferma le gaz, on ouvrit les fenêtres. Les gardes du corps avaient disparu. On ne les retrouva jamais. La couverture policière avait été levée. On n’a jamais su d’où était venu l’ordre, un malentendu sûrement. L’affaire fit grand bruit. On fouilla leur logis et on n’y trouva que des documents traitant de cas de frénésies maladives, d’agitation pathologique, d’addictions au travail. On conclut à un suicide dû à l’épuisement et à la pression médiatique. On ne pouvait pas savoir que ce dossier était le fruit des recherches non abouties de Baker sur les raisons du comportement étrange de Tsantsao … et les poètes moururent sans avoir compris ce qui s’était vraiment passé.

On les enterra autour de Djamilane.

 Tsantsao appela la mort. Il la supplia. « Prends-moi, l’effroi de l’homme, Prends-moi » Il lui expliqua le tour pendable qu’il lui avait joué. Il s’excusa. Mais la mort fonctionnaire avait traité définitivement son cas. Elle ne vint pas.

Le vide à l’intérieur de Tsantsao, devint immense.

Il n’avait plus de savoir vivre. Il se mit donc à vivre par défaut.

Le douglas se remplit de ces avis de décès.

La mort persistait à ce venger

 

 

Bulles obscures

    Et Tsantsao se mit à vivre de mort en mort. On oublia d’allumer la lumière chez Taillefer, chez Rigalou et chez tous les gens qu’il connaissait. Le Douglas noir était presque plein. Quand on vit trop longtemps on vit une hécatombe.

   Deux moments scandaient sa journée. L’entretien avec Djémilane, puis il montait à son champ d’orchidiane qu’il ne cultivait plus. Il y restait prostré jusqu’au soir en attendant des nouvelles de Djihan …

   La fermeture de l’école attrista fortement Frisou. Est-ce cela ou l’annonce d’une mutation qui déclencha la crise qui lui fut fatale, nul ne peut le dire. Sa bougie s’éteignit discrètement timidement en s’excusant de faire du mal. Hayet ne supporta plus le village, ne supporta plus tout ce qui lui rappelait son Dieu d’amour, son père aux yeux rêveurs. Elle partit. On dit que la ville la mangea.

   Ces départs recroquevillèrent Malakine et la fanèrent. Elle arrêta toutes ses activités et rejoignit Tsantsao. On les voyait passer, deux petits vieux discrets, on les regardait encore griffonner les arbres autour d’un monticule blanc. On les suivait parfois des yeux prendre la sente qu’on allait macadamiser. Et quand on les voyait, c’était de plus en plus dans l’indifférence.  On ne pouvait pas les voir s’asseoir là-haut et ne faire que respirer en attendant les bulles de Djihan. En rentrant, Tsantsao n’avait pas un regard pour le café tabac PMU qui avait depuis longtemps remplacé l’estaminet de ses habitudes …

  Les bulles de Djihan s’obscurcirent progressivement. Les mots à l’intérieur devinrent de plus en plus flous. Ils devinrent illisibles. Si bien qu’on inventa pour Djémilane. Puis elles arrivèrent cahotantes sans force. Puis elles éclatèrent… et un jour, il n’y eut plus de bulles. Ils comprirent.

  Tsantsao fit une dernière tentative pour essayer de ranimer son Djihan, pour essayer de retarder l'échéance. Il résuma, il comprima son face à face avec la mort dans une seule bulle. Trop tard ! La bulle fit boomerang jusqu’au pied de Malkine. Elle ne la ramassa pas. Elle n’était déjà plus là. Djihan mourut, lui-aussi, sans avoir compris et Malakine fera de même.

  Ils restèrent longtemps, leurs yeux en puits accrochés. Mais dans le regard de Malakine, Tsantsao n’y vit que l’obscurité et dans celui de Tsantsao, Malakine n’y vit que le vide. Et ce vide avait atteint Malakine.

  Il appela la terrible figure. Elle vint mais pas pour lui et Malakine n’eut pas besoin de la supplier. Elle l’attendit quelques nuits dans l’âtre. La mort l’amena dans son néant et prit congé de ce temps-là.

  Tsantsao se mit à ne plus vivre. Le douglas était plein. Tsantsao était seul. Il avait vécu de mort en mort. Il n’avait plus personne à aimer. … Le tour pendable qu’il avait fait à la mort s’était retourné contre lui.

  Et ce tour lui creusait un chemin de malheur perpétuel, un malheur hors du temps.

La mort finissait de se venger. Et elle avait tout son temps

 

 LE TEMPS ARRÊTÉ

 Et justement le temps passa sauf pour Tsantsao. Ce fut pour lui, le temps du temps perdu,. Et ce temps-là dura cent ans.Et il lui fallu cent ans pour comprendre.

  Il passa à côté des marques du progrès. On connut les cousues, les rasoirs et briquets jetables, les deux deuch quatcholes et DS, la télé, seul endroit où les marchands de raisonnement survécurent. On supprima les isoloirs à conversations et les villagisants transformés en cabines téléphoniques se mirent à pianoter en marchant. Le vocabulaire et la syntaxe en furent drôlement épurés. La poésie perdura en quelques lambeaux dévoyés sur les panneaux publicitaires. On s’individualisa et grâce à Internet on put se connaître avant de se découvrir.  On attacha des pastilles aux oreilles pour du rock psychédélique, du hard et de la world music. Ailleurs on se prit pour Dieu, clone de brebis par çi, OGN par là. Les églises se vidèrent, les stades se remplirent.

  Il fut indifférent à la transformation du village. Celui-ci après une période d’exode rural se repeupla de rurbains élastiques, élastique qui s’étirait le matin jusqu’à la ville et se repliait le soir. Girmandel s’urbanisa fut macadamisée, bordée de trottoir. Plus tard, on redonnera au centre son caractère authentique tout en l’aseptisant. Tsantsao revint mécanique longtemps vers le monticule blanc, jusqu’au jour où le projet « cœur de village » nivela l’endroit. La forge de Ferran transformée en maison du souvenir, accueillit les photos d’antan. On y rangea le tromblon à plumes et les sabots d’argent … Là-haut, on raisonna le paysage. Des arbres pressés d’en finir et aux troncs lisses, colorèrent la montagne d’un vert sombre et uni en remplaçant les feuillus qui, il est vrai poussaient en désordre et sans rapport. Les oryx géants en disparurent de dépit.  N’ayant plus personne à maltraiter pour les uns, plus personne à qui faire part de leurs mauvaises foi pour les autres, les aigles facteurs et les geais parleurs ne tardèrent pas eux-aussi à migrer définitivement. Le réveil hibou perdit toutes ses fleurs, en devint oublieux de l’heure avant de s’assoupir un jour éternellement faisant ainsi pour Tsantsao perdre au temps sa mesure.

   Le monde de Tsantsao disparaissait mais il n’en était plus. Lorsqu’ils le croisaient, ceux qui le reconnaissaient, ceux qu’il n’étonnaient pas de ses vibrisses, de son chapeau girolle à l’envers, de sa pipe géante et de ses bulles étaient déjà chenus, tremblants et l’avaient connu du temps de leur enfance. Ceux-là finirent par éteindre leurs bougies chez eux. Ce furent les derniers. Par la suite, les vieux oublieront d’allumer la lumière dans des mouroirs de retraite où ils ne manqueront de rien.

   Puis on l’assimila à un vieil original ermite étrange et surtout inquiétant. Les bulles qui sortaient par inadvertance de sa pipe n’enchantaient plus. Au contraire on les soupçonna d’être les symptômes d’une maladie, sûrement contagieuse. On interdit aux enfants de le regarder et on l’évita. Cette habitude perdura et on finit par ne plus le voir. Lorsque son image atteignait le fond d’une rétine, elle ne s’y imprimait pas. Tsantsao dans son insignifiance, s’effaça alors du décor.

   Sourd et aveugle à l’entour quotidien, sa solitude majuscule et le vide qui l’habitait lui étaient devenus habitude. Jusqu’au jour où même les biches l’évitèrent, jusqu’au jour où les bulles qu’il leur envoyait les firent fuir. C’est ce jour-là que son exil chez lui que son exil en lui que son néant lui apparut insupportable, insurmontable… invivable.

   N’étant plus rien pour personne, il avait perdu toute raison de vivre.

   Il appela ça le désespoir.

   La mort avait fini de se venger. Il ne l’appela pas. Il savait que c’était inutile.

   Prisonnier de la vie, il n’avait plus sa place dans ce monde et il s’était fermé la porte de l’autre. Alors sans personne à aimer, sans personne pour l’aimer, il se saisit de son bâton lierré, mit son sac de chasse sur l’épaule gauche, ne fit aucune photo de ses yeux vides et prit congé de leur temps-là.

   Il quitta le nord de l’été et partit à la recherche de la mort.

 

Tsantsao avait enfin compris

que l’on ne peut pas vivre sans mourir.

 

 


 

 

 Résumé du futur

à ne lire que si on est pressé

 Les premiers jours, Tsantsao resta un peu inquiet, un peu sur le qui vive. Puis le souvenir de la silhouette noire, sans disparaître tout à fait s’estompa et il redevint le joyeux chapôtre que tout le monde appréciait.

Et le temps passa.

La jolie Djamilane vieillit. Sans jamais perdre sa lumière, elle se recroquevilla de plus en plus jusqu’à ce matin de l’adieu où elle rentra définitivement en sa coquille. Elle mourut sans avoir compris ce qui s’était vraiment passé.

Les amis de Tsantsao le consolèrent et comblèrent quelque peu le vide, mais eux aussi, un par un rencontrèrent la mort et sa terrible figure.

Les enfants grandirent, se marièrent eurent pour certains des enfants et oublièrent à leur tour d’allumer la lumière.

Et ainsi en fut des petits enfants, de leurs enfants, des enfants de leurs enfants ...

Si bien qu’un jour, Tsantsao, s’aperçut qu’il était redevenu seul, complètement seul, définitivement seul.

Il s’aperçut que tous les gens qu’il connaissait étaient morts, il s’aperçut qu’il n’intéressait pas les vivants, que plus personne ne connaissait le vieux de la colline, qu’il n’était plus rien pour personne et qu’il n’aimait plus personne. Il s’aperçut qu’il vivait avec les morts.

Alors sans personne à aimer, et donc sans raison de vivre, il prit son bâton lierré, mit son sac de chasse sur l’épaule gauche et partit à la recherche de la mort.

 

Tsantsao avait enfin compris que 

l’on ne peut pas vivre sans mourir. 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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